Les prévisions de croissance se sont trompées 18 fois sur 23 depuis l’an 2000. Mais pourquoi exactement ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La Cour des comptes, photo d'illustration AFP
La Cour des comptes, photo d'illustration AFP
©LUDOVIC MARIN / AFP

C'est dans la tête

Les calculs politiques faits par les gouvernements successifs n’expliquent pas tout...

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : L'institut de recherche macroéconomique Rexrode a publié une mesure utile pour évaluer s'il existe ou non un biais structurel dans les erreurs de prévision de divers prévisionnistes, y compris le gouvernement français. Le tableau ci-dessous montre que depuis 2000, le gouvernement français a été optimiste, 18 de ses prévisions économiques sur 23 se révélant trop optimistes. Quelles sont les principales causes de ces erreurs d’appréciation, notamment de la part des gouvernements ?

Pierre Bentata : Les gouvernements font un travail qui ne semble pas très académique et irréprochable lorsque des analyses sont menées en début de rentrée pour les zones budgétaires et les différentes prévisions, tout ceci est fondé sur des estimations et des prévisions de croissance et d’activité qui sont fantaisistes et qui n’ont pas de réels fondements économiques. L’objectif est de faire passer un projet ou de faire accepter en réalité de nouvelles taxes ou des baisses de dépenses. Lors des projets de loi de finances, les politiques veulent toujours inscrire le projet dans quelque chose qui soit cohérent. Mais pour cela, il est nécessaire d’avoir des hypothèses qui aillent bien dans leur sens.

Il y a également une tentation, au-delà de la manipulation, de penser que n’importe quelle transformation, lorsqu’une politique publique est mise en place, ne va toucher que sa cible sans avoir de répercussions et d’effets pervers. Cela arrive à chaque fois, lorsqu’un gouvernement fait des prévisions sur des recettes fiscales accumulées par l’introduction d’un nouvel impôt ou la perte fiscale en cas de baisse d’un impôt d’un certain pourcentage ou lorsqu’une dépense publique est mise en place avec les perspectives de croissance. La grille d’analyse de l’économie est donc toujours théorique et mécanique. L’instauration de taxes sur le tabac laisse à penser que la consommation va diminuer. Or, les citoyens vont consommer différemment ou recourir au marché noir. Les effets d’adaptation des individus ne sont en réalité jamais pris en compte dans les analyses.  

Sur les prévisions de croissance, il existe des difficultés inhérentes à la prédiction, comme lors de l’arrivée de la pandémie de Covid-19, et qui conduisent à des erreurs.

La régularité constante des erreurs permet de réaliser que cet effet n’est pas du tout pris en compte comme si l’intervention de l’Etat ou la transformation de l’activité de l’Etat était sans effet sur la stratégie des individus.

Malgré ce contexte, pour modéliser le fonctionnement d’une économie, il est obligatoire de recourir à des grandes hypothèses. Si vous regardez les modèles utilisés par l’Insee ou par l’OFCE lorsqu’ils font de l’équilibre général calculable, si vous observez la méthode de certains instituts, il est important d’observer les conséquences sur la croissance lorsque l’épargne fluctue. La volonté de vouloir prévoir pousse à construire quelque chose qui est dans un modèle. Des phénomènes paramétriques sont très forts. Mais ils peuvent tomber à plat. Lorsque vous faîtes un modèle d’équilibre général calculable, même s’il est très compliqué et que vous prenez en compte le fait qu’il puisse y avoir des changements de comportement, la capacité à prévoir vient toujours uniquement de votre propre anticipation et compréhension de l’économie.  

Or, la raison pour laquelle on se trompe toujours est que personne en réalité n’est en mesure de comprendre comment fonctionne une économie. Ni un économiste, ni personne d’autre. La mécanique du marché est trop compliquée pour que l’on arrive à saisir l’ensemble des interactions et la façon dont à chaque fois que vous touchez à un écosystème, les gens s’adaptent et à chaque fois, l’écosystème en lui-même se transforme.

Il est possible de modéliser une économie planifiée et de la prévoir. Cela permet de ne pas tomber trop loin des prévisions de croissance.

