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Yann Raison du Cleuziou : La crise qui frappe l’Eglise est paradoxalement le moteur de la contre-révolution catholique qui irrigue le champ politique français
©Reuters

Catholiques conservateurs

Le texte de Benoît XVI a révélé l'existence d'une pensée "observante" au sein du catholicisme, la même qui ont conduit les catholiques français à s'engager en politique, notamment lors de la manif pour tous. Un entretien avec l'auteur d' "Une Contre-Révolution Catholique" aux éditions du Seuil.

Yann  Raison du Cleuziou

Yann Raison du Cleuziou

Yann Raison du Cleuziou est maître de conférences en science politique à l’université Montesquieu Bordeaux IV et membre du Centre Émile Durkheim (UMR CNRS 5116). Sa thèse sur les transformations de la vie religieuse dans l’Ordre dominicain entre l’après-guerre et la fin des années 1970 a reçu le Prix Richelieu en science politique de la Chancellerie des universités de Paris en 2009. Ses recherches actuelles portent sur les mobilisations politiques dans le monde rural, la politisation des pratiques religieuses et l’histoire contemporaine de l’Église catholique.

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Atlantico : Le pape émérite Benoit XVI, dont la parole est rare, a publié un long texte pour contribuer au débat interne qui anime l'Eglise sur la "crise de la foi et de l'Eglise" à la suite de la "diffusion de la nouvelle choquante des abus commis par des religieux sur des mineurs". La première partie de son papier montre que cette crise trouve ses sources dans la crise de la théologie morale qui a secoué l'Eglise à partir des années 70. Cette analyse a été reçue de façon fort différente en France selon les médias et autres relais importants du catholicisme. La réception de ce texte n'est-il pas un exemple "la revanche des observants" que vous décrivez dans votre livre ?

Yann Raison du Cleuziou : Dans mon livre Qui sont les cathos aujourd’hui ? (Desclée de Brouwer, 2014), j’ai montré que les catholiques ne partagent pas la même interprétation de la crise qu’ils traversent. Ceux que je qualifie de « conciliaires » pensent que la cause en est l’encyclique Humanae Vitae publiée par Paul VI en juin 1968 puis la focalisation de Jean-Paul II sur la morale sexuelle ; pour les catholiques conservateurs que je qualifie d’« observants », c’est la pastorale post-conciliaire et la rupture avec la tradition qu’elle provoque qui est la cause de la crise. Et il y a encore bien d’autres interprétations… Le pape Benoit XVI est particulièrement apprécié par les catholiques conservateurs.Dans le texte sur les abus sexuels que vous citez, son argumentation rejoint en effet leur analyse sur deux points. Tout d’abord il considère que l’Eglise s’est affaiblie de l’intérieur dans les années 1960. Il remet en cause la « conciliarité » au sein de l’épiscopat, c’est-à-dire non pas le respect du concile Vatican II, mais le désir de rompre avec tout ce qui précède pour mieux s’intégrer au monde. Sur ce point, il est tout à fait en phase avec la pensée des observants. Ces derniers considèrent que l'Eglise est en crise depuis les années 60 en raison de ce que Jacques Maritain a appelé « les agenouillements devant le monde » dans son livre Le Paysan de la Garonne (1966).Ensuite, le pape émerite considère que cet état d’esprit aurait rendu l’Eglise poreuse aux valeurs ambiantes et surtout à la révolution anthropologique qu’a été Mai 68. Le pape prend l’exemple de l’effondrement de la théologie morale à cette période comme illustration de cette subversion. Désarmé par les sciences sociales et psychologiques, le clergé se serait trouvé sans ressources intellectuelles pour résister à la permissivité sexuelle ambiante. Pour le pape émérite, Mai 68 est la cause de la décadence de la société et de l'Eglise. Là encore, il rejoint les thèses des catholiques conservateurs et de ce que Serge Audier appelle « la pensée anti-68 » qui se diffuse à partir de 1998 avec des auteurs aussi différents que Michel Houellebecq ou Tony Anatrella.

