Les emplois d’aujourd’hui offrent une moins bonne intégration économique et sociale qu’il y a 40 ans : la faute au libéralisme, vraiment ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une jeune en quête d'un travail chez Pôle Emploi, photo d'illustration AFP
Une jeune en quête d'un travail chez Pôle Emploi, photo d'illustration AFP
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Bouc-émissaire

Le laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po décrit en collaboration avec Le Monde la précarisation de la partie basse des « classes moyennes ». Et conclut à la faute de la libéralisation du marché.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Dans le cadre d’un projet de médiation scientifique du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp) de Sciences Po, diffusé en collaboration avec « Le Monde », l’économiste Pierre Courtioux décrit la pression que le marché du travail a exercée récemment sur la tranche la moins aisée de la classe moyenne. Il met le doigt sur le risque qui se présente : une érosion de cette catégorie, qui pourrait être tirée vers le bas si l’Etat ne réduit pas sa « libéralisation » du marché. Que penser de son analyse ? La libéralisation du marché a-t-elle fait tant de mal que ça aux classes moyennes ?

Pierre Bentata : Le constat de l’économiste Pierre Courtioux est indéniable. Les chiffres produits dans cette étude montrent bien qu’il y a une forme de dilatation de la classe moyenne, avec à l’intérieur de la classe moyenne des segments qui sont de plus en plus hétérogènes. Ce qui me surprend en revanche est le fait que les économistes de cette étude opposent les Etats-Unis avec des modèles comme la France, la Belgique ou les Pays-Bas, des modèles avec des Etats-providence forts. Ils expliquent ce qui a permis d’éviter la situation américaine, où la classe moyenne a été littéralement déchirée, dont une partie a été absorbée par les classes supérieures et une partie par les classes les plus populaires. Or, on observe bien le même phénomène chez nous.

Au lieu d’avoir une classe moyenne déchirée avec une partie absorbée vers le haut et une autre qui s’oriente vers le bas, il y a un tassement de la partie la plus précaire de la classe moyenne. La raison pour laquelle la classe moyenne n’est pas totalement déchirée est liée au fait qu’il y a des mécanismes d’Etat-providence qui sont forts et qui permettent aux plus précaires de rester dans la fourchette basse de la classe moyenne.

Pour autant, est-ce que le fait qu’un Etat-providence fort permette cela signifie a contrario que c’est la libéralisation du marché du travail qui crée cette situation, leurs études ne donnent aucune preuve de ceci.

Si l’on observe le cas de la France, depuis 20 ans, il n’y a pas de libéralisation du marché du travail. Il y a eu une forme de flexibilité avec davantage de micro-entrepreneurs. Mais mis à part cela, la micro-entreprise ou l’auto-entreprise, il n’y a pas eu de révolution du marché du travail. Ce phénomène s’observe partout. Cela est aussi une réalité en Belgique et aux Etats-Unis notamment.

Avec des marchés du travail qui sont très différents, certains qui n’ont pas bougé, d’autres qui se sont réformés pour être plus régulés, et d’autres qui se sont libéralisés, il y a finalement le même phénomène. Il n’est donc pas possible de conclure scientifiquement que la libéralisation du marché du travail, si elle existait en France, jouerait un rôle important. La conclusion générale de cette étude est donc très discutable.

Ce qui est plus convaincant en revanche est l’observation de l’économiste Angus Deaton aux Etats-Unis. Il a obtenu le prix Nobel pour ses travaux sur la classe populaire blanche américaine. La globalisation est une force de rupture de l’homogénéité de la classe moyenne, selon lui. Il y a une catégorie particulière dans les pays les plus développés : celle qui est directement mise en concurrence avec des pays émergents qui représentaient le vieux tissu industriel. Le même phénomène a été observé en France.

Si par « libéralisation » les auteurs de cette tribune entendent « mondialisation », il convient d’être précis sur les termes. C’est bien l’ouverture des marchés, la globalisation, qui crée un appauvrissement relatif de la classe moyenne basse mais ce n’est pas la dérégulation du marché du travail car cela n’a pas eu lieu.

Pourtant, dans son analyse, Pierre Courtioux admet lui-même que les classes moyennes sont celles qui ont le plus résisté aux crises économiques dans le monde. N’est-ce pas contradictoire ?