Mais c’est une illusion de croire que dans une économie où les gens sont libres d’agir il va être possible de le prévoir. Cela conduit à prendre la mauvaise approche dès le départ. Il n’y a rien de plus éloigné d’une machine que le marché. Il ressemblerait davantage à une sorte d’organisme qui évolue en permanence. Cela est beaucoup plus difficile à prévoir.

Les rares économistes qui se battent contre cela expliquent que leur discipline ressemble beaucoup plus à de la biologie qu’à de la physique ou des mathématiques. Il y a beaucoup plus d’incertitudes et des effets qui sont plus complexes. Les variables interagissent les unes avec les autres d’une façon qui est beaucoup plus difficile à anticiper.  

Est-ce qu’au cœur de tout cela, il n’y aurait pas des mécanismes et des biais cognitifs et intellectuels identifiés par l’économiste Daniel Kahneman ?

Les économistes sont soumis à des biais cognitifs, à des biais d’optimisme. Il y a une tendance à considérer que les effets statistiques, que les catastrophes et les événements improbables n’ont pas de chance de se produire. Or, il n’est pas sûr qu’un événement catastrophique soit improbable.

Mais sur une distribution statistique, ce qui semble le plus dangereux est ce qui est le moins probable. Mais il n’est pas sûr que les extrêmes soient moins probables que des situations qui ont très peu de conséquences ou qui apportent peu de choses.

Le même biais est partagé par le plus grand nombre. 

Il y a des biais d’une mauvaise approche de l’échantillon où parfois la France est scrutée et cela permet de dessiner une tendance en pensant que cela représente la totalité de l’activité mais en réalité, cela n’est pas le cas et donc aboutit à une erreur.

Ces types de biais cognitifs, près de 150 sont recensés, ont une influence sur notre façon de comprendre l’économie et sur la façon dont les paramètres vont être choisis. Même si de nombreux modèles non-paramétriques sont établis, en réalité, il faut bien accepter que la source d’erreur principale est que lorsque vous voulez mettre l’économie en équation pour essayer d’en prévoir quelque chose, il y a forcément votre arbitraire ou votre compréhension de l’économie qui entre en jeu. Et notre compréhension est par définition biaisée. Si vous êtes un néoclassique de l’école de Chicago, vous ne voyez pas l’économie de la même manière que si vous êtes un keynésien ou un post-keynésien. Si vous êtes un monétariste, vous ne voyez pas les choses de la même façon non plus.

Dans la plupart des grands instituts, la plupart des gens sont formés de la même manière avec une grille d’analyse qui est très souvent la même. Ils appliquent des modèles d’équilibre général à partir de modèles néo-keynésiens de type Stiglitz ou Krugman. 

Si la théorie de ces personnes est fausse ou si, dans le contexte actuel, leur modèle ne correspond pas à la réalité, cela va conduire nécessairement à se tromper dans les prévisions.

Le biais qui se joue ici sera de dire qu’un mauvais paramétrage était la faille. Tout cela sans dire en réalité qu’il s’agit de la totalité du modèle qui est faux parce que notre propre approche de l’économie n’est pas la bonne.

Comment serait-il possible d’inverser cette tendance ? Comment éviter de se tromper à l’avenir et sortir de ces biais ?

 Sortir de ces biais n’est pas impossible. En complément de la vision de l’économiste Kahneman, il y a Gérald Bronner en France qui l’a également démontré.

 Quelque chose doit être changé dans l’enseignement scientifique et dans la formation. Plus vous êtes conscients de l’existence de ces biais et plus vous êtes méfiants lorsque vous risquez d’y être soumis. Cela permet d’avoir un nouveau réflexe d’auto-défense cognitif qui contribue à être davantage capable de se protéger contre ceci.

 Il est important d’avoir davantage de pluralisme dans la formation. Si tous nos économistes sont formés de la même façon et si tous nos statisticiens viennent du même endroit, ils auront forcément une compréhension du système qui est la même. Il y aura donc cet effet de convergence des erreurs avec un consensus en complet décalage avec ce qu’il se passe en réalité sans que l’on puisse comprendre pourquoi.

