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La délicate mission des centres de préventions de la radicalisation et leurs moyens d’action
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

Bonnes feuilles

Gérald Bronner publie "Déchéance de rationalité" chez Grasset. Ce livre propose de comprendre notre impuissance contemporaine face à ce que beaucoup appellent la post truth society. Gérald Bronner a rencontré les jeunes du premier centre de "déradicalisation" français à Beaumont-en-Véron. Comment « rendre à la raison » de jeunes gens qui ne sont pas malades en général, mais fanatiques ? Extrait 1/2.

Gérald Bronner

Gérald Bronner

Gérald Bronner est sociologue, spécialiste des questions relatives aux peurs collectives. Il est membre de l'Académie des technologies, et enseigne à l'université Paris 7.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont les plus récents sont : L'inquiétant principe de précaution (2010), La démocratie des crédules (2013) et La planète des hommes - réenchanter le risque (2014).

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Voilà donc que nous étions attablés dans le bureau du préfet pour évoquer la question essentielle de la radicalisation et de sa prévention. C’était la première fois que j’entendais parler de l’existence de ce projet de centre et même de plusieurs centres car à l’origine il était question d’en créer un par région. Pierre N’Gahane, en évoquant ces centres, introduisit son propos en expliquant qu’il était prêt à « prendre le risque ». Il exposa sa vision du problème de la radicalisation islamique en récitant un peu parfois ce qui paraîssait être une fiche Wikipedia. Il avait déjà pas mal consulté avant notre rencontre : Fethi Benslama, par exemple, mon collègue de Paris 7 qui développait en psychanalyste la thèse du « surmusulman », une sorte d’injonction permanente faite aux musulmans d’être dans l’exhibition d’une forme de pureté ostentatoire de la foi, ou encore Farhad Khosrokhavar, un collègue de l’EHESS qui était un des pionniers des recherches sur la radicalisation islamique en France. Il avait notamment interviewé des djihadistes incarcérés au début des années 2000 pour leurs liens avec le réseau Al-Qaïda. Je n’étais certes pas le premier, loin de là, à avoir été consulté sur ces questions.

Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les animateurs du CIPDR ne savaient pas encore exactement quoi faire. Ils voulaient faire quelque chose, prétendaient vouloir le faire vite, mais rien de cohérent n’avait vraiment émergé de toutes ces rencontres. Voilà ce que je compris lors de ce premier échange. Certains avaient d’ores et déjà accepté de participer à l’aventure. C’était le cas de Fethi Benslama et des membres de son équipe, notamment Thierry Lamotte, qui animerait des ateliers d’écriture et de théâtre pour cerner un peu mieux les enjeux identitaires des bénéficiaires. J’aurais l’occasion d’échanger avec les divers participants à ce projet et notamment de mettre en cohérence les informations que nous pouvions recueillir lors de nos interventions. D’autres avaient décliné l’offre de Pierre N’Gahane. Je ne savais pas encore à ce moment-là dans quel camp j’allais me ranger. Une chose m’inquiétait prioritairement dans les jours qui ont suivi cette première entrevue : dans ce grand pays qu’est la France, qui a une tradition d’excellence scientifique reconnue, n’avait-on pas trouvé d’individus plus compétents que nous pour établir les bases d’un programme de prévention de la radicalité ? Je connaissais bien les travaux de mes collègues et ils m’inspiraient du respect, mais ni eux ni moi ne me paraissaient avoir posé les bases solides de l’ingénierie psycho- sociologique nécessaire à l’exécution d’un tel programme ! 

