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Le gaullisme politique : les orphelins de Charles de Gaulle face à la mythologie du Général
©CHARLES PLATIAU / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Denis Tillinac publie le "Dictionnaire amoureux du Général" chez Plon. Charles de Gaulle a imaginé le roman de sa vie et l'a imposé sur le théâtre tragique de l'Histoire en amoureux d'une France qui aujourd'hui encore lui doit presque tout. Denis Tillinac a voulu honorer sa dette en érigeant au Général le tombeau qu'il mérite. Extrait 1/2.

Denis  Tillinac

Denis Tillinac

Denis Tillinac est écrivain, éditeur  et journaliste.

Il a dirigé la maison d'édition La Table Ronde de 1992 à 2007. Il est membre de l'Institut Thomas-More. Il fait partie, aux côtés de Claude Michelet, Michel Peyramaure et tant d'autres, de ce qu'il est convenu d'appeler l'École de Brive. Il a publié en 2011 Dictionnaire amoureux du catholicisme.

 

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Et maintenant, que peut-il advenir des orphelins de la « princesse » et de son amant de cœur ? « De Gaulle est mort, la France est veuve » : j’étais étudiant quand Pompidou annonça la nouvelle à la télévision. « Venu trop tard dans un monde trop vieux », je n’ai rencontré que quelques témoins du gaullisme de la haute époque – Messmer, Galley, Jullian, Clostermann, Triboulet, Guéna, Bénouville, Foccart, Chaban-Delmas, Dupuy, Baumel, Neuwirth. Il fallait de l’imagination pour restituer à ces grands notables leur jeunesse aventureuse à l’enseigne de la croix de Lorraine. Aux obsèques d’Yves Guéna, dans la cour d’Honneur des Invalides, je côtoyais des anciens de la 2e DB en uniforme, la poitrine constellée de décorations : survivants ultimes – et très âgés – d’une geste que j’ai apprise dans les livres. 

La première fois que je suis entré dans le bureau du Général, peu de jours après l’élection de Chirac en 1995, mon émotion fut brève. L’Histoire avait déserté ce palais depuis belle lurette, et ce bureau a hébergé trop de présidents dont les noms sont tombés dans l’oubli. Le peu de verdure que l’on voit des fenêtres, les murs qui l’emprisonnent inspirent des envies d’évasion. 

Le Général n’était pas un président, engeance ordinaire : même aujourd’hui, les postgaullistes en charge de sa mémoire disent « le Général », façon de cultiver un entre-soi de sectateurs d’une même confrérie. « Monsieur le Président », c’est pour les autres. Tous les autres. J’aurais préféré qu’il installât sa Ve République sous le donjon de Vincennes comme il en fut question. Le voisinage de Saint Louis eût mieux convenu au personnage que ceux de la Pompadour, de Caroline Murat ou de Mme Steinheil, la copine de Félix Faure. C’est au rez-de-chaussée de l’Élysée que Napoléon signa sa dernière abdication. C’est de l’Élysée aussi que partit la dernière dépêche officielle, le 27 avril 1969 : « Je cesse d’exercer mes fonctions. Cette décision prend effet demain à midi. » 

Chirac m’a accordé sa confiance et son amitié ; je m’en honore. Mais bien qu’ayant été ministre du Général pendant deux ans – 1967-1969 –, il a pris son envol sous la houlette de Pompidou. Comme Balladur, Pasqua, Charbonnel, Peyrefitte, Pons, Mazeaud, Juillet ou Godfrain, pour citer des gaullistes de la dernière génération que j’ai eu la chance de fréquenter. Parmi tant de souvenirs, mes déjeuners en tête à tête avec Marie-France Garaud, quai Anatole-France, auront été de belles plages de nostalgie. 

Du temps où Chirac habitait l’Élysée, lors de son premier mandat (1995-2002) on voyait encore des photos du Général debout et casqué sur son char à Montcornet, de Malraux en colonel Berger avec son béret et sa cigarette, dans les locaux du RPR à l’Assemblée. Le RPR était une bouture approximative et hors saison du RPF, incidente avortée mais romanesque de la légende. Il en restait comme un arrière-goût. C’était mieux que rien. On a fondu le RPR dans une droite informe et insipide, un brouet mal assaisonné de la CDU allemande et des tories anglais ; le postgaullisme ne pouvait qu’y laisser ses  dernières plumes. Le vent de l’oubli les a dispersées. 

De quel bois les orphelins de ma sorte peuvent-ils se réchauffer ? Le gaullisme ne saurait sans abus de propriété se réclamer d’une doctrine. La dignité de l’État, la souveraineté et la grandeur de la France ne sont pas les articles d’un catéchisme. L’appel du 18 Juin et ses suites relèvent de la chanson de geste et du roman de cape et d’épée, quelquefois du roman d’espionnage, sans la pollution d’une idéologie. Il faut le répéter, le Général a séduit, puis déçu, la droite, la gauche, les centres et les ultras. 

Le ressort de la mythologie gaullienne tient à sa relation à l’Histoire longue, l’Histoire lourde, comme on dit d’une certaine artillerie, celle qui infléchit le destin des peuples. Le gaullisme est un romantisme, avec sa part de tragédie : car les héros du romantisme meurent et leurs égéries se morfondent dans une solitude sans remède. 

Le gaullisme est un mot de passe entre irréguliers que l’air du temps indispose – un veto du cœur ou des tripes au fatum, un antidote à la chute dans le temps. À ce titre, il est indémodable. L’honneur exalté, la France idéalisée, une approche à la fois sacrificielle et empanachée de l’action, voilà ce qu’il propose aux enfants paumés d’un pays présentement sans phares ni boussoles. Moi parmi tant d’autres. 

Le gaullisme est une nostalgie, mais pas stérile car recélant la vertu de rameuter les âges de l’Histoire pour tirer du simple patriotisme la matière d’un universalisme. En quoi il échappe à cette pathologie infantile ou sénile : le nationalisme. Tous les « ismes » sont mortifères, et le Général, dans ses jeunes années, a su s’immuniser contre leurs poisons. Ce ne fut pas le moindre de ses mérites quand tant d’esprits distingués et de belles plumes se sont fourvoyés dans la défense et illustration de Staline ou de Hitler.

La légende des origines – le 18 juin 1940 – est née dans les convulsions de l’Histoire. C’était la guerre, il fallait faire un choix, et s’y tenir. En temps de paix, la posture gaullienne oppose une récusation, idéaliste si l’on veut, irrationnelle même, à l’ordre régi par la rationalité des économistes, des techniciens et des sociologues. Certes, mieux vaut un pays prospère que démuni, et dans ce monde « mécanique » que le Général aimait aussi peu que Bernanos, la France ne peut pas se fixer comme but de devenir un jardin d’Arcadie, sauf à prendre congé de l’Histoire. C’est pourquoi il l’a mise sur les rails d’un « progrès » qu’il ne confondait pas avec la civilisation. Mais, au fond, qu’elle soit la huitième puissance économique mondiale ou la quinzième, peu nous chaut ! Qui s’intéresse au coureur qui a terminé le Tour de France à la huitième place ? On se souvient de Bobet, d’Anquetil, de Hinault, à la rigueur de Poulidor parce qu’il terminait deuxième, loin devant le peloton. 

Le gaulliste est l’amoureux transi d’une France belle et altière – et il ne lui déplaît pas qu’au bal des nations elle virevolte en solo. Dans ses moments de grâce, elle était toujours seule contre des coalisés, toujours les mêmes, d’ailleurs, depuis Bouvines. 

Je suis d’une génération où les marxistes invoquaient la Russie des soviets, la Chine de Mao ou le Cuba de Castro ; les socialistes, le modèle suédois ; les libéraux, le modèle américain. Pour l’heure, les « raisonnables » voudraient nous convertir au droit anglo-saxon et à la moraline scandinave. La déraison gaulliste s’inscrit en faux contre ce mimétisme ; à son aune la France n’a ses raisons d’être qu’en invoquant sa propre symbolique, puisée dans sa propre mémoire.

Nous autres, les orphelins, quel autre recours contre la passivité voyeuriste dans laquelle on veut nous encager que de pérenniser le songe gaullien en ressuscitant l’esprit de chevalerie ? Quelle autre issue à l’indifférenciation qui anesthésie les esprits, au nihilisme qui assèche les âmes ? Quel autre contrepoison au mercantilisme fou que par abus de langage et anachronisme grossier on qualifie indûment de « civilisation occidentale » ? Les figures du Cid de Corneille, des mousquetaires de Dumas et du Cyrano de Rostand se sont accolées miraculeusement dans l’héroïsme gaullien ; il nous incombe d’inventer une nouvelle synthèse. Tout compte fait, nous sommes orphelins sans doute, mais pas sans héritage.

Extrait du livre de Denis Tillinac, "Dictionnaire amoureux du Général", publié chez Plon

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