Selon lui, si les classes moyennes ont résisté, c’est grâce à un Etat-providence et à un système de soutien qui est très fort. L’Etat a créé artificiellement de l’épargne et protégé l’épargne pour les classes moyennes. Les licenciements ont été rendus plus difficiles. Il n’y a donc pas eu de libéralisation du marché du travail. Il y a eu des mécanismes d’accompagnement et de soutien des classes moyennes.

L’économie repart. Le marché du travail est dual. Il y a du chômage et une pénurie d’emplois. Or, les pénuries d’emplois ne se trouvent que dans des secteurs qui concernent principalement les classes moyennes inférieures, typiquement les services, la restauration, des postes de chauffeurs, de manœuvres, d’ouvriers... La réalité est donc multifactorielle. L’Etat a certainement aidé. Là où l’Etat n’est pas aussi présent comme aux Etats-Unis le délitement a été plus fort. Mais il y a aussi un effet macro-économique qui est très fort. L’économie repart avec des besoins dans les secteurs que l’on appelait à faible valeur ajoutée. Cette pénurie s’explique car la France n’a pensé qu’à créer une industrie de service et de tertiaire. Or, nous sommes aujourd’hui avec une forme de réindustrialisation suite aux récentes crises. Il y a un besoin plus important. Les classes moyennes en profitent donc. D’un point de vue plus général, c’est ce qu’a observé Branko Milanovic, le père de la courbe de l’éléphant. Il a publié un article en décembre dernier en indiquant que la courbe de l’éléphant avait disparu. Les plus pauvres s’enrichissent plus vite que la classe moyenne qui s’enrichit plus vite que la classe la plus riche. Il y a un effet de rattrapage qui est macroéconomique et qui est dû aux interactions de plus en plus fortes entre des économies émergentes et des économies développées.   

N'est-ce pas, à l’inverse, les rigidités du marché du travail français qui se retournent contre les plus fragiles ?

A court terme, ce qu’observe Pierre Courtioux dans ses articles est véridique. Il est vrai que vous protégez davantage les personnes en emploi si vous rendez plus difficiles les licenciements, si vous régulez davantage le marché du travail pour interdire les emplois flexibles, l’emploi intérimaire, les CDD, le travail temporaire. Evidemment que ceux qui sont déjà en emploi sont protégés. Mais il y a quelque chose qu’il omet de dire. Cela a deux effets. Alors que l’on a évité que la classe moyenne se déchire et qu’il y ait un tassement des classes les plus populaires parmi la classe moyenne. Mais elles restent dans la classe moyenne plutôt que de s’appauvrir. Il y a, en revanche, une contrepartie. Il y a moins de personnes de la classe moyenne aisée qui deviennent riches.

Plus vous protégez ceux qui sont les plus précaires mais déjà en emploi et plus vous rendez difficile l’accès à l’emploi pour ceux qui sont les plus précaires parce qu’ils n’en ont pas encore.

Cela reste un débat et qu’il est teinté d’idéologie. Il est compliqué de savoir quel mécanisme est responsable du travail à temps partiel par exemple. Est-ce à cause du fait que cela soit dérégulé comme le pense cet économiste, ce dont il est possible de douter ? Ou est-ce qu’au contraire, c’est parce que le marché est tellement régulé que finalement les patrons voient davantage de bénéfices à faire fonctionner du travail à temps partiel en réfléchissant aux difficultés et aux risques s’ils ne tombent pas sur les bonnes compétences à un moment où, l’INSEE le démontre, il y a une inadéquation entre les demandes et l’offre de compétence qui est en train d’exploser. S’il ne s’agit pas de la bonne personne et que les patrons sont incapables de la licencier parce qu’elle a été embauchée à temps plein, l’employeur va se retrouver piégé. 90 % des licenciements qui finissent aux prud’hommes sont perdus  par les entreprises. Les dirigeants sont donc tentés de se diriger vers des CDD ou des emplois à temps partiel. Les deux arguments s’entendent. Il est possible de penser que ceux qui restent sur le bord du chemin, ceux qui ont du mal à trouver leur premier emploi et ceux qui sont dans le halo du chômage parce qu’ils sont en CDD ou au travail à temps partiel sont victimes de la réticence des entreprises. Mais cela peut parfaitement se comprendre car embaucher quelqu’un et prendre le risque de l’embaucher sans pouvoir le licencier est trop coûteux.

