Tout ce qu’on ne vous a jamais dit sur la dette (à commencer par la manière de l’effacer proprement) : le livre qui pourrait vous ébranler<!-- --> | Atlantico.fr
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Mathieu Mucherie publie « Tout ce qu'on ne vous a jamais dit sur la dette : ...à commencer par la manière de l'effacer proprement » aux éditions Eyrolles.
Mathieu Mucherie publie « Tout ce qu'on ne vous a jamais dit sur la dette : ...à commencer par la manière de l'effacer proprement » aux éditions Eyrolles.
©©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Proposition fracassante

Ne lisez ni cet entretien avec son auteur Mathieu Mucherie, ni son livre si vous tenez à vos certitudes de « bon père de famille »

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Comment vous est venue à la fois l'idée de ce livre et cette solution que vous proposez sur les dettes ?

Mathieu Mucherie : Dans les Évangiles, il est question de remise des dettes, et nous avons toute une tradition judéo-chrétienne en la matière. Toutes les sept années ou tous les cinquante ans, de manière plus ou moins inconditionnelle, il est question d’effacer les dettes, surtout lorsqu'elles n'ont plus de sens. C’est l’idée qu’au-dessus du contrat il y a le pardon. Faites-vous des amis avec l’argent trompeur. Nietzsche, dont le christianisme est douteux, parlait de la faculté positive d'oubli. Or les dettes sont structurées de telle manière qu'il n'y a pas vraiment de mécanisme de sortie, il n'y a pas de bouton « escape » pour reprendre un peu le contrôle face à la magie des intérêts composés, face aux effets boule de neige. Les mécanismes de la dette fonctionnent de manière vide et parfois absurde. On retrouve cela dans la littérature, chez Shakespeare et ailleurs ; c'est une réalité tout au long de l'histoire. Certains contrats ne peuvent tout simplement pas être honorés sans nuire à toute la société (y compris les créanciers) de manière stupide. Pourtant, il est nécessaire parfois de dire quelque chose de plus élevé, qui commande une sorte d'oubli ou de réévaluation ; en gros, c'est la différence entre une vision comptable et une vision économique plus noble, basée sur des principes de « haute connaissance » (pour parler comme Bertrand Vergely). Gérard Thoris, le premier qui a amené l’idée après la crise de 2008, se situait dans cette optique. Il faut donc trouver à un moment de la grandeur d'âme, comme cela a été fait à plusieurs reprises au XXe siècle, par exemple pour relever l’Allemagne. Cette générosité peut être extrêmement rentable.

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L'économie fonctionne à la motivation. La croissance repose sur les gains de productivité, et sur la confiance. Si nous nous retrouvons esclaves des mécanismes de la dette, les travailleurs et les entrepreneurs ne sont plus motivés et nous perdons le dynamisme. Aujourd'hui, un tiers de la dette publique est déjà intégré dans les bilans des banques centrales, une dette que je qualifierais de fantomatique, numérique et surnuméraire. Des chiffres dans un ordinateur à Francfort, mais sans collatéral, sans objet ; cela n'a plus vraiment de réalité économique. La question se pose alors de savoir ce que nous en faisons. Devons-nous l'utiliser comme objet de chantage envers les gouvernements, ou devrions-nous envisager une voie plus constructive ? C'est là que cela devient intéressant, car le bilan d'une banque centrale n'est pas un bilan ordinaire. Il est possible d'annuler tout ou partie de cette dette, une créance qu’une entité publique a vis-à-vis d’autres entités publiques, sans nuire à personne.