En sortant du ministère des Outre-mer je n’avais pris aucun engagement, j’ai dit au préfet que j’allais réfléchir. La vérité était que je devais compulser la littérature scientifique sur ce sujet. Depuis longtemps on se posait la question de la pérennité des croyances. Est-il possible de convaincre quelqu’un qu’il se trompe lorsque cette erreur est l’expression d’une croyance à laquelle il tient ? C’est une question essentielle évidemment car si la radicalisation est un phénomène éminemment multifactoriel où se mêle la complexité des parcours individuels, des blessures personnelles ou identitaires, il n’en reste pas moins que le socle narratif, en l’occurrence l’idéologie djihadiste, est un facteur causal évident du passage à l’acte violent. Avant de compulser cette littérature, et parce que mon objet d’étude depuis plus de vingt ans portait justement sur les croyances, je savais que c’était là un des noyaux durs du problème. Un croyant peut endosser une croyance pour toute une série de raisons, il ne l’abandonnera pas pour autant si vous lui montrez une à une que ces raisons sont mauvaises. C’est là quelque chose qui a beaucoup été exploré à travers la théorie de la dissonance cognitive et les milliers d’expérimentations qui, en psychologie, ont démontré la puissance de cette loi. Le cerveau mobilise des ressources impressionnantes pour ne pas renoncer à son système de représentation. Il est capable de n’aller chercher que des informations qui vont affermir sa croyance, de ne mémoriser que les éléments qui lui seront favorables, d’oublier et de transformer tous les faits qui pourraient l’affaiblir, de discréditer tous ceux qui tenteraient de lui opposer des contre-arguments… L’empire des croyances est une citadelle presque imprenable en un temps bref. En réunissant des dizaines d’heures d’entretiens, la sociologue Romy Sauvayre a pu conclure qu’il fallait entre six et huit ans à un membre d’une secte, à partir de l’apparition de ses premiers doutes, pour en sortir. Mais en lisant et relisant l’ouvrage qu’elle a tiré de ce remarquable travail, on ne trouve guère de piste pour inventer une façon technique de résoudre le problème. Si ce n’est peut-être que le déclencheur de la « désadhésion » vient souvent d’une déception affective que le disciple peut ressentir par rapport à l’attitude du leader du mouvement. C’est d’ailleurs sur ce point que le CPDSI (Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam) de Dounia Bouzar insiste dans ses rapports publics. Le point crucial pour faire revenir à la tempérance un esprit radicalisé serait, si l’on en croit par exemple un article récent qu’elle a cosigné, de déconstruire l’embrigadement relationnel en réassociant le parcours de l’individu avec certains éléments émotionnellement forts de son passé : « Il s’agit de le faire retourner dans une histoire où il se sentait en sécurité, avant de recevoir les émotions anxiogènes des djihadistes. Pour cela, les parents remettent en scène des “petits riens de la vie quotidienne”, a priori négligeables, qui pourraient provoquer une remontée émotionnelle totalement inconsciente et réflexive chez leur enfant en lui rappelant quelque chose de son passé non atteint par l’embrigadement. »

Ce n’est pas ce type de pistes que j’avais décidé de suivre, mais cette approche émotionnelle me paraissait non seulement intéressante mais encore complémentaire de ce que nous finirions par mettre en place à Beaumonten-Véron. Cependant, déjà à cette époque, on me fit comprendre que les rapports entre le CPDSI et les décideurs politiques n’étaient plus au beau fixe. Par la suite, je dois dire que les choix de Dounia Bouzar m’ont un peu déconcerté, en particulier cette idée de s’associer si ouvertement avec Farid Benyettou, l’« émir des ButtesChaumont », mentor des frères Kouachi. Benyettou était à la tête d’une filière de recrutement à Paris dont le but était d’envoyer des combattants dans les rangs d’Al-Qaïda en Irak. Il fut condamné à six ans de prison pour ces activités et est ressorti en 2009. Redevenu libre, il rompt peu à peu avec ses anciennes passions fanatiques et déclare même publiquement avoir abjuré son idéologie djihadiste. Bien entendu, il est difficile d’évaluer sa sincérité. Son cas n’est pourtant pas unique, bien souvent les repentis ont pu servir utilement la cause du désendoctrinement. C’est le cas, par exemple, d’Hassan Butt, un ancien zélote de la violence islamiste en Grande-Bretagne et de beaucoup d’autres. Le parcours des repentis peut parfois servir de levier pour que des jeunes gens sur le sentier de la radicalisation prennent de la distance par rapport à leur engagement. Il est sans doute plus facile de s’identifier au parcours de ceux dont ils ont suivi les traces à condition qu’ils ne les repoussent pas a priori comme des traîtres. Il n’y a donc rien d’inadmissible dans la démarche de Dounia Bouzar, mais fallait-il pousser ce rapprochement jusqu’à cosigner un livre avec Farid Benyettou ? Fallait-il vraiment que ce livre paraisse en janvier 2017, date anniversaire des attentats de Charlie Hebdo ? 

En parcourant les rapports du CPDSI, je découvris que leur stratégie émotionnelle se fondait parfois sur un guet-apens tendu aux jeunes, selon les termes de Dounia Bouzar elle-même. Il s’agissait de les prendre par surprise et de les confronter à un effet « madeleine de Proust ». Le programme que je conçus n’aurait pas besoin d’une telle duplicité, je dirais dès le début, dès la première minute, ce que je comptais faire avec ces jeunes. Dans le contexte d’un centre comme celui de Pontourny, il eût été contre-productif de miser sur un effet de surprise, les bénéficiaires connaîtraient parfaitement les raisons de leur présence.

Extrait de "Déchéance de rationnalité", de Gérald Bronner, publié chez Grasset

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