Pour Benoit XVI la crise des abus sexuels ne serait que la conséquence interne d'une décadence externe. Par conséquent, il affirme que la réforme la plus nécessaire est la conversion, ou encore la restauration d’une pratique exigeante de la foi catholique. La sortie de la crise ne peut donc se faire par un ajustement supplémentaire de l’Eglise aux valeurs séculières, par exemple en renonçant au célibat sacerdotal. Sa réflexion sur les faiblesses du droit canonique s’inscrit dans cette logique. Il dénonce l’absence de protection spécifique de la foi des fidèles. Et pour lui les abus sexuels sont d’autant plus graves qu’ils la détruisent. En définitive, les catholiques conservateurs concluent la plupart de leurs analyses de la même manière : l’Eglise va mal parce que les catholiques n’osent plus affirmer leur différence à l’égard du monde. Leur désir de communion avec l’humanité ne serait que le prétexte fallacieux d’un abandon de leur tradition.

J’observe aussi que les controverses et les logiques de réception de ce texte montrent à quel point la base catholique est autonome des sommets épiscopaux et romains, les textes des papes ne sont diffusés que dans les réseaux qui y trouvent la confirmation de leurs convictions. Pour comprendre le fonctionnement du catholicisme, il est important de s’affranchir d’une lecture top/down souvent dominante. Dans mon livre Une contre-révolution catholique, je montre ainsi à quel point les dynamiques qui structurent le catholicisme actuel doivent plus aux laïcs qu’au pape ou au clergé.

A lire aussi : Bonne feuilles : Quand la foi vient au secours des valeurs de la République, Yann Raison du Cleuziou

En France, le creuset de cette "contre-révolution" serait selon vous la Manif pour Tous. Faut-il comprendre que le catholicisme s'est réarmé ces dernières années pour devenir à nouveau acteur dans la politique actuelle aujourd'hui ?

J’utilise le concept de « contre-révolution » dans le sens que lui a donné Joseph de Maistre : « la contre-révolution n’est pas la révolution en sens contraire, elle est le contraire de la révolution ». Cela signifie qu’elle est la perpétuation d’un ordre. Or le catholicisme français est de plus en plus influencé par ceux qui conservent la foi et parviennent à la transmettre à leurs enfants. Et ce sont les catholiques conservateurs : les « observants ». Dans un contexte de déclin de la pratique religieuse, ils gagnent en importance et ils transforment l’Eglise parce qu’ils parviennent à durer alors que les autres univers de sensibilité catholique s’épuisent. J’analyse la Manif pour tous comme la manifestation de ces transformations du rapport de force interne à l’Eglise. Ce qui m'a intéressé dans mon livre, c'est de prendre des distances avec l'analyse qui fait de la Manif pour Tous le « creuset » d'un retour des catholiques en politique. Je mobilise une histoire plus longue pour montrer que la Manif pour tous est moins une cause qu’un aboutissement de dynamiques militantes qui restaient jusqu’alors peu visibles. Cette histoire remonte jusqu'aux années 70, même si à mon avis c'est surtout à partir des années 1990 que les réseaux catholiques commencent à se réarmer politiquement. Il y a plusieurs raisons à cela. La France a franchi durant cette décennie une étape supplémentaire dans le processus de sécularisation avec les lois bioéthiques de 1995 ou l’adoption du PACS en 1999. A la même période, l’islam gagne en visibilité et en réaction s’affirme une conception plus dure de la laïcité. Les catholiques se trouvent encerclés entre toutes ces évolutions qui manifestent leur déclin.  Les catholiques conservateurs prennent conscience que le catholicisme a perdu son statut majoritaire et qu’il faut s’adapter.

A partir des années 2000, ils vont rechercher le meilleur moyen de contrer ce processus de marginalisation. Le catholicisme conservateur va alors être traversé par beaucoup de débats que je raconte. Leur enjeu est de définir la meilleure stratégie à adopter. Faut-il opter pour le lobbying ou le communautarisme?Faut-il rester dans des établissements catholiques sous-contrats de moins en moins catholiques ou créer des écoles hors-contrats plus sûres ? Est-il préférable de s'engager dans les partis de droite existants ou ne faudrait-il pas mieux créer des partis de droite spécifiques ? Faut-il opter pour une objection de conscience électorale pour ne plus se compromettre avec le relativisme moral qui résulte de la démocratie, ou privilégier de voter pour les candidats qui représentent un moindre mal ? Si la Manif pour tous a été un mouvement social si important et si puissant - et ce même s'il a échoué - cela s'explique par les 20 années d'expérience militante qui se cumulent et qui préparent ce mouvement. 