À quel point l’absence de référence sur la tertiarisation de l’économie manque cruellement dans l’analyse de cet économiste ?

La tertiarisation de l’économie a forcément un impact à court et à moyen terme. Il y a un décalage entre la formation et les besoins. Il y a dans le même temps une très forte tertiarisation de notre économie et une réindustrialisation suite au Covid et suite à l’Ukraine, ces phénomènes ont des effets immédiats. Mécaniquement, les catégories socioprofessionnelles qui travaillaient dans le secteur tertiaire dont on a moins besoin soudainement se retrouvent dans une situation qui est plus précaire. Cela n’est pas pris en considération. Dans le tertiaire, il y a beaucoup plus de saisonnalité. Quand vous avez un marché du travail qui est rigide, vous préférez avoir des gens qui ont un statut précaire. Vous ne pouvez pas les prendre à temps plein.

Il n’y a aucune politique qui a été faite pour accompagner véritablement cela. L’effet en miroir de la tertiarisation de l’économie est l’uberisation du travail. Cela n’est pas uniquement subi par les indépendants ou par les personnes freelance. Pour une grande partie, cela est souhaité. Considérer que le problème d’avoir un appauvrissement des plus pauvres de la classe moyenne est lié au fait que l’on a un marché du travail qui pourrait devenir plus flexible et donc demander à rigidifier le marché du travail, cela ne prend pas en compte le fait qu’une grande partie des gens qui viennent justement de quitter cette catégorie et cette classe moyenne inférieure qui désire elle-même devenir free lance. C’est un très bon moyen de s’enrichir et de retrouver des valeurs que l’on n’a pas dans l’emploi salarié : une autonomie plus grande, un choix permettant d’être sur différents emplois en même temps, la possibilité de créer des organisations et des activités qui ont un objectif sur du très court terme avant de reprendre son indépendance. Tout cela fait partie de l’évolution actuelle de l’économie. Cette étude explique qu’il faut avoir des réformes qui rendent le travail moins flexible, cela ne prend pas en considération le fait que l’on est dans cette période charnière où la tertiarisation de l’économie est en train de ralentir et il y a une réindustralisation. Et de l’autre côté, toute l’économie qui touche de près ou de loin au numérique a en fait favorisé l’essor du travail indépendant. Les personnes indépendantes sont pour la plupart très contentes de l’être. Vouloir régler le problème de la classe moyenne la plus pauvre en empêchant cette tendance qui est une tendance lourde et désirée par la population est aussi problématique. Il y a un risque de protéger une toute petite partie de cette catégorie au détriment de ceux qui sont très contents. Leur problème n’est pas le statut en tant que tel mais le revenu. Si l’objectif est d’améliorer le revenu, alors ce n’est peut-être pas le statut du travail qui compte. Différents présidents du MEDEF avaient beaucoup travaillé sur cette question et ces enjeux. Ils souhaitaient revoir complètement le statut du travail. Ils songeaient à abolir l’idée du salariat, de la différence entre le CDD et le CDI. Cela prendrait la forme d’une sorte de contrat unique, universel et qui permette d’être auto-entrepreneur et d’être employé à certains moments. Pourquoi cela n’est pas fait ? Cela flexibiliserait beaucoup le marché du travail et cela permettrait à beaucoup de gens en même temps de tenter une aventure entrepreneuriale, de gagner plus d’argent en plus puis d’avoir un travail qui soit plus protégé. La totalité de notre système d’Etat-providence est assis sur le salariat. Cela serait très favorable au marché du travail et aux travailleurs qui sont sur le marché de l’emploi. Mais cela nécessite de revoir complètement la façon dont on va collecter la taxe afin de pouvoir faire fonctionner ce marché du travail. Tout le financement de l’Etat-providence est assis sur le salariat, sur le salaire brut et super brut. S’il n’y a plus de statut de salarié, les gens vont se sentir beaucoup plus libres. Comment l’Etat va financer tout ceci ? Cela reste un mystère.

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