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Cette année 2023 est assez particulière : le Rassemblement national a 88 députés à l’Assemblée nationale et Marine Le Pen a passé les clefs de la boutique à Jordan Bardella.
Cette année 2023 est assez particulière : le Rassemblement national a 88 députés à l’Assemblée nationale et Marine Le Pen a passé les clefs de la boutique à Jordan Bardella.
©Emmanuel DUNAND / AFP

Jeu de la respectabilité

Celui qui ne fête plus Jeanne d’Arc pour le 1er mai mais la Nation. Celui aussi qui joue le jeu de la respectabilité et de l’institutionnalisation depuis un an.

Virginie Martin

Virginie Martin

Virginie Martin est Docteure en sciences politiques, habilitée à Diriger des Recherches en sciences de gestion, politiste, professeure à KEDGE Business School, co-responsable du comité scientifique de la Revue Politique et Parlementaire.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Pour le 1er mai, le RN a mis de côté la figure de Jeanne d’Arc pour célébrer une “Fête de la Nation” au Havre. Que faut-il y voir de la mue du RN ?

Virginie Martin : Souvenons-nous de l’image déplorable du duel familial entre Marie le Pen et Jean Marie Le Pen lors d’un certain 1er mai 2015 dans les rues de Paris. La fille à l’Opéra, le père devant la statue de Jeanne d’Arc ; un père qui, dans un second temps ira – dans une tension plus que palpable - s’inviter à la tribune d’où parle sa fille. Depuis, les 1er mai du FN-RN se font plus discrets.

Cette année 2023 est assez particulière : le RN a 88 députés à l’Assemblée nationale et Marine Le Pen a passé les clefs de la boutique à Jordan Bardella. Il va falloir se montrer sans faire d’erreurs.  

Et, afin de se montrer, le RN a tout intérêt à se démarquer de l’intersyndicale qui risque de lui voler la vedette le 1er mai dans les rues de Paris. De fait, ce pas de côté géographique est certainement judicieux.

 Cette délocalisation, loin de la capitale est aussi pertinente au regard de l’électorat du RN. L’ancrage électoral du parti est extrêmement faible à Paris – Marine le Pen obtient un peu plus de 5% des suffrages exprimés dans la capitale au premier tour de la présidentielle de 2022 et moins de 15% au second tour – il est donc préférable d’aller solidifier quelques acquis, mais surtout, dans le cas du Havre, aller conquérir cet Ouest souvent macroniste. Avec le Havre c’est aussi toute un tissu ouvrier qui peut être sensible au RN, et enfin venir faire un banquet au Havre c’est aussi se positionner face à l’ancien 1er ministre maire du Havre, Edouard Philippe, certainement le candidat à la présidentielle 2027 le plus à craindre. A ce jour, les études donnent Edouard Philippe et Marine Le Pen comme les deux personnalités politiques préférées des français. De quoi jouer une présidentielle avant l’heure et a minima ouvrir les jeux.

Christophe Boutin : Un petit point d’histoire avant tout. Jeanne d’Arc est devenue un symbole de la nation française à partir de la défaite cuisante de 1870, et sa fête a été officiellement instituée pour en faire la « fête du patriotisme », le deuxième dimanche du mois de mai, par une loi de 1920 - après que l’héroïne ait été canonisée. Une fête à ne pas confondre donc avec les réjouissances qui sont organisées en son honneur à Orléans depuis le XVe siècle.

À Paris, cet hommage à Jeanne d’Arc se traduisait classiquement par un dépôt de gerbe devant la statue de la place des Pyramides. Il est très vite devenu un moment fort pour le mouvement royaliste de l’Action française, et les royalistes français continuent de maintenir la tradition – y compris par la lutte quand on a tenté de l’interdire. Au fil du temps, divers autres partis ou groupuscules de la droite radicale, des Croix de Feu aux solidaristes, se sont joints à la manifestation, dont, entre 1979 et 1988, le Front National de Jean-Marie Le Pen. 

Mais à partir de 1988 le Front National décide de faire sa propre manifestation, toujours en hommage à Jeanne d’Arc, toujours place des Pyramides, mais le 1er mai, pour concurrencer ouvertement le classique défilé syndical monopolisé par la gauche. Presque trente années plus tard, en 2015, cette manifestation verra un moment très symbolique : alors que le défilé est tout à la gloire de Marine Le Pen, qui préside aux destinées du parti et défile avec les nouveaux conseillers départementaux, Jean-Marie Le Pen, qui vient d’être mis sur la touche par sa fille, lance à la tribune « Jeanne, au secours ! ». Il sera carrément exclu du parti quelques jours plus tard.

C’est je crois dans cette perspective qu’il faut analyser aujourd’hui le refus du Rassemblement National d’organiser son défilé du 1er mai à Paris et de se délocaliser au Havre. En 1988, le mouvement s’était séparé de l’extrême droite et entendait démontrer sa fibre sociale. En rompant avec l’ultime lien de la place des Pyramides, Marine Le Pen choisit de tourner définitivement la page.

Par ailleurs, rien n’a été laissé au hasard, dans le choix de la ville du Havre. Elle n’est qu’une ville moyenne, pas une métropole à elle seule, et peut donc symboliser cette France périphérique que le RN veut représenter. C’est la ville dont le maire est Édouard Philippe, un homme qui, quand il peut encore se raser, pense, comme Marine Le Pen, à l’élection présidentielle de 2027. C’est aussi une ville normande, et le chef de file du RN en Haute-Normandie a longtemps été Nicolas Bay, maintenant passé chez Reconquête.

C’est encore une ancienne ville communiste, dont la population ouvrière a été structurée par son appartenance à ce parti, et c’est sans doute le maintien de ce lien particulier qui fait que, contrairement au département voisin de l’Eure, dans lequel quatre circonscriptions sur cinq ont élu un député RN en 2022, ce parti n’a obtenu aucun siège en Seine-Maritime - alors que le parti communiste continue à y avoir des élus. C’est enfin une ville de l’ouest de la France, globalement terre de mission pour le RN, puisque c’est là qu’il faisait ses scores les plus faibles, mais aussi une terre qui est manifestement en train de s’ouvrir au vote RN.

Une mue donc, ou l’achèvement de cette mue avec ce transfert de Paris au Havre, mais aussi un choix tactique qui indique clairement les perspectives d’avenir du parti.

Le “nouveau” RN joue aussi le jeu de la respectabilité et de l’institutionnalisation depuis un an, profitant notamment de l’image renvoyée par LFI. Quelle est la stratégie de long terme pour le RN ?

Virginie Martin : Le processus de dédiabolisation entamé dès la présidentielle de 2002 a plutôt fonctionné. L’arrivée de Marie Le Pen à la tête du parti a conforté cette stratégie. Mais les 88 députés à l’Assemblée nationale donne un élan encore différent au parti. En effet, l’hémicycle de l’Assemblé nationale offre au RN ses lettres de notabilisation, mais surtout son écrin d’institutionnalisation. De marginal et honni, le parti devient celui qui détient deux vice-présidences à la chambre basse. Des vice-présidences qui ont mathématiquement été permises avec le soutien d’autres partis politiques - la droite et Renaissance - puisque Hélène Laporte a obtenu 284 voix et Sébastien chenu 290. Face à la vague de députés RN, le cordon sanitaire est tombé. La normalisation s’est installée. Ce d’autant plus que la chef de file joue en effet la carte de cette opposition constructive, « cette opposition responsable ».

Par ailleurs, il faut garder en tête une donnée quasi technique mais important à la bonne marche d’une organisation partisane : avoir des députés à l’AN c’est pouvoir accéder à des moyens. C’est avoir des informations, se former, se professionnaliser, avoir des possibilités pécuniaires décuplées ; des éléments déterminants pour envisager la conquête du pouvoir. 

Christophe Boutin : Une stratégie qui lui permette de prendre le pouvoir, et, pour cela, non seulement d’obtenir des votes « pour », mais aussi, et surtout, d’éviter les votes « contre ».  On connaît en effet la formule : au premier tour d’une élection l’électeur choisit le candidat qui lui plait, au second il écarte le candidat qui lui déplaît. Sur cette logique, Marine Le Pen, visant le second tour, a bâti une stratégie bien différente de celle de son père, qui, lui, avait avant tout besoin d’exister au premier. Ce dernier choisissait pour cela, par quelques coups d’éclat médiatiques, d’attirer sur lui les regards - et, derrière, un certain nombre de votes. Mais la contrepartie était que ses provocations donnaient à ses adversaires, la possibilité d’en présenter une image caricaturale et d’appeler à faire barrage contre lui ou contre les candidats de son parti au second tour des élections auxquelles ils pouvaient se présenter. 

