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"L’amour sous algorithme" : description juste, interprétation à côté de la plaque ?
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Mauvais Match

Le livre "L'amour sous algorithme" de Judith Duportail critique la marchandisation de l'amour sur Tinder en omettant de dire que c'est un pur produit des comportements amoureux modernes.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Dans L'Amour sous algorithme, Judith Duportail décrit le fonctionnement de Tinder et notamment la manière dont l'algorithme du géant de la rencontre sélectionne les bons profils et met à l'écart les mauvais sur des critères spécifiques. Qu'en est-il réellement ? Quels sont ces critères ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Pour vous répondre, je vais reprendre le propos de Judith Duportail que vous citez, puisque le fonctionnement de cet algorithme n’est pas communiqué publiquement.

Selon l’autrice de L’Amour sous algorithme, ces critères sont l’âge, le niveau d’études, le niveau de revenus, le QI (évalué selon des tests de linguistique analysant le contenu des messages postés), la localisation géographique, ainsi que les centres d’intérêt communs.

Si l’on suit la journaliste, ces critères sont obtenus à partir de l’analyse des données personnelles des utilisateurs : heures et lieux de connexion, contenu des conversations, compte Facebook, limites d’âge appliquées aux recherches, lieu de travail, niveau diplôme, photos Instagram.

Judith Duportail blâme l'application pour une raison principale : l'injustice du système, qui empêcherait les utilisateurs moins désirables selon l'algorithme (donc moins riches, moins intelligents et moins beaux), d'apparaître dans les résultats de recherche et donc de trouver un partenaire. Avec l'apparition des sites de rencontre, a-t-on vraiment assisté à une accentuation de l'endogamie ou ces sites ont-ils au contraire participé à lever les barrières sociales de l'amour ?

Pour vous répondre, je vais m’appuyer en grande partie sur le livre de Marie Bergström, sociologue à l’Ined, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, paru le 14 mars dernier aux éditions La Découverte.   

D'après Marie Bergström, tout dépend de la trajectoire biographique des utilisateurs et de la place sociale qu’ils occupent déjà. En effet, les personnes en phase d’ascension sociale ou de déclassement vont rechercher davantage des partenaires en fonction de critères liés au niveau d’études ou à la profession. Pour elles, le statut social du partenaire potentiel est important, car il fera partie de la caractérisation de leur propre statut social. En revanche, les utilisateurs dont le statut social est considéré comme un acquis dont découle un certain mode de vie vont avoir un rapport au monde qui relève d’une sorte d’évidence. Ils ne questionneront donc pas leur place dans la société et s’envisageront nettement moins comme ayant à la justifier, de sorte que leurs critères seront moins explicitement spécifiés à l’avance. Ils expliqueront qu’en consultant les profils, ils sont sensibles à la personnalité, à la qualité de la relation que l’on peut avoir avec le partenaire potentiel. Cependant, lorsque la phase de consultation des profils est dépassée et que l’on arrive à celle de l’échange par écrit, la sélection selon le niveau d’études et le bagage culturel intervient bel et bien à travers le rapport à l’orthographe et aux références culturelles. En effet, les mieux dotés en capital culturel vont envisager le rapport à la maîtrise de la langue et à la culture comme une évidence et s’attendront donc à la retrouver chez les partenaires potentiels. Quand cette maîtrise est absente, il est rare que l’échange écrit se prolonge, et encore moins qu’il débouche sur une rencontre de visu. Cela dit, ce n’est pas impossible non plus. Certains utilisateurs racontent qu’ils ont trouvé telle personne touchante, attachante, et ont eu envie de la rencontrer. Dans ce genre de cas, si la rencontre débouche sur une relation, cette dernière rencontrera une autre épreuve : la présentation aux amis et à la famille, où les critères de rapport à la culture entreront à nouveau en ligne de compte.

On reproche surtout à Tinder d'être responsable de cette marchandisation de l'amour contraire à l'idéal romantique. N'est-ce pas blâmer Tinder pour ce qui est ou bien banal (toutes les relations amoureuses proviennent d'une évaluation sur des critères objectifs) ou bien un phénomène actuel que l'application ne fait que révéler : l'apparition d'une société en silo où les gens se rencontrent moins et s'évaluent de plus en plus sur des critères objectifs ? Les utilisateurs de Tinder n'ont-ils pas déjà validé, en utilisant l'application, cette marchandisation ?

Ah la fameuse tension entre marchandisation et amour romantique… On adressait déjà les mêmes critiques aux annonces et aux agences matrimoniales au début du 20ème siècle.

Afin de comprendre pourquoi cette tension existe et perdure de façon aussi forte, il faut revenir sur l’apparition des services proposant de rencontrer un partenaire de vie et ce qui en est à l’origine. À cet égard, le livre récemment paru de Marie Bergström s’avère particulièrement éclairant. Il explique en effet qu’il convient de remonter à la deuxième moitié du 19ème siècle, où l’industrialisation et l’urbanisation donnent une certaine indépendance vis-à-vis du milieu d’origine. Les conjoints se rencontrent alors moins dans l’univers immédiat que par le passé, et les mariages sont nettement moins le fruit de rencontres arrangées par les familles. Les partenaires doivent ainsi se rencontrer par eux-mêmes, ce qui donne un nouveau statut à la rencontre et au lien conjugal. D’un côté, on les investit fortement des codes de l’amour romantique : la rencontre doit être le fruit du hasard, à la fois une évidence et un choc qui viennent bouleverser la vie. Dans le même temps, elle devient la responsabilité des futurs partenaires, ce qui permet au marché de la rencontre aidée de se développer. Cependant, ces services, nés des modifications de conditions de la rencontre, entrent en contradiction avec l’imaginaire et les normes dont elle est investie. On la veut fortuite, et ces services la proposent comme étant provoquée. D’où des débats normatifs et éthiques sur ce que devrait être l’amour accompagnant l’évolution de ces services au cours du temps, dont l’apparition des sites de rencontres.  

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