Voilà pourquoi l’Europe est un continent maudit pour la Tech <!-- --> | Atlantico.fr
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Le logo du salon CES de Las Vegas.
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©- / AFP

Licornes entravées

Les investissements dans la recherche et le développement dans le domaine des technologies en Europe ne représentent qu’un cinquième de ceux des États-Unis et la moitié de ceux de la Chine.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Face à la Silicon Valley, l’Europe est à la traîne au niveau des technologies. Comment expliquer que l’Europe n'attire pas autant de licornes ou ne connaisse pas un succès comme Nvidia ? Quelles sont les raisons économiques des difficultés européennes vis-à-vis des nouvelles technologies ?

Pierre Bentata : La première raison est principalement financière. Les infrastructures économiques, notamment quand on regarde les marchés financiers, ne sont pas du tout propices pour le développement des licornes en Europe. Il y a bien des start-ups mais dans le monde de la Tech, des produits informatiques, des produits médicaux, il faut plusieurs millions, voire plusieurs dizaines de millions à une start-up pour commencer à se développer. Il lui faudra ensuite une dizaine d'années avant de vraiment commencer potentiellement à devenir une licorne, à survivre et à se stabiliser. Or, pour cela, il faut avoir un accompagnement financier qui est très important et en acceptant au départ qu'on subit une perte sèche parce que de toute façon, l'entreprise ne va pas gagner d'argent. Les pays dans lesquels cela marche le mieux sont les pays anglo-saxons et particulièrement les Etats-Unis. Ils ont en réalité un marché de capital risqueurs qui est très fort. C'est le capital risque et ce sont les hedge funds qui vont financer la plupart du temps ces start-ups. Le secteur financier en Europe limite vraiment le poids de ces hedge funds et de ces capital risqueurs. Pour compenser ce manque, des institutions publiques sont sollicitées notamment la Banque publique d'investissement.

Le problème est que ces organisations n’ont pas les mêmes connaissances du secteur et  la même perception du risque que ces institutions financières. La BPI va financer de façon très large, avec des toutes petites sommes, un grand nombre de start-ups ou beaucoup d’entreprises innovantes. Au final, ces sociétés n'ont donc pas suffisamment de moyens pour se développer en Europe. Elles stagnent au moment où elles ont besoin de beaucoup d'argent et vont donc se vendre à la concurrence américaine.

En Europe, l'amorçage et le décollage de ces sociétés sont financés. Parmi l'ensemble des pépites potentielles, beaucoup ne vont pas survivre. Comme il va y avoir un manque de suivi pour financer celles qui arrivent ensuite, ces sociétés vont être accompagnées au salon de l'innovation à Las Vegas et elles seront aidées et valorisées pour qu’elles puissent être rachetées.

Une autre explication de l’échec européen concerne les difficultés liées au marché de l'emploi et à l'éducation. Pour développer ce genre d'entreprises, des employés très compétents et très bien formés sont nécessaires. En plus, ils sont très mal rémunérés. La plupart du temps, ces candidats vont aller tenter directement leur chance en faisant leurs études dans des universités américaines et donc ils seront directement dans l'écosystème américain. Ils vont aller travailler directement dans les gros groupes et créer des start-ups qui vont être liées à ces grandes entités. 

La troisième difficulté européenne repose sur la réglementation qui n’est pas du tout favorable au développement de licornes. Avec la mise en place du DMA, le Digital Market Act, ou le DSA, le Digital Service Act, cela crée un effet de seuil. A partir d'un certain niveau, si vous avez vraiment du succès, il y a une réglementation qui est beaucoup plus forte et qui réduit l'incitation pour les licornes à devenir grosses.

Est-ce qu’il y a des problèmes structurels ou sectoriels qui expliquent les difficultés européennes par rapport aux entreprises ? Aux Etats-Unis, il est assez simple de restructurer ces sociétés leur permettant de progresser. Pour les licornes en Europe, les licenciements peuvent prendre des années et coûter des millions. Est-ce que ce contexte explique les difficultés et les différences entre les États-Unis et l'Europe ?