Pour éviter cela, Marine Le Pen a choisi, elle, la stratégie de la « dédiabolisation », en s’interdisant ce genre de provocations – et en l’interdisant à ses partisans et élus. Le résultat, très clair en 2022, lors des élections législatives plus encore que lors de l’élection présidentielle, a été que la tactique de ses opposants du barrage ne fonctionne plus, ou fonctionne moins. 

Depuis, avec son groupe inespéré de parlementaires, le parti joue de son image, et ce d’autant plus facilement qu’elle contraste, vous avez raison, avec celle des élus de la France insoumise. Ceux qui avaient des doutes sur la manière dont se conduiraient à la Chambre ces nouveaux élus - dont on rappellera qu’ils présentent la plus grande diversité sociale de l’Assemblée nationale – ne peuvent que constater que le RN a choisi de montrer une image de respectabilité, y compris vestimentaire : pas de chahut systématique, peu de « dérapages » - il faut pour arriver à en trouver déformer des propos -, pas de déclarations prenant à rebours le plus élémentaire sens commun. 

Par ailleurs, il y a, en sus d’une véritable discipline de groupe, la volonté du parti de participer à des alliances contre son ennemi principal, que représente actuellement le macronisme, y compris en signant des textes communs, ou en votant des motions de censure proposées par la gauche la plus radicale… quand cette dernière se refuse à faire l’inverse. 

Le résultat de ne s’est pas fait attendre : dans tous les récents sondages, c’est le RN qui représente le mieux l’opposition parlementaire à Emmanuel Macron à l’Assemblée nationale, et il semble aussi aux sondés moins dangereux pour la démocratie que LFI.

Où est-ce que les dirigeants du RN veulent, avec cette nouvelle stratégie, emmener le RN (électoralement, politiquement et idéologiquement) ?

Virginie Martin : Le thème à venir du RN dès ce 1er mai est celui de « la paix sociale ». C’est un thème, quoique certains en disent, qui me paraît particulièrement bien inspiré. D’abord, il perpétue la dédiabolisation du mouvement. Mais surtout il vient prendre de front à la fois la brutalité-verticalité de Macron et aussi la volonté de conflictualiser la vie politique et sociale à la façon de LFI. Le peuple français en souffrance aspire à une forme de sérénité : Gilets jaunes, Covid, Guerre, Inflation, réforme des retraites … la séquence ne semble jamais finir. La paix sociale appuyée sur l’idée de nation chère au parti d’extrême droite, pourrait faire écho à une France fatiguée de devoir sans cesse combattre et « être en guerre ». La paix sociale est une forme de dépolitisation de la vie publique et donc une forme de déconflictualisation. Dépolitiser, c’est aussi dédiaboliser, et peut-être aussi se placer en parti de gouvernement., et se débarrasser des oripeaux de parti protestataire.  

Christophe Boutin : Encore une fois, comme dans tout parti politique, ils veulent l’emmener au pouvoir, et ce partout où c’est possible, au niveau local comme au niveau national. Il y avait des terres sur lesquelles le vote Front National puis Rassemblement National, était clairement ancré depuis 15 ou 20 ans, qu’il s’agisse du Nord, du Nord-Est ou du Sud-Est. Pour autant, on a remarqué lors des dernières élections législatives une forte progression dans des régions où, comme je le disais, il était jusqu’ici tenu à l’écart, en Normandie ou en Bretagne par exemple. 

Le RN apparaît de plus en plus – et se présente d’ailleurs comme tel dans son discours, ayant fort bien compris que c’était une des clefs des votes de demain - comme le parti de la « France périphérique », de ces Français qui se sentent déclassés et sacrifiés au profit des habitants des métropoles et de leurs commensaux issus de l’immigration. Sa montée en force en 2022 n’a en fait été freinée dans cette France périphérique que par des élus enracinés dans leurs circonscriptions – des élus LR dans certaines circonscriptions rurales, des élus communistes dans des périphéries urbaines -, des élus qui ont su conserver de manière toute personnelle la confiance de leurs électeurs. C’est dire l’importance du mode de scrutin.