 Il faut aussi se rappeler que ces indicateurs sont nécessairement biaisés. De toute façon, il sera très difficile de prévoir. Une politique économique qui puisse tenir la route ne doit pas avoir en ligne de mire la valorisation d’un indicateur particulier, quand bien même cela serait la croissance. Cela n’est pas raisonnable d’avoir comme horizon l’objectif d’atteindre 3 % de croissance. Cela n’a pas lieu d’être. A partir du moment où l’on prend conscience que cet objectif est quasiment inaccessible, et que quand bien même on l’atteindrait, on ne saurait pas vraiment pourquoi, alors il est possible de s’interroger sur ce qu’il faudrait mettre en place. Il ne s’agit pas d’un objectif d’évolution de l’économie mais de permettre à l’économie de fixer elle-même un cadre qui permette à l’économie d’évoluer dans un sens qui va donner le plus de chances au plus grand nombre. On ne devrait donc pas avoir de politiques de croissance ou de politiques conjoncturelles. Il serait nécessaire d’avoir des politiques structurelles qui favorisent la diffusion de l’information et de l’activité pour que davantage de personnes puissent mener des actions d'entrepreneuriat.

 Pourquoi les prévisionnistes ont-ils un si mauvais bilan ? Qu’est-ce qui explique ce biais cognitif particulier ?

Les modèles qui sont utilisés sont toujours inspirés des mêmes approches économiques. Cela explique pourquoi il y a de nombreux biais qui vont dans le même sens. Lorsque vous regardez le consensus des économistes, plusieurs cabinets vont être interrogés. Ils font tourner leur propre modèle. Mais il y a forcément un effet de convergence qui est à l’œuvre. Ces personnalités discutent entre elles. Il y a nécessairement un biais cognitif qui amène à s’interroger afin de ne pas être totalement faux et donc s’impose le fait d’être entre les deux plus extrêmes. Il y a donc un biais qui va toujours dans le même sens.

S’il y a une forme d’optimisme chez celui qui semble être le plus crédible, tout le monde va suivre. Même chose en cas de pessimisme. Par définition, il y aura toujours un biais qui est structurellement le même. Personne ne va vraiment oser être complètement contre la tendance.

Quelle est l’explication sur l’erreur actuelle puisque nous allons droit vers une méga-récession ?

L’explication est liée au fait qu’il y a des changements qui sont très rapides. Pour faire tourner les modèles, il faut être capable d’avoir des prévisions sur un laps de temps assez élargi et éloigné (au minimum un an). Les modèles tournent en fonction des données passées. Les paramètres vont les actualiser pour l’avenir. La qualité et la temporalité des données va déterminer la capacité à prévoir. Lorsque vous avez des données fiables qui sont au mieux des données trimestrielles et que vous êtes très souvent obligés de les agréger, il va falloir que les trimestres qui arrivent soient très ressemblants aux derniers trimestres pour que nous puissions avoir quelque chose de cohérent. Mais lorsque vous avez des revirements en permanence avec la guerre en Ukraine, que vous avez une situation macro-économique qui est très floue parce que la Chine nous ment sur ses résultats et qu’elle représente une part importante de notre activité et donc joue sur notre croissance et qu’en plus de cela il y a une incapacité des économistes à expliquer d’où vient l’inflation, il y a un désaccord profond au sein des économistes. Il n’est pas tout le temps possible de diagnostiquer le risque, alors que sur le cas de l’inflation cela est très clair. Il y a un vrai désaccord. Une partie des économistes pensent que cela est lié aux marchés financiers ou que nous assistons à un nouvel effet bulle. Si votre théorie est fausse et que le problème se situe au niveau du robinet d’argent qui a été ouvert pendant le Covid et dont on ne subit les conséquences que maintenant car il y a eu des systèmes de boucliers, d’accompagnement et d’aides qui ont fait que l’effet a été absorbé. Mais lorsque la croissance ralentit, tout explose. Rien n’est donc linéaire. L’évolution de l’économie ressemble beaucoup plus à des changements abrupts, comme des fractales en mathématiques, qui ne suivent plus la même tendance et les mêmes lois statistiques. C’est là que se produit l’erreur d’appréciation. Il suffit qu’un paramètre soit faux car votre approche théorique de ce paramètre est fausse ou que vous n’ayez pas fait de théories dessus en pensant que cela suivait une certaine loi qui dépendait de dépendances du passé pour que tout soit faux.

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