Le directeur du journal "La Vie", Jean-Pierre Denis, dans son essai récent "Un catholique s'est échappé" considère que la passe difficile que rencontre actuellement le catholicisme est une chance pour les chrétiens, qu'ils peuvent désormais retrouver leur vraie place dans la société, celle qu'ils avaient perdu jusqu'ici. Est-ce cette dynamique qui paradoxalement nourrit la logique de contre-révolution aujourd'hui à droite comme à gauche chez les catholiques ?

Dans son précédent livre, Pourquoi le christianisme fait scandale (2010), Jean-Pierre Denis se prononçait en faveur d’un positionnement contre-culturel. Dans le dernier, il fait cette fois l’apologie d’une posture attestataire. Sa singularité dans le paysage catholique vient du fait qu’il articule des éléments de langage du catholicisme conservateur avec un positionnement de gauche assumé. Il essaye de dépasser les clivages existants et de réarticuler toutes les ressources humaines qui demeurent au sein de l’Eglise et qui trop souvent se neutralisent et s’épuisent en raison d’une vaine rivalité. Sa réflexion suit une ligne cohérente. Il invite les catholiques à transformer la crise traversée en ressource de libération. Selon lui, les catholiques doivent se désinstaller, renoncer à la nostalgie de la chrétienté, pour mieux renouer avec l’essentiel de leur foi. Car il affirme qu’il y a dans la société une grande attente spirituelle à l’égard des chrétiens. A eux d’y répondre en assumant leur foi et surtout en se libérant de l’auto-censure dans laquelle ils s’enferment.

Ce raisonnement n’est pas très éloigné de celui des catholiques conservateurs. Si ces derniers ont déployé une telle créativité c’est parce qu’ils ont pris conscience que le catholicisme français était menacé par son atonie spirituelle. Depuis les années 1970, ils reprochent aux évêques de brader la foi au profit d’un humanisme sans dimension transcendante. Ils considèrent que la pastorale dominante privilégie la recherche d’un consensus mou au détriment d’une affirmation de la différence chrétienne. Ils se sont donc autonomisés des diocèses et des paroisses, sans rompre pour autant, afin de transmettre une foi moins édulcorée à leurs enfants. Et ils sont allés chercher les ressources d’un réarmement spirituel auprès des communautés nouvelles qu'elles soient charismatiques, traditionalistes ou néo-classiques (Saint Martin, Saint Jean) dans lesquelles ils trouvaient un clergé correspondant à leurs attentes. Je remarque cependant que la dynamique du catholicisme observant n’a pas pour autant de retombée en termes d’évangélisation. Car pour mieux protéger leur foi et les conditions favorables à sa transmission à leurs enfants, ils ont souvent privilégié une certaine sécession à l’égard de la société.  Ils recherchent les quartiers, les écoles, les paroisses dans lesquelles ils sont sûr de se retrouver entre-eux et donc d’échapper à ce qu’ils estiment être le délitement de la société. Le livre Le pari bénédictin de l’américain Rob Dreher (2017) a eu un grand succès parmi eux parce qu’ils sont obsédés par le contrôle de leur cadre de vie. La force des observants c’est de se perpétuer, mais ils ne sont pas en expansion et ils ont du mal à s’engager concrètement dans la mission bien qu’ils en aient l’ambition. La différence est ici frappante avec les protestants évangéliques. Pour que la contre-révolution de ces catholiques devienne une nouvelle évangélisation, il faudrait qu’ils s’échappent, comme les y invite Jean-Pierre Denis, de la peur de se mêler à des univers sociaux qu’ils ne contrôlent pas.

Pourtant, comme vous le racontez, les "observants" reviennent au centre du jeu politique. Ils ne succombent donc pas à la tentation du ghetto ?

