L’Ukraine n’est pas près d’adhérer à l’UE<!-- --> | Atlantico.fr
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Ursula von der Leyen et Volodymyr Zelensky lors d'une visite officielle de la présidente de la Commission européenne.
Ursula von der Leyen et Volodymyr Zelensky lors d'une visite officielle de la présidente de la Commission européenne.
©Sergueï SUPINSKY / AFP

Candidature de Kiev

Alors que l’on dit aujourd’hui que l’Ukraine ne gagnera pas la guerre d’agression de la Russie, l’on commence à réfléchir à ce qu’elle deviendra dans un avenir proche. Par coïncidence, au même moment, la Commission européenne propose au Conseil d’ouvrir des négociations sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. La générosité politique conduira-t-elle une fois de plus à des solutions non optimales ?

Samuel Furfari

Samuel Furfari

Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie depuis 20 ans, docteur en Sciences appliquées (ULB), ingénieur polytechnicien (ULB). Il a été durant trente-six ans haut fonctionnaire à la Direction générale de l'énergie de la Commission européenne. Auteur de 18 livres.

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Il semble que l’impasse dans laquelle se trouvent les combats sur plus d’un millier de kilomètres de front dans le Donbass n’aide pas l’Ukraine. Nous entendons dire que l’aide promise par « l’Occident », si ce terme a encore un sens, n’arrive pas, ou arrive trop peu ou trop tard. D’une certaine manière, ils auraient promis d’aider l’Ukraine non pas pour qu’elle gagne, mais pour qu’elle ne s’effondre pas. Volodymyr Zelensky a beau avoir contredit son chef d’état-major, Valeri Zaloujny, qui parlait d’enlisement, la perte de confiance dans la victoire ukrainienne se propage.

Coïncidence, alors que les commentaires sur cette impasse préoccupante pour l’Ukraine se multiplient, la Commission européenne, sans surprise au vu des promesses maintes fois répétées d’Ursula von der Leyen, propose au Conseil européen de décider d’ouvrir des négociations sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Cela aura donné une bonne nouvelle à Volodymyr Zelensky alors qu’il était frappé par la nouvelle de l’enlisement qu’il refuse. Facile à dire, mais difficile à réaliser.

Dangereux précédents

L’adhésion de la Grèce à l’Union européenne en 1981 s’est faite dans la précipitation, l’objectif étant de stabiliser la démocratie pour éviter le retour au pouvoir des Colonels. Mais le pays n’était pas prêt. Pour en avoir parlé à l’époque avec mes collègues grecs au sein de la Commission européenne, j’ai encore présent à l’esprit le voyage du président de la Commission européenne, Jacques Delors, à Athènes en mai 1992, voyage qu’il avait intentionnellement entrepris pourcritiquer sans détour la Grèce pour sa mauvaise utilisation de la manne communautaire. L’argent était dépensé sans aucun impact positif sur l’économie ou la qualité de vie de la population. Cette corruption a prévalu jusqu’à la crise financière impitoyable de 2008. La Grèce avait rejoint l’UE sans en respecter les règles. Ce n’est qu’avec le gouvernement actuel que le pays est enfin remis en ordre. Cela a pris plus de quarante ans.

Lorsque Chypre a rejoint l’UE, celle-ci a commis une autre erreur. L’île était divisée par un conflit gelé depuis l’invasion par la Turquie en 1974. En 2004, la République turque de Chypre du Nord, reconnue uniquement par la Turquie, avait accepté le plan Annan des Nations unies pour la réunification de l’île, mais les trois quarts des électeurs chypriotes grecs ont rejeté ce plan de réunification-pacification. L’UE pensait qu’une fois Chypre dans l’Union, les choses s’arrangeraient. Il y a dix-neuf ans et rien n’a changé et le conflit demeure gelé depuis un demi-siècle. La corruption à Chypre n’est pas éradiquée. En octobre 2013, le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe a publié un rapport préoccupant : « la question des conflits d’intérêts, y compris en ce qui concerne le pantouflage, est particulièrement problématique à Chypre, et la manière dont elle est traitée a une portée plutôt restreinte ».

Or on sait que la corruption en Ukraine est sans commune mesure avec celle qui sévissait en Grèce et qui est encore latente à Chypre. Ne serait-il pas prudent plutôt que de succomber au sentimentalisme d’attendre l’éradication de la corruption avant de débuter les négociations ? