Quand Le Monde se noie intellectuellement dans son allergie au libéralisme et à l’économie de marché<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Monde présente le libéralisme économique comme une simple foi théologique
Le Monde présente le libéralisme économique comme une simple foi théologique
©FRED TANNEAU / AFP

Quotidien de référence… de quoi ?

Le Monde présente le libéralisme économique comme une foi théologique qui ne repose sur rien de rationnel et lui ôte donc toute crédibilité scientifique.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Dans son article : “« Main invisible du marché », croissance… Dernières croyances de l’Occident ?” le journal le Monde fait passer la doctrine libérale pour une croyance quasi théologique qui ne serait fondée sur aucune réalité scientifique. Que pensez-vous de cette position ?

Pierre Bentata : On nous laisse entendre que la création de la pensée libérale et de la croissance serait une sorte de substitut au religieux, une invention, selon Pierre Rosanvalon, pour remplacer ou s'opposer à l'ordre religieux.

Cependant, si l'on se réfère à de véritables historiens du libéralisme tels que Joel Mokyr, Fernand Braudel ou Deirdre McCloskey, on comprend que ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. Le libéralisme a émergé principalement comme une application concrète des idées des Lumières dans les interactions humaines. Ce sont les concepts de Raison, de perfectibilité et d'autonomie de l'individu qui ont accouché de la pensée libérale en donnant à l'effort et à l'entrepreneuriat une nouvelle valeur. 
Ainsi, il n'y a rien de religieux dans cette démarche. Au contraire, il s'agit d'une volonté d'observer l'évolution des sociétés, d'expliquer la prospérité des unes et la pauvreté des autres, à travers une approche rationnelle. A cet égard, Adam Smith, souvent considéré comme un apôtre du libéralisme, recherche les causes institutionnelles et, culturelles ou sociales dirions-nous aujourd'hui du décollage économique de certaines société. Pour y parvenir, il observe la façon dont les individus découvrent certains arrangements légaux ou marchands, et comment ces derniers se diffusent lorsqu'ils bénéficient au plus grand nombre; une méthode similaire à celle de Hume pour le droit et le langage et de Darwin dans le champ de ma biologie.

Cette approche est très concrète, mais elle débouche naturellement sur une réflexion morale, axée sur la manière dont les individus peuvent interagir et se coordonner. C'est ainsi que naît l'idée d'un État de droit, par exemple, ainsi que toutes les institutions présentes dans nos démocraties libérales aujourd'hui. Il n'y a absolument rien de religieux dans ce processus.

À la limite, on pourrait considérer qu'il existe un lien entre certaines écoles catholiques, comme l'école de Salamanque ou les disciples de saint Thomas d'Aquin, et la pensée libérale. Mais il serait incorrect de considérer le libéralisme comme une religion. Au contraire, ce qui caractérise ces écoles est plutôt la recherche,  des vertus du libéralisme dans la religion; mais cela n'implique pas que le libéralisme lui-même soit une religion.

Ainsi, l'article déforme considérablement la réalité pour la plier à sa thèse. Aucun historien ne souscrit à une telle idée, à l'exception de quelques rares individus qui sont tous des antilibéraux. D'ailleurs, il est intéressant de noter que les sources citées dans l'article proviennent toutes de maisons d'édition à l'orientation antilibérale, telles que La Découverte, l'Atelier ou Les Liens qui Libèrent, qui revendiquent ouvertement leur position à gauche.

L'article cite notamment le théologien Harvey qui parle du "mystère qui l’entoure (le marché, ndlr) et la révérence qu’il inspire dans les milieux d’affaires". Pensez-vous qu'il existe une révérence du milieu des affaires pour le marché ?

Encore une fois, c'est une vision profondément idéologique qui ne trouve pas d'écho dans la réalité empirique. Je ne sais pas dans quelles sphères commerciales le marché est autant encensé.

Il suffit de regarder autour de nous. Toutes les enquêtes le confirment : très peu de personnes se déclarent libérales. De plus, la majorité des rapports, qu'ils émanent d'organisations financières, de banques ou de travaux de recherche, mettent en lumière les défaillances du marché et la nécessité de le réguler.

Il est clair que ceux qui ont contribué à cet article, ainsi que les individus cités, ont une perception biaisée du monde financier, peut-être influencée par des représentations cinématographiques telles que "Wall Street". Cependant, cette représentation est très caricaturale. En réalité, personne ne considère le marché comme une entité magique ou dogmatique. Et c'est loin d'être la vision prédominante dans le monde de la science économique.

L'article va même jusqu’à faire appel au Pape qui fustige le « marché divinisé » dont les intérêts sont « transformés en règles absolues ». « Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché ». Le recours au chef de l'Église catholique est-il judicieux dans un débat sur la doctrine économique ?

Déjà, si l'on examine les autres prises de position du pape, évidemment, son modèle idéal s'apparente davantage à des pays tels que Cuba ou le Venezuela. Par conséquent, il est peu probable qu'il soit en faveur d'interactions libres entre les individus, telles que celles caractéristiques de l'économie de marché. Ce qui est encore plus hypocrite dans cet article, c'est qu'il cite un chercheur qui souligne le fait qu'Adam Smith utilise rarement le terme "main invisible" et ne l'associe pas spécifiquement au marché.

Pourtant, l'article joue sur cette ambiguïté en présentant d'un côté une interprétation différente de la main invisible, mais en citant tout de même la vision papale qui l'associe au marché. Cette attitude est profondément hypocrite. En réalité, Adam Smith explique clairement ce qu'il entend par main invisible. Il ne s'agit en aucun cas d'un concept mystique, mais plutôt de l'esprit d'entrepreneuriat.

Dans son exemple du brasseur, Smith explique que celui-ci ne cherche pas à fabriquer la meilleure bière par altruisme, mais doit faire preuve d'empathie pour pouvoir atteindre ses objectifs propres. En comprenant les besoins des autres, il sait qu'en les satisfaisant, il assurera sa propre survie économique. La main invisible réside donc dans la capacité à comprendre et satisfaire les besoins des autres, ce qui est parfaitement rationnel et compréhensible.

Une autre ambiguïté réside dans la critique de l'article envers l'humilité des économistes qui admettent ne pas tout comprendre des interactions sociales. Cette humilité, illustrée par le travail de penseurs comme Hayek, consiste à reconnaître que nous ne pouvons pas formaliser ou modéliser complètement le fonctionnement d'une économie de marché. Nous ne pouvons jamais avoir une connaissance totale des pensées de tous les individus en même temps et donc des raisons pour lesquelles ils entreprennent telle ou telle action. Pourtant, cette attitude est présentée dans le texte comme si les économistes étaient devenus des chamans ou des dogmatiques, ce qui est une interprétation erronée. En réalité, ils reconnaissent simplement les limites de leur compréhension des interactions sociales.

Les auteurs Naomi Oreskes et Erik Conway sont aussi cités. Ces derniers opposent carrément la doctrine libérale à la science en faisant l'argumentaire de ceux qui critiquent les études sur le dérèglement climatique.

Implicitement, ils suggèrent, voire reprennent avec une autre citation du pape, que l'économie de marché est responsable de la catastrophe environnementale, et donc que le problème ne peut être résolu qu'en sortant du marché. Or, c'est clairement une fausse information, car tous les pays qui ont réussi à réduire leurs émissions de CO2 et à lutter contre le réchauffement climatique tout en maintenant une croissance économique sont des économies de marché. Mieux encore, les pays qui connaissent le plus fort découplage sont ceux où les marchés sont les plus libres.

En revanche, aucun pays à économie planifiée ou communiste n'a réussi à réaliser ce découplage. Les pays les plus polluants et ayant le plus de problèmes environnementaux sont précisément ceux où l'économie de marché est absente. Ces données sont facilement accessibles auprès d'organisations telles que l'OCDE ou Our World in Data.

Cette désinformation est clairement démontée par les faits. 