Mais cette idée n'émerge pas par un cheminement comptable. On y arrive en observant l'histoire, y compris l'Antiquité. Autrefois, les annulations étaient sanglantes : la guerre, la révolution, l'inflation. Aujourd'hui, nous n'allons pas effacer les dettes par le biais de l'inflation, car cela n'aurait pas de sens ; l'inflation causerait des ravages sociaux et une augmentation des taux d'intérêt. Idem pour le défaut, personne ne nous prêterait plus pendant un bon moment, et ce ne serait pas juste vis-à-vis de nos épargnants. Une approche plus simple passe par le bilan de la banque centrale, avec sa capacité à absorber des pertes importantes, sans heurts. D'accord, la banque centrale fonctionnerait en « equity negative », avec un capital négatif pendant un certain temps. Il se trouve que c'est possible, assez courant, et peu coûteux en crédibilité dans un système monétaire où de toute façon la Banque centrale est incontournable (en monopole total). Le bilan d'une banque centrale n'a pas besoin d'être équilibré à tout moment. Il n’y a pas de commissaire au compte, pas de procédure de banqueroute, pas vraiment de capital ou d’actionnariat au sens où on l’entend, pas d’agence de notation…

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Pourquoi effacer les dettes heurte-t-il autant ?

Car les gens ne réalisent pas à quel point la dynamique de la dette privée et publique a été extrêmement forte ces 40 dernières années ; ils ne comprennent pas la situation et encore moins ce qui se prépare. Ils pensent que si nous atteignons une croissance de 1%, une inflation de 2% et des taux d'intérêt relativement modérés, nous pourrons nous en sortir, cahin-caha, en roulant le fardeau sans trop de drame. Il faut prendre du recul, avoir une vue d'ensemble.

Ils assimilent immédiatement toute proposition d'effacement de dette à un mécanisme typique de l'Argentine, du Venezuela ou du Zimbabwe. Dès que vous proposez quelque chose, cela est immédiatement considéré comme totalement hétérodoxe. Mais nous évoluons dans un univers inédit, avec près d'un tiers de notre dette publique détenue par une banque centrale. Il est peut-être nécessaire de changer un peu de logiciel.

Le gros du blocage tient à l’opposition allemande, perçue comme dominante et sage selon la plupart des observateurs budgétaires et monétaires en Europe. Je ne suis pas d'accord avec cela, car tout d'abord, lorsque l'on regarde l'histoire, ce ne sont pas les Allemands qui devraient nous donner des leçons d'orthodoxie. Même dans l'histoire récente, notamment du côté de 2009, on constate qu'un certain nombre de créances douteuses des banques régionales outre-Rhin ont été transférées dans une structure ad hoc sous l’égide de la Bundesbank. Cela s'est fait rapidement, sans bruit : 600 milliards d’euros ont disparu des radars, puis des comptes (nous aurions pu procéder de même avec les dettes des pays périphériques au lieu d’entretenir une décennie des psychodrames, mais passons). Ma proposition, ce n’est pas de faire ainsi, à l’allemande, en catimini ; c'est de faire ça après en avoir discuté avec les uns et les autres, le plus largement possible. Je rêve d’une pédagogie populaire sur les questions monétaires, et d’un écosystème de la pensée critique sur toutes ces questions. 

Quel est votre diagnostic sur la dette ?

C'est l'objet de la première partie de l’ouvrage de raconter l'histoire de la dynamique de l'endettement. La réalité est qu'il existe de puissantes forces qui poussent au déficit privé et public, notamment la disparition de la croissance et, à la base, la structure même de l'État-providence. On parle de crise de l'État-providence depuis les années 70, et en 2023 on continue d'entendre parler de crise de financement de l'État-providence. Il est évident que dans une démocratie avancée, comme on dit de nos jours, réduire les dépenses publiques de façon durable est quasiment impossible. Les véritables réductions sont rares et insignifiantes. Prenons l'exemple des États-Unis et de l'Angleterre des années 80, avec Thatcher d'un côté et Reagan de l'autre. Les dépenses publiques ont à peine été stabilisées. Même dans un climat favorable au libéralisme, avec de la croissance et 4% d’inflation chaque année, il est très difficile de simplement stabiliser les dépenses par rapport au PIB. La dynamique de l'État-providence pousse toujours à obtenir davantage de droits et crée toujours un problème de financement, reporté sur les générations futures. Cela relève de l'économie politique plutôt que de la politique économique. Beaucoup de personnes dépendent de ce système, à toutes les étapes. J'entends constamment parler de nouvelles dépenses non financées, non assises sur des collatéraux économiques : sociales, climatiques, mémorielles, géopolitiques. Je constate que cela se dirige inlassablement dans cette direction, et nous ne voyons pas tout, avec la prolifération des engagements « hors bilan » (la dette implicite et la dette cachée).

