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Le progressisme nord-américain, ce nouvel ordre moral aux tentations totalitaires
©Frédéric Scheiber / Hans Lucas / AFP

Idéologie

Prétendant incarner le bon ordre moral, le progressisme cherche de manière réactionnaire à être la norme en clamant "La norme, c’est nous".

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Je reviens du Québec au Canada où la conférence que je devais donner sur l’émerveillement a été annulée à la dernière minute. En cause, les critiques que j’a formulées il y a dix ans à propos du caractère  prométhéen du mariage pour tous. Cette censure est révélatrice d’une situation plus globale qui vient de loin et qui frappe particulièrement la société nord-américaine.  

Le 9 Décembre 2022, une professeure de danse a été exclue de Sciences-Po Paris  pour avoir  utilisé les mots « homme «  et « femme » lors de son cours en parlant notamment du couple homme-femme. Le 20 Octobre 2019, Sylviane Agacinski a dû annuler une conférence prévue à l’université de Bordeaux à la suite de ses réflexions critiques à l’égard de la théorie du genre, selon elle antiféministe.    À Montréal, les libraires refusent d’exposer les livres de Matthieu Bock-Côté à cause de sa critique de la pensée unique. Ainsi, Matthieu Bock-Côté est devenu Matthieu boycotté. Il est aujourd’hui devenu interdit de parler d’homme et de femme. Quand on le fait, on est accusé de discriminer la minorité qui ne se reconnaît pas dans ce couple. On parle d’homme et de femme ? On « genre » l’humanité. On veut lui imposer une identité. Ce refus du genre qui tourne à la phobie s’apparente au rejet phobique de tout ce qui n’est pas de gauche. 

Depuis longtemps, le monde est divisé entre gauche et droite. Souvent, la gauche incarne le bien et la droite le mal :  qui prononce une parole jugée non-conforme se voit immédiatement interdit de poursuivre son discours par cette parole-couperet : « Qu’est-ce que tu es réac ». Il faut être de gauche. Hors de la gauche, point de salut. Aujourd’hui, on continue toujours de juger le monde par rapport à la gauche. Une chose a changé toutefois. On juge désormais aussi en fonction du genre.  La couleur du bon camp était hier le drapeau rouge symbolisant la révolution.  Aujourd’hui, elle est en plus le drapeau arc-en-ciel.  Quand il se repent d’avoir détruit Sodome et Gomorrhe, afin de signifier la nouvelle alliance qu’il entend passer avec les hommes, Dieu utilise l’arc-en-ciel. Aujourd’hui, le drapeau arc-en-ciel est là pour signifier le repentir que le nouveau camp du bien entend organiser. Le monde a « genré ». Qu’il se prépare à demander pardon de l’avoir fait et qu’il s’interdise désormais de le faire.  Non seulement, il faut être de gauche, mais il faut être LGBT et en particulier trans. En dehors du trans, point de salut. Cet interdit renvoie au sacré et à sa laïcisation qui est apparue dans le monde moderne avec les Lumières au 18ème siècle. 

Les sociétés humaines qui sont fondamentalement affectives ont besoin à la fois de s’envoûter et de se désenvoûter. Trop d’envoûtement ? Cela ne va pas. Il y a trop de passion. Pas assez ? Cela ne va pas non plus. Il n’y en a pas assez. Pour trouver un juste équilibre entre les deux, il existe la solution du sorcier. Désenvoûtant les esprits en désignant un ennemi à détester, celui-ci envoûte en créant un phénomène d’unité contre et donc d’amour autour de cette détestation.  

Pendant longtemps, l’Église a joué le rôle de grand sorcier. Il y avait le bien, à savoir la religion, et  Dieu, et le mal, les mécréants et le diable. En créant un phénomène de haine contre le diable, l’Église a permis d’envoûter tout en désenvoûtant. Elle a ainsi réussi à structurer l’affectivité collective. 

Au 18ème siècle, avec les Lumières, les choses changent. Comme Goya, le siècle pense que grâce à la Raison, il est possible de chasser les ténèbres. Il se trompe. Avec Rousseau, le diable prend un autre visage. Il s’appelle la propriété et non plus la possession. Dieu prend, lui aussi, un autre visage.  Il s’appelle le Peuple. Au 19ème puis au 20ème siècle, à travers le mythe révolutionnaire, ce couple donne le socialisme qui est Dieu sur terre face au capitalisme qui incarne le diable. Rousseau avec la propriété et le peuple est le grand sorcier  qui a envoûté le monde moderne en le désenvoûtant de la religion. À la suite de Rousseau, les plus grands esprits se sont laissés ensorceler.   Sartre par exemple, pour qui le marxisme a été Dieu  et l’anticommunisme le diable. On se souvient de deux de ses formules : « Le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps » et « Tout anticommuniste est un chien ». 

Le socialisme a ensorcelé le monde jusqu’à ce qu’un nouvel ensorcellement ne survienne avec la philosophie française  hypercritique.  En se développant, par le passé, la philosophie  a donné naissance à une métaphysique dogmatique de type scolastique. Étouffant dans ce système, la pensée du 18ème siècle est devenue  résolument antimétaphysique. Au 19ème siècle, avec Nietzsche, cette critique s’est  transforme en pratique du soupçon. Il y a une vitalité de la pensée, explique-t-il, mais elle est occultée  par le ressentiment qui sévit dans la religion avec Dieu, dans la morale avec la conscience  et dans la métaphysique avec l’être. On renoue avec la pensée vive en déconstruisant ces idoles à travers un procès critique implacable séparant le monde en amis et en ennemis. 