En observant les éléments déterminants pour l'investissement direct, on s'aperçoit que c'est un effet qui est relativement marginal. Les entrepreneurs qui souhaitent investir scrutent la taille du marché, les consommateurs potentiels, la qualification des individus, la qualité des infrastructures techniques ou matérielles, le transport, les structures routières et ensuite ils vont regarder la difficulté potentiellement à licencier, la sévérité du code du travail et la fiscalité. Nous avons donc un désavantage par rapport à des pays qui sont plus libres de ce point de vue. Mais ce n'est pas l'élément le plus déterminant.

Quelles réformes faudrait-il mettre en place pour ne pas perdre la course à l'IA qui se joue actuellement ?

Vu que nous sommes dans un environnement où il y a du financement qui est principalement public et des restrictions et des normes liées à l’environnement, sur l'investissement privé. Il faut mettre beaucoup plus d'argent. 

Amazon est l'entreprise qui dépense le plus en recherche et développement, et presque uniquement dans l'IA et dans ces infrastructures de cloud. Ces dernières années, Amazon a investi chaque année entre 40 et 60 milliards de dollars. Pour le cas de la France dans son ensemble, nous ne sommes même pas à deux fois plus. 

Lorsqu’une entreprise représente plus de 50 % de la dépense d'un pays qui est la sixième puissance mondiale, cela permet de comprendre l'étendue du retard. S'ils dépensent autant, cela doit permettre d’innover et cela coûte énormément d'argent. 

Il faut revoir les réglementations qui sont mises en place aussi bien sur l'IA que ce qui va être lié notamment aux infrastructures. Cela concerne notamment le Digital Market Act qui empêche les grosses entreprises de racheter des petites pour élargir leur offre de services et pour les interconnecter. Tout est fait au contraire pour que l'inverse se produise. 

Les entreprises spécialisées ne seront pas capables de produire des services technologiques complémentaires ou interconnectés et qui ne seront pas capables de créer des écosystèmes globaux. Cela veut dire qu’il y aura moins de données. Il sera plus difficile de bien nourrir vos machines pour créer de l'IA. Nous sommes donc en train de créer nous mêmes une infrastructure légale qui empêche de toute façon le développement de champions européens.

Est-ce que ces difficultés d'intégration dans le marché des nouvelles technologies ou sur le financement pour les nouvelles technologies en Europe ne risquent-elles pas de s'étendre à d'autres secteurs si nous n'y prenons pas garde ?

Effectivement, c'est d'ailleurs déjà le cas notamment dans le domaine de la santé. L'arrivée des nouvelles technologies, de l’IA, via les analyses automatisées de très grosses bases de données, va permettre de passer à de la médecine prédictive et la rendre potentiellement beaucoup plus efficace. Cela va nécessiter de restructurer l'ensemble de l'écosystème hospitalier avec beaucoup plus de relations entre l'hôpital, les laboratoires, la médecine de ville. Il faut permettre aux hôpitaux de davantage se restructurer. Cela n'est possible que si on utilise les données de santé et si elles sont agrégées. Or, c'est exactement ce qu'on empêche. L’Europe est dans une situation assez schizophrénique. 

Comment relancer l'innovation sur les nouvelles technologies en Europe ? Y a-t-il des solutions miracles ?

Il n'y a pas de solutions miracles malheureusement. Il faut déréglementer nos marchés financiers. Cela veut dire qu'il faut accepter qu'il y ait plus d'instabilité, que l’on soit davantage soumis à des fonds étrangers et donc à des stratégies de spéculation, d'investissement. Il faut revoir sur le fond notre droit de la concurrence européenne. Or, ce n'est pas du tout le chemin qu'on est en train de prendre. Il faut changer notre logiciel sur ces nouvelles entreprises. La spécificité de toutes les nouvelles entreprises de la tech, c'est qu'elles ont tendance très particulière à grossir et à devenir de plus en plus énormes. Mais dans notre logiciel qui est une application de l'école de pensée de l'école de Chicago, donc très libérale, cela nous incite à considérer qu’un système qui marche bien est un système qui serait composé de plein de petites entreprises et donc les grosses entreprises sont assez mal vues. 

Aux Etats-Unis, les entreprises qui sont géantes se font concurrence les unes avec les autres et cela contribue à une vraie dynamique dans l'innovation. Google continue à être très performant car il est menacé par Apple et par Microsoft. Or, en Europe, nous essayons  d’empêcher d'avoir des Google, des Apple ou des Microsoft. Sur le fond, un vrai changement de logiciel est nécessaire sur la perception de la concurrence dans le monde numérique. 

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