La première partie de mon exposé vise à démontrer que lorsque cela dure depuis plus de 40 ans, ce n'est pas une situation conjoncturelle. Et que cela ne s'améliorera pas, dans des économies plus vieilles et plus rigides, qui sont maintenant comme incapables de réaliser des gains de productivité (en zone euro, la productivité baisse depuis plus de 4 ans ! aux USA, depuis 5 trimestres consécutifs ! et on ose parler de plein emploi !). De plus, nous n’assistons pas au retour de l'inflation, il s'agit principalement d’une hausse des coûts causée par des chocs externes, chocs qui ne nous aident pas à devenir plus riches et à rembourser nos dettes. A fortiori s’ils sont « traités » par une violente hausse des taux d’intérêt. Je ne crois de toute façon pas non plus en une inflation monétaire durablement plus élevée qui nous permettrait de résorber nos dettes. Si vous gardez tous ces éléments à l'esprit, vous vous rendez compte que nous sommes en quelque sorte destinés à vivre une situation à la japonaise, où les ratios d'endettement public augmentent ; cela peut tenir grâce aux taux d'intérêt nuls ou négatifs qui limitent le service de la dette, et encore, et ce n’est guère satisfaisant.

En d'autres termes, la dérive des finances publiques que nous connaissons se poursuit et s'aggrave, jusqu'à devenir insensée, contre-productive au sens où elle détruit les incitations, le capital et la justice. Cette dynamique n'est pas tenable, en particulier en zone euro, il vaut donc mieux prévenir que guérir, prévenir ces vilaines choses en disant : voilà, cette dynamique mortifère, peu soutenable d'un point de vue budgétaire intertemporel mais surtout paralysante et vectrice de chantages, nous allons l’enrayer, l’écrêter. Maintenant, pour éviter de nous retrouver dos au mur dans quelques années. Je présente des exemples, tels que la situation de l’Italie, où la dynamique de la dette devient absurde. Le banquier central exerce régulièrement un chantage ; s'il appuie sur un bouton, les marchés financiers réagissent immédiatement. Les élections ne servent pratiquement plus à rien.

C’est là qu’intervient votre proposition…

Cette proposition, je ne vais pas m'y attarder très longtemps car je pars du principe qu'il vaut mieux rester un peu vague : elle doit être discutée démocratiquement. Le mieux est donc de ne pas trop s'enfermer dans des modalités précises, une temporalité précise, etc. De plus, si nous annulons une partie des dettes, il faudra peut-être que certains efforts soient consentis. Sans vouloir imposer trop de conditions ni recourir au chantage, mais plutôt en termes d'incitation ; curieusement, il est parfois plus efficace de détenir une créance « morale » qu’une créance financière.

Si nous annulons une partie de la dette, il est légitime de demander quelques transformations dans la dynamique de l'État-providence. Jusqu'à présent, les réformes proposées par Bruxelles ou Francfort se limitent souvent à des mesures punitives, sans réelle incitation. Ici, nous avons une opportunité d'offrir une carotte et pas seulement du bâton. Si nous annulons une partie de votre dette, si nous ramenons vos ratios presque au niveau qu'ils avaient au moment du traité de Maastricht, nous avons une certaine légitimité à demander des changements.

Mais pour cela, il ne faut pas être trop précis. Je suis simplement qu’à un certain moment, dans un rapport quelconque, on dit qu’une grosse partie a été effacée. Ces actifs n'ont pas une grande utilité. La BCE n'avait de toute façon pas l'intention de les remettre sur le marché. Ils ont servi lors de l'achat initial, pour stabiliser la situation sur le front des anticipations d’inflation. Maintenant, nous les faisons disparaître, la BCE se retrouve avec un bilan déséquilibré pendant quelques années, entre son actif qui diminue et son passif qui continue d'augmenter je l’espère (car il faudra une détente monétaire pour faire face à la récession de 2024-2025). Mais ce déséquilibre n’a rien de grave, c’est une chose courante et sans conséquences directes. À ce stade, je ne connais pas d'autres propositions permettant de faire disparaître 3000 milliards sans qu'il y ait des perdants.