Chez Nietzsche, si les amis sont les grands rebelles comme Dionysos le dieu de l’ivresse, les ennemis sont la pensée chrétienne.  Chez Heidegger, alors que l’ami se trouve dans la poésie et le poète, l’ennemi se trouve dans la métaphysique religieuse de l’être appelée  onto-théologie. Chez Foucault, qui relit Nietzsche, l’ami se trouve dans la pensée du soupçon et l’ennemi dans les systèmes de pouvoir comme la clinique, la psychiatrie et le système judiciaire. Chez Derrida, qui relit Heidegger, l’ami se trouve dans la déconstruction et l’ennemi dans  le Logos ou Raison. Chez Deleuze enfin, l’ennemi se trouve dans la paranoïa et l’ami dans le schizo. 

Quand Freud a introduit la psychanalyse aux Etats-Unis, il a pensé, et il n’a pas eu tort, que les Américains allaient s’en servir uniquement  pour avoir une bonne sexualité.  Quand l’Amérique découvre la philosophie française, elle s’en sert pour asseoir un ultra-individualisme hyper-libéral afin d’étancher la soif d’identité, de pureté et de folle liberté qui la dévore. Alors que la déconstruction à la française a entendu lutter contre toute vérité, tout modèle et toute identité, la déconstruction à l’américaine met en place une destruction de la vérité qui est la vérité de toute vérité, une destruction des modèles qui est le modèle de tous les modèles et un destruction de l’identité qui est l’identité de toutes les identités. 

L’Amérique, qui est un melting pot, est composée de minorités juxtaposées. Assoiffées de reconnaissance, il n’y a pas plus identitaire. En prenant leur défense, loin d’en finir avec l’identité la pensée américaine a réactivé et réactive comme jamais   cette soif identitaire, laquelle n’hésite pas à tourner au communautarisme. 

L’Amérique est par ailleurs hantée depuis sa fondation par une soif de pureté. Née du désir de créer un nouveau monde préfigurant sur terre la Jérusalem céleste, elle  a tenté par le mouvement hippie des années 60  de revenir à la pureté des indiens appelés les autochtones. À travers le wokisme, cette pensée dite de l’éveil,  qui fait la chasse à tout ce qui est censé être raciste, cette quête de pureté tourne à une rage de purification semant la terreur sur les campus. 

Enfin, l’Amérique, on le sait, voue un culte à la liberté individuelle et notamment à la liberté de choix qu’elle entend défendre par les armes s’il le faut. D’où l’importance de leur autorisation. A priori, tout oppose l’Amérique moyenne et les avant-gardes. Ce n’est qu’une apparence. Quand les mouvements LGBT désireux de pouvoir exprimer totalement leur orientation sexuelle entendent défendre leur liberté, ils se reconnaissent dans la lettre Q, signifiant Queer, qui veut dire étrange, bizarre, fou. Cette folie, qui pousse à l’extrême le culte américain de la liberté, prétend vouloir s’affranchir de tout modèle. S’érigeant en vérité de toutes les vérités et,  par là même en ordre moral absolu, rien n’est plus normalisateur. Rien n’est plus réactionnaire. 

Quatre limites structurent la vision courante  du monde : la différence homme-femme, la différence homme-machine, la différence homme-animal et la différence réel-virtuel. Or, le fin du fin en matière d’avant-garde consiste à faire sauter ces quatre limites. Ce qui donne la levée de la différence homme-femme par l’artiste Conchita Wurz qui a gagné le concours de l’Eurovision pour l’Autriche en se présentant comme une femme dans une robe longue avec une tête d’homme barbu.  Cela donne la levée de la différence homme-animal par une philosophe américaine qui raconte dans un livre ses ébats érotiques avec sa chienne. Cela donne encore la levée de la différence homme-machine à travers le film Titane, primé à Cannes, mettant en scène une jeune femme engrossée par un camion. Enfin, cela donne la levée de la différence réel-virtuel à travers la nationalité saoudienne accordée à un robot nommé Sofia qui est capable de mimer la tenue d’une conversation humaine. Judith Butler, la cheffe de file  de la théorie du genre, a écrit un ouvrage intitulé Trouble dans le genre, dans lequel elle défendait la fin de la vérité et de l’identité afin de « libérer tous les possibles ». Aujourd’hui, constatons le, sous la forme de gestes spectaculaires, à travers la création d’un monde intermédiaire où il n’y a plus ni homme ni femme, ni animal, ni machine, ni réel, le trouble est installé de façon hallucinée et hallucinante. 

On s’est étonné hier que la gauche, soucieuse de liberté, ait pu devenir une idéologie totalitaire faisant une chasse impitoyable à ses opposants. On s’étonne aujourd’hui que la tolérance outre-Atlantique donne naissance à une tolérance répressive particulièrement intolérante. Ce n’est guère étonnant. La gauche n’a pas cherché la liberté. Elle a cherché à être la norme de la liberté. D’où le paradoxe qui a été le sien et qui le demeure, à savoir être progressiste sur un mode réactionnaire en étant l’incarnation du bon ordre moral.  En Amérique, on a affaire à un phénomène analogue. Derrière une soif apparente de libération à l’égard de tout modèle,  les avant-gardes ne cherchent pas la nouveauté, la liberté et la création. Prétendant incarner le bon ordre moral, Elles cherchent de manière réactionnaire à être la norme en clamant « La norme, c’est nous ». Le radicalisme religieux qui veut être la norme religieuse  sème la terreur sur un mode sanglant. Le  radicalisme libéral qui veut être la norme idéologique sème la terreur sur un mode mental. 

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