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Le sportif, ce nouveau héros de temps de paix
©OLIVIER MORIN / AFP

Bonnes feuilles

Boris Cyrulnik et Philippe Bouhours publient "Sport et résilience" aux éditions Odile Jacob. Les sportifs ont beaucoup à nous apprendre sur ce qui permet de surmonter l’adversité. Boris Cyrulnik et Philippe Bouhours nous montrent comment le sport, aussi bien le tennis que le football ou le triathlon paralympique, favorise le développement de la résilience.

Boris Cyrulnik

Boris Cyrulnik

Boris Cyrulnik est psychiatre, psychanalyste, neurologue et éthologue.

Responsable d'un groupe de recherché à l'hôpital de Toulon, il est un spécialiste de la résilience.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont le plus récent est Quand un enfant se donne "la mort" (Odile Jacob / 2011).

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Philippe Bouhours

Philippe Bouhours

Philippe Bouhours est psychiatre, spécialisé en thérapie comportementale et cognitive.

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Une victoire sportive due à la qualité physique et psychique d’un compétiteur possède un implicite idéologique qui donne un sens social et politique à la performance. Quand la France a remporté le championnat du monde de football en 1998, cette victoire a aussitôt pris la signification d’une nation unie qui intègre les hommes de couleurs différentes. Quand les accords d’Oslo en 1995 ont donné l’illusion d’une paix au Proche-Orient, c’est un match de football qui a été chargé de représenter la victoire et la fête palestinienne. De même qu’un soldat accepte de mourir en héros pour donner à son peuple une victoire physique ou morale, un sportif dédie son succès à son groupe d’appartenance. Quand Alphonse Halimi, né à Constantine, remporte le championnat du monde de boxe poids coq, face à l’Irlandais Freddie Gilroy, il s’écrie : « J’ai vengé Jeanne d’Arc », tant il se sent français. Mais quand le judoka Djamel Bouras dédie sa médaille olympique « aux musulmans du monde entier », il dévoile un sentiment d’appartenance très différent. 

Lorsqu’on perd une guerre, on peut mourir en héros. Le général Custer, lors de la bataille de Little Big Horn en 1876, commet une série de fautes militaires qui donnent la victoire à la coalition indienne dirigée par le Sioux Sitting Bull. Il sera pourtant héroïsé par des dizaines de films, le montrant seul survivant au milieu de ses hommes tués, tenant encore tête aux méchants Indiens, avec un tronçon d’épée brisée. « On est comme ça, nous les Américains » signifie l’héroïsation de ce général responsable de la défaite. 

Il est pourtant facile de faire dériver une image. Partant du héros dont on a besoin pour se sentir moins faible ou réparer une humiliation, on l’oriente rapidement vers une idole. Jesse Owen, avec ses réelles qualités physiques, est devenu l’icône de la lutte antiraciste ; de nombreux Allemands se sont laissé convaincre et sont venus féliciter le Noir triomphant qui avait ridiculisé les idées racistes. Mais en rentrant aux États-Unis, le champion redevenait le Nègre qui n’avait pas les mêmes droits que les Blancs. Beaucoup de jeunes aujourd’hui adorent les tee-shirts imprimés avec la belle image du Che Guevara avec sa barbe de gauche et son étoile marxiste6. En adorant l’image et en ignorant la vie et la théorie de ce révolutionnaire, ils en ont fait une idole qui ne veut plus rien dire. 

Depuis les années 1980 est apparu, en France, un phénomène sportif qui ne concerne ni les héros ni les surhommes. Le jogging, course lente et longue comme une promenade, n’a pas de champion ni de héros. De plus en plus de femmes revêtent une tenue de sport et courent en bavardant avec une copine ou avec leur compagnon. Elles ne veulent pas sauver la France ni gagner une médaille prouvant leur surhumanité. Elles veulent courir, maigrir, prendre une douche et aller au travail. Les coureurs anonymes, antichampions, antihéros prouvent que l’épanouissement personnel, le bien-être physique et mental sont devenus une valeur de la culture occidentale. Il ne s’agit plus de sacrifices ni de réparation d’une humiliation. Un tel événement ne mérite pas une narration épique, on court, on bavarde, on se sent mieux, c’est tout. Mais cette agréable banalité devient la preuve d’une culture en paix. Dans un pays en guerre, le jogging n’existe pas. 

Le héros sportif est soumis comme tout héros à la dérive sémantique et à une récupération idéologique. Selon son contexte culturel, il peut signifier l’intégration des étrangers dans une belle France à construire ensemble, la revanche d’un Nègre prouvant qu’il n’est pas un être inférieur ou le triomphe de Narcisse qui ne pense qu’à lui-même et à gagner beaucoup d’argent en méprisant ses supporters idolâtres. 

Un événement glorieux est facile à pervertir. Les films de Leni Riefenstahl devaient montrer le corps mince et musclé de beaux jeunes gens blonds, illustrant la qualité de la race aryenne. Emil Zátopek devait remporter la victoire des courses de 5 000  et 10 000  mètres en 1948 et en 1952, pour prouver la qualité de l’organi sation communiste. Et dans les universités américaines, on n’hésite pas à engager, à fort prix, des champions de basket de façon à augmenter les inscriptions payantes de nouveaux étudiants. 

C’est dans le récit que se constitue l’héroïsme. De nombreuses performances extraordinaires n’ont jamais été racontées parce que la société n’en voyait pas l’usage. À l’inverse, quelques événements sans importance dans le réel ont été transformés en épopée de façon à galvaniser les spectateurs et les faire marcher comme un seul homme. L’héroïsation est une procédure psychosociale. Un groupe choisit parmi quelques candidats celui qu’il va adorer à mort. Le héros rallume l’espoir et panse l’humiliation. 

Nos sociétés modernes ayant renoncé aux empires coloniaux, ayant vaincu les régimes totalitaires, n’ont plus aucune raison  d’engendrer d’épopées de grands héros. Quelques héros momentanés suffisent en temps de paix, pour nous venger d’une défaite au rugby ou pour faire briller un groupe auparavant amoindri. Mais un langage totalitaire est un train de renaître10. Il décrit ses martyrs, ce qui est une manière de légitimer sa propre violence. Quels sont les héros que ce nouveau discours social va susciter ? Les héros de temps de guerre apportent la preuve d’une société malade. Nous allons bientôt regretter ces héros de temps de paix que constituent les bataillons de sportifs. 

Extrait du livre de Boris Cyrulnik et Philippe Bouhours, "Sport et résilience", publié aux éditions Odile Jacob

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