D'autres banques centrales l'ont fait par le passé, ce n'est pas du tout inflationniste, cela ne coûte rien à personne. Bien sûr, cela ne sera pas considéré comme élégant par les Allemands. En fait, il y aura bien un perdant, à savoir le banquier central à Francfort, qui se sentira quelque peu contraint et surveillé, bref moins indépendant. C’est surtout une atteinte à son orgueil, raison pour laquelle son agence de communication envoie régulièrement des salves de diversions, des contre-feux dans la presse.

Cela tombe bien car c'est précisément le cœur de ma proposition, à savoir remettre le banquier central à sa juste place. Les banques centrales sont censées travailler pour l'économie. Si l'on se réfère au Traité. Depuis 2007-2008, l'économie européenne travaille pour la Banque centrale. En quelque sorte, nous avons la possibilité de déséquilibrer son bilan afin de rétablir l'équilibre des pouvoirs en zone euro.

C'est un appétit des banquiers centraux pour la dette qui explique la situation ?

Non, le banquier central n'avait absolument pas l'envie de gonfler son bilan. Il a été réticent à mettre en place des mesures d'assouplissement quantitatif, à acquérir des actifs souverains ou corporatifs, etc. Ce n'est vraiment pas le banquier central qui est à l'origine de cela. Il a été contraint d'agir ainsi, car sinon l'euro aurait connu une destructuration moléculaire. A chaque étape il a traîné des pieds, pour dire le moins. Mais justement ce n’est pas pour rien dans les difficultés du continent sur 2008-2014, de sorte que Francfort est bien coupable d’une partie des dérives de finances publiques. Ironie du sort, on a incité à la dette en refusant de l’acheter, l’inverse de ce que pense le consensus.

La Réserve fédérale américaine a agi dès la fin de 2008, et elle a pu procéder de manière progressive. De notre côté, la BCE a résisté jusqu'en 2015, mais quand il a été nécessaire d'acheter des actifs, nous en avons acheté beaucoup. Maintenant que son bilan a atteint une certaine taille, elle souhaite continuer à faire ce qu'elle veut quand elle veut, que ce soit pour un resserrement quantitatif, c'est-à-dire réduire la taille totale de son bilan, ou pour toute autre décision. Et là, nous devons lui expliquer : écoutez, il y a des limites à votre liberté d’action vues les sommes en jeu. Rien dans le Traité ne nous empêche d'exercer une certaine pression pour un déséquilibre entre actif et passif dans les comptes de la BCE ; ce n'est interdit par aucun texte Et nous souhaitons vraiment que cela se réalise ; quitte à pratiquer une politique de la chaise vide. En bref nous devons faire l’inverse de ce que nous avons fait depuis 30 ans (armer la Banque centrale et désarmer les autres acteurs de l’économie) : aujourd’hui les missiles sont à Francfort et les pacifistes dans les capitales, ce qui n’est pas pour rien dans le sentiment général de dépossession.  

Dans la 3e partie de votre livre, vous abordez toutes les objections qui pourraient être soulevées à l'encontre de votre proposition. Vous expliquez comment y répondre. Que nous disent ces objections ? Sont-elles fondées ?

La diversité de ces objections peut donner l'impression qu'il s'agit d'une conjuration visant à empêcher le débat. Il est déjà important de noter que bon nombre de ces critiques proviennent de personnes dont les prévisions ont été massivement erronées au cours des 20 dernières années. L’historique de leurs performances soulève des doutes quant à la pertinence de leurs opinions.

Mon travail consiste à répondre de manière détaillée à chaque objection, en démontant notamment les arguments juridiques fallacieux. Il est également crucial de clarifier que ma proposition diffère des défauts de paiement observés, par exemple en Argentine. Il s'agit d'un travail de clarification nécessaire pour exposer cette idée et permettre au débat de s'ouvrir. Lorsque les conséquences du bilan de la BCE seront pleinement comprises, notamment son potentiel de chantage implicite sur les pays comme l'Italie aujourd’hui et demain la France, les gens seront plus enclins à soutenir l'idée d'exercer via son bilan une forme de pression sur la BCE.

L'une des principales objections, présente dans la plupart des critiques, est l'aléa moral. Certains soutiennent que ma proposition encouragerait les gouvernements à contracter davantage de dettes en sachant qu'elles pourraient être annulées périodiquement dans les comptes de la BCE. Il est nécessaire de se pencher sur l'aléa moral, de disséquer cette notion et de démontrer, d'une part, qu'elle est largement exagérée, et d'autre part, qu'elle doit être mise en perspective par rapport à un autre risque bien plus important, à savoir le statu quo.

Il est important de souligner ici que les États dépensent de manière organique, comme je l'ai mentionné dans la première partie. Les gouvernements sont des entités gigantesques, où les déficits sont produits de façon quasi automatique, comme les glandes secrètent des hormones. Les dépenses de l'État au sens large ne varient pas en fonction des taux d'intérêt ou du QE. Le gouvernement français accumule des déficits indépendamment de Francfort ou des marchés. Par conséquent, même en envisageant l'idée d'écrêter les dettes, il est peu probable que cela l’incite à être encore plus irresponsable. Relativisons la notion d'aléa moral car il n'y a pas véritablement ici d'acteurs opportunistes. En revanche, en annulant les dettes, il est plus légitime de demander des améliorations concrètes.

Pour autant, vous estimez qu’il ne faut pas réitérer cette stratégie trop souvent ?

Il est important que cela ne se fasse pas tous les 10 à 15 ans. Dans ce cas, l'argument de l'aléa moral deviendrait assez important. Il est donc nécessaire de trouver en amont une meilleure gouvernance budgétaire et monétaire. La remise des dettes ouvre justement un espace de discussion et permet de redistribuer les cartes. Bruxelles et Francfort n’étant plus alors des pères fouettards, cela ouvre la voie à un débat dans lequel on pourrait s'inspirer des meilleures pratiques, par exemple la Nouvelle-Zélande en matière de budget et d’évaluation. De plus, en éradiquant une partie de l'orgueil mal placé des banquiers centraux, on les replace à leur juste position. En leur demandant davantage de transparence et de responsabilité, on pourrait également envisager un changement de casting et revenir à l'idée initiale, selon laquelle les chefs de la BCE doivent être des professionnels de l'économie et de la finance.

Il convient d'être prudent dans cette 4e et dernière partie. J'admets que je me livre un peu à un discours prêchi-prêcha ; je ne sais pas si cela peut réellement fonctionner, j’idéalise peut-être la situation. Dans cette partie, je pars du principe qu'il existe un espace de discussion lorsque l'on se montre large et généreux. Je ne sais pas par quel mécanisme précis en dehors de l’obligation morale, mais à partir de là nous pourrions tenter d'obtenir quelques avancées intéressantes. Je propose quelques idées même s’il est peu probable qu’elles se réalisent exactement comme je le suggère ; elles contribueraient à éviter la reconstitution d'une dette insoutenable et à établir un système plus démocratique, plus transparent. À mon sens, l'évaluation des politiques publiques est essentielle, c'est même l'un des droits de l'homme (article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen).

Dans cette quatrième partie, j'explique donc ce qui constituerait une bonne politique budgétaire et une bonne politique monétaire. Dans ce cas, la question de l'aléa moral se pose, mais elle est relativement atténuée par les avancées que nous pourrions obtenir. Il existe toujours un risque que la demande d'annulation se reproduise, mais je pense que l'intérêt de cette démarche ne réside pas seulement dans l’acte en lui-même, mais dans le fait qu'elle met en lumière le rôle de la politique monétaire et le rôle de la Banque centrale. Il n'est pas normal que des décisions aussi importantes soient prises par une vingtaine de personnes non élues et non responsables devant quiconque, et de plus en plus rarement spécialisées en politique monétaire. Mettre en lumière cette situation baroque est déjà en soi quelque chose d'essentiel, car sinon nous risquons de nous préoccuper de questions mineures, de sujets insignifiants tout en négligeant l'énorme enjeu qui consiste à gérer des trillions d'actifs qui pèsent sur le système. La plupart des propositions visant à démocratiser le débat public se concentrent presque exclusivement sur des enjeux mineurs. Ma proposition touche une zone sensible, on se rapproche de la dernière porte du château de Barbe-Bleue ; c’est bien pourquoi elle fait l’objet d’une opposition très nourrie.

Quels sont les limites de votre proposition ?

Ma proposition résoudrait certains problèmes nominaux car elle correspondrait clairement à un signal de détente monétaire. Elle s'accompagnerait logiquement d'une politique de taux d'intérêt et de taux de changes différente de celle que nous avons eu ces dernières années. Cela irait de pair avec un rééquilibrage de l'euro aujourd’hui trop cher. Cette proposition enverrait un message nettement accommodant. Cependant, elle ne changerait pas grand-chose dans les domaines structurels, car ce n'est pas son objectif. Comme le dit l'expression, la plus jolie fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Une proposition légale, intéressante, « à l’échelle » et potentiellement bénéfique, mais qui ne changera pas radicalement le taux de natalité, le climat, la dégradation des relations entre hommes et femmes, la bureaucratisation des entreprises… 

Elle pourrait contribuer à réduire le risque de crise financière, évitant ainsi une descente économique régulière tous les 10 ou 15 ans. Elle pourrait ainsi ralentir la trajectoire de baisse de la croissance, mais elle ne stimulera pas directement la croissance potentielle. Ce n'est pas une mesure qui améliorera la formation des travailleurs européens. Cependant, si les trajectoires de dette sont plus soutenables, cela pourrait envoyer un signal positif qui, espérons-le, découragera moins les individus. Cela ne modifiera pas fondamentalement les variables réelles mais nous allons changer deux choses essentielles : soutenir les variables nominales, ce qui est crucial dans une ère de "japonisation" et prévenir des drames, des chantages. Nous aurons enfin un levier pour engager un débat avec la Banque centrale, évaluer ses actions et la remettre en question. Cela réduira la marge de chantage dont elle dispose. C'est un message fort envoyé envers l'indépendance maximaliste de la BCE, envers la conception allemande de la Banque centrale.

Cette proposition a peu de chance de passer. Pourquoi alors s’acharner ?

Lorsque l'on discute de cette proposition, on constate qu'il y a peu d'objections valables sur le fond, à part l'objection persistante liée à l'aléa moral (souvent utilisée comme prétexte par ceux qui ne veulent rien changer). La principale raison pour laquelle cela ne se fera probablement pas, c'est que même lorsque vous proposez quelque chose qui est très documenté et qui présente un rapport risque-rendement satisfaisant, cela ne se concrétise pas en Europe…

Pour répondre à votre question, les objections ici sont d'ordre psychologique. L'opposition de l'Allemagne, pour appeler un chat un chat. Malheureusement, il n'y a aucune volonté en France de se confronter à l'Allemagne, même lorsque nous avons de solides arguments dans des domaines importants comme le nucléaire nous ne le faisons pas vraiment, ou pas longtemps. Nous sommes peu désireux de faire fléchir l'Allemagne dans un domaine monétaire où ils ont une forte emprise psychologique, et où nous souffrons d'un complexe d'infériorité.

Aux États-Unis, il y a plus de chances que cela se réalise, bien que Biden ait avancé n’importe comment sur la question de la dette étudiante. Sa proposition était la pire possible, car elle consistait à annuler la dette des futurs riches avec l'argent des pauvres actuels ; une véritable monstruosité. Si j'emprunte 200 000 $ pour étudier à Harvard en médecine, sachant que je vais probablement gagner 300 000 $ par an pendant les 25 prochaines années, il n’est pas très juste que les ouvriers actuels paient pour cela. Biden a utilisé le thème de la remise pour courtiser son électorat étudiant et enseignant (ils votent tous pour les démocrates), mais sans passer par le bilan de la banque centrale. Ma proposition est bien plus équitable et n'a rien à voir ; elle touche l'ensemble de l'économie, forfaitairement. Espérons qu’elle n’a pas été trop décrédibilisée outre-Atlantique.

Il n'y a plus aucun adulte responsable en matière de finances publiques à Washington et cela fait déjà 20 ans que ça dure. Nous en sommes à une dette publique de 33 000 milliards de dollars. Cela s'appelle clairement une dérive quand on se souvient qu’en 2000 le débat était celui autour du danger d’une disparition de la dette américaine. Et tout cela, ce n'est que la partie officielle, ce n’est pas la dette hors bilan. Il ne reste plus qu’à prier pour qu’ils baissent les taux, ce qui à terme n’est pas une position de politique monétaire très équilibrée.

Donc je ne me fais pas d'illusions à court terme, mais comme je pense réellement que c'est une proposition pertinente et assez inévitable à terme, la question devient : à quel moment pourrait-elle redevenir d'actualité brulante ? Eh bien, peut-être plus tôt qu'on ne le pense, car comme je l'ai mentionné au départ, la viabilité des dynamiques actuelles est très incertaine. Nous sommes supposément en train de nous diriger en France vers un déficit de 3% du PIB en 2027, mais j'ai des doutes. Nous sommes actuellement à -5%, et les deux prochaines années ne verront pas de croissance. Ensuite, réduire le ratio déficit/PIB va être assez compliqué, dans les deux années qui précèdent une élection générale où ils distribueront des largesses pour essayer de contrer Mélenchon d'un côté et Le Pen de l'autre. Donc, je suppose que nous serons encore à environ 5% de déficit public en 2027, et encore si tout se passe bien. Facturez ces déficits à 4% (parce que la BCE prétend pouvoir maintenir longtemps ses taux à ce niveau, on verra…), et vous réaliserez vite à quel point c’est l’impasse.

Lorsqu'on est dans un tel état de vulnérabilité, cela peut prendre 20 ans, mais cela peut aussi prendre 20 jours, on ne sait pas. Par exemple, prenez le cas du 1er juin, où aux États-Unis ils sont censés parvenir à un accord sur le « debt-ceiling ». Si un accord n'est pas trouvé, quelques semaines plus tard, il peut y avoir un défaut technique sur la dette US, chose que l'on pensait réservée au Salvador ou au Guatemala. Bon, ce n'est pas que cela va se produire, mais les désaccords entre républicains et démocrates sont si profonds qu'un problème au fin fond d’une négociation pourrait un jour créer un Armageddon financier global. Dans un tel scénario, ne serait-il pas prudent d'envisager de jouer sur la taille du bilan de la Réserve fédérale plutôt que de se faire peur chaque année au bord du gouffre ?

Ce dont j'ai le plus peur, c'est qu'on le fasse, que l’on efface mais sans le dire. En catimini. C'est beaucoup moins bien. Idéalement, on met les gens autour d'une table, on en discute, on met la lumière dessus, on fait de la pédagogie. Sinon ça sera un événement discrétionnaire de plus décidé par un banquier central en fonction de son agenda ; et cela deviendrait alors peut-être une pratique régulière, justement ce que nos opposants redoutent le plus.

Retrouvez deux extraits du livre de Mathieu Mucherie publiés sur Atlantico : 

L’appétit des banques centrales pour la dette a-t-il des limites ?

Poids de la dette : le prix de l’Autruche d’or est une nouvelle fois attribué à… la France 

Mathieu Mucherie publie « Tout ce qu'on ne vous a jamais dit sur la dette : ... à commencer par la manière de l'effacer proprement » aux éditions Eyrolles

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