Oui, les catholiques observants sont à la fois très prudents en ce qui concerne leur famille et ils privilégient un fonctionnement en milieu mais, pour contrer leur marginalisation sociale, ils ont aussi acquis des dispositions militantes qui les conduisent à s’engager. C’est pourquoi, alors que le catholicisme poursuit son déclin statistique et que toutes les formes de pratiques religieuses se raréfient, les catholiques sont revenus au centre du jeu politique, du moins à droite. La Manif pour tous a ainsi structuré l’opposition de droite à François Hollande ; Sens commun et les réseaux catholiques ont eu un rôle important dans la primaire de la droite et du centre en novembre 2016 puis dans la campagne présidentielle de François Fillon en 2017 ; enfin, Laurent Wauquiez est allé chercher François-Xavier Bellamy pour conduire la liste LR aux élections européennes, un scrutin capital parce que la reconstruction de LR en dépend après l’échec de la présidentielle.

Ce que je montre dans mon livre, c’est que les partisans d’un communautarisme catholique ont systématiquement été défaits par les partisans d’un redéploiement catholique dans la société. Reste que, malgré quelques avant-postes à gauche comme les Poissons Roses ou le parti Refondation, ce sont surtout les partis de droite qui ont bénéficié de leurs engagements. Parallèlement, il y a aussi un très fort engagement dans le domaine scolaire avec par exemple La Fondation pour l’école ou le réseau Espérance banlieue. Enfin, le catholicisme observant a la capacité de générer une élite intellectuelle qui se traduit dans des espaces de réflexion que sont dans des genres différents, le mouvement ICHTUS, la revue Limite ou encore les Alters-cathos.

Il est important de noter que ce redéploiement des catholiquesa pour sa plus grande part un caractère non-confessionnel. Pour reprendre une vieille distinction élaborée par Jacques Maritain, en politique les catholiques préfèrent agir en chrétien plutôt qu’en tant que chrétien. C’est ce qui explique que Christine Boutin ou Jean-Frédéric Poisson à sa suite n’aient jamais rallié qu’une minorité des catholiques sympathisants ou adhérents de LR. Quand Christine Boutin lors du débat parlementaire sur le PACS en 1999 a brandi une Bible - même si on n'est pas certain qu'il s'agissait bien d'une Bible - cela a été jugé contre-productif par une grande partie de l'électorat catholique, qui ne souhaitait pas se mobiliser au nom d’arguments confessionnels parce qu'ils savent parfaitement que ceux-ci les folklorisent. Et par ailleurs, indépendamment de la stratégie, les catholiques ont intégré les règles de la délibération démocratique et interviennent dans le débat politique au nom d'arguments qui relèvent de l'intérêt général et qui n'ont rien de confessionnel.Le succès de la Manif pour tous, de Sens Commun ou encore de François-Xavier Bellamy vient de leur refus d’instrumentaliser l’étiquette catholique et de limiter leur entreprise à la défense d’une vision chrétienne de la politique. Ils n’aiment pas la confusion du temporel et du spirituel.

Paradoxalement, actuellement, ceux qui font référence à la « défense des racines chrétiennes de la France » en politique ne sont pas d’abord des militants catholiques. Cette expression est devenue un lieu commun des populistes qui instrumentalisent le catholicisme comme une frontière culturelle qui permet d’affirmer indirectement que les musulmans ne seront jamais des Français comme les autres ou que leur culture ne sera jamais légitime en Europe. Il y a là deux phénomènes qui se croisent et se recoupent en partie, mais dont les logiques sont distinctes. Le catholicisme comme « culture majoritaire » ou « patrimoine national » est mobilisé comme frontière contre l’islam, il s’agit donc d’une nouvelle étape du processus de sécularisation puisque la symbolique religieuse (crèche en France, crucifix en Bavière, le chapelet de Matteo Salvini) se trouve subordonné à une logique politique. Et en même temps, les catholiques s’engagent en politique pour contrer les effets de leur marginalisation et mieux entraver certaines évolutions sociétales, c’est-à-dire freiner la sécularisation de la société. Ces deux dynamiques expliquent pourquoi le catholicisme semble redevenu central dans la recomposition des droites. Cela explique aussi pourquoi les catholiques sont si divisés par ce moment très particulier et complexe de leur histoire politique.

Extrait de "Une contre-révolution catholique" de Yann Raison du Cleuziou, publié aux éditions du Seuil

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