Mais au-delà de cette démonstration éloquente, ne pensez-vous pas qu'il y a une volonté de dissocier la démarche scientifique de la doctrine libérale ? 

Oui, c'est une volonté manifeste. Parfois, on entend dire que l'économie est devenue trop mathématique, que des produits dérivés ont été inventés uniquement pour servir le marché, etc., comme si cela relevait d'une sorte de chamanisme.
Et pourtant, le système plébiscité par la plupart des économistes - ou à défaut, communément reconnu comme le moins pire - est le seul à fonctionner. Si vraiment il n'y avait rien de scientifique dans l'analyse économique, un tel succès relèverait du miracle! Dans ce cas, il serait certainement préférable d'être croyant. Mais en réalité, cette volonté de discréditer la science économique consiste à nier son caractère scientifique en prétendant qu'il n'existe pas de lois en économie. Or, les recherches économiques reposent bel et bien sur des lois et des invariants.
Par exemple, bloquer les prix conduit à des pénuries, imposer des prix plafonds sur le logement crée des difficultés de logement, une surrégulation d'une activité entraîne sa disparition et fabriquer de la monnaie sans contrepartie entraine de l'inflation et un surendettement. Ces règles ne sont pas absolues, leurs effets peuvent varier d'une situation à l'autre, car les comportements humains s'adaptent, mais elles existent bel et bien. Il est regrettable que ces critiques n'aient pas pris le temps de lire Hayek plutôt que de le critiquer. Hayek montre que l'économie ressemble davantage à la linguistique ou à la biologie, domaine dans lesquels les individus sont influencés par leur environnement mais l'influencent à leur tour à travers leurs décisions et leurs interactions. Est-ce que les critiques de l'économie considèrent aussi que la biologie n'est pas une science?
Si l'on est honnête, il est évident qu'il existe une véritable démarche scientifique en économie, même si les résultats ne sont pas toujours parfaits ou certains à 100%, tout comme en biologie.

À travers le travail de l’auteur de cet article, pensez-vous que le journal Le Monde sacrifie la rigueur du travail journalistique au profil de sa ligne éditoriale ?      

Il y a plusieurs points qui sont soit des erreurs, soit des fausses nouvelles, mais s'apparentent dans tous les cas à des contre-vérités. Voici quelques exemples.

1. L'avènement du marché comme refus de l'ordre religieux. Les historiens nous montrent que ce n'est pas le cas. Il faut lire tous les textes fondateurs des libéraux pour voir que leur approche découle de l'idée d'une autonomie des individus et de la reconnaissance d'une égale dignité. Aucun anticléricalisme ou critique de la religion en tant que telle. Juste une démarche philosophique rigoureuse d'où découle une approche scientifique des interactions. 2. On lit aussi que les États-Unis sont la terre sainte du marché libre. C'est un des endroits les plus régulés parmi les pays développés. Et on l'a vu dernièrement encore avec l'Inflation Reduction Act. 3. L'idée selon laquelle les économistes penseraient que le marché fonctionne bien. 90% des articles scientifiques publiés par des économistes portent sur les défaillances de marché et principalement sur les externalités négatives. Donc personne ne considère que le système est parfait. La question ne se pose pas en ces termes. Il s'agit d'arbitrer entre deux situations imparfaites: défaillances de marché versus défaillances de l'intervention publique. Mais personne ne considère que le monde est idéal.

Une autre erreur factuelle incroyable c'est de parler de Hayek comme représentant de l'école de Chicago. Il en a été un des opposants dès le début. Il fait partie de l'école autrichienne qui est opposée à la méthode, à l'approche de l'école de Chicago. Donc ça aussi, contre-vérité totale et puis la dernière dont on a parlé qui est sur l'environnement. L'impossible conciliation de l'économie de marché et de l'environnement. Or les faits nous montrent l'inverse. Donc oui, il y a clairement une volonté ici idéologique qui est très forte et qui a décidé de sacrifier tout ce qui touche à la science ou à une approche journalistique.

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