Sur le plan idéologique ensuite, les choses sont bien moins claires. Pour prendre ce seul exemple, le programme économique du RN a beaucoup évolué, passant du libéralisme de Jean-Marie Le Pen à l’étatisme social de sa fille. Mais le monde a lui aussi changé, et il est vrai que l’étatisme communiste auquel s’opposait le premier a disparu, et que l’on peut maintenant peser les conséquences pour notre pays de cette « mondialisation heureuse » prônée par certains libéraux.

Quelles sont les limites de ce “nouveau” RN  et de sa stratégie ?

Virginie Martin : Une des limites de ce RN est connue, c’est une Marine Le Pen qui a encore du mal à apparaitre comme véritablement présidentiable – et ce, quelque soit le plafond de verre que son parti d’extrême droite peut connaître.

Un autre personnage est aujourd’hui rentrée dans la course : Jordan Bardella.

Une face du patron du RN est celle d’un jeune homme méthodique dont l’histoire personnelle peut largement servir le parti – immigration italienne, enfance en Seine-saint-Denis …. L’autre face de J. Bardella est celle de ses accointances traditionnelles voire identitaires, de son regard sur une « France ensauvagée et inhumaine », de ses mots récents sur la peine de mort. En substance, il pourrait venir rediaboliser le parti. Une rediabolisation pouvant servir à reconquérir les électeurs de Zemmour, mais faire fuir d’autres types d’électorats qui aspirent justement à une paix sociale… ou en tous cas à la promesse d’une paix sociale.  

Jordan Bardella est donc aujourd’hui une figure majeure, une égérie, une incarnation qui peut prendre le risque de réveiller les fantômes du passé – ou de raviver la figure du père derrière celle de la fille. 

Christophe Boutin : L’une des principales limites de la stratégie du RN serait sans doute d’oublier ses fondamentaux. Jusqu’à maintenant, cette formation a pu faire facilement évoluer son discours… en en taisant certains points, considérés comme acquis. Parce que le public reste convaincu que, sur des points comme l’immigration, l’insécurité ou l’identité, ce discours n’a pas profondément évolué depuis Jean-Marie Le Pen, point n’est besoin en effet d’insister en permanence dessus. Cette certitude de ses électeurs « pour », même face à un non-dit, conserve leurs votes au parti, tout en lui permettant, en se « dédiabolisant », sinon d’en trouver de nouveaux, au moins d’atténuer les antagonismes conduisant au vote « contre ».

Mais il devra faire attention à ne pas laisser le doute s’installer chez ses vrais soutiens. Il choisit actuellement comme axe de son discours d’opposer au bloc élitaire que constituerait l’oligarchie au pouvoir – allant au-delà de la seule macronie - ce bloc populaire dont il estime, d’une part, qu’il est potentiellement majoritaire dans les urnes, et, d’autre part, qu’il a vocation à le rejoindre. Mais le social n’est pas tout, et si l’on s’en tient aux seuls revenus, le « populaire » reste clivé par la césure née de la question migratoire. Et oublier ce point pour ne plus penser sa stratégie qu’en termes de catégories sociales serait sans doute contre-productif pour le RN.

Les élections européennes de 2024 pourraient lui permettre de clarifier les choses, puisqu’elles seront nécessairement le moment d’un débat sur la souveraineté nationale. C’est-à-dire, d’abord, sur une souveraineté qui, contrairement à ce que continue de prétendre Emmanuel Macron, ne peut pas exister de manière concomitante avec une souveraineté européenne : il ne peut y avoir deux souverains à même de décider. Mais le terme de « national » devra lui aussi être explicité : cette souveraineté que l’on réclame, faut-il l’entendre uniquement comme la souveraineté de la population rassemblée sur le territoire d’un État ? Ou faut-il ici la penser comme la souveraineté d’une certaine nation, et comment alors définir cette dernière sans déterminer qui en fait partie, pourquoi et comment ? Autant de débats desquels le RN ne pourra donc s’abstraire et qu’il devra inclure dans sa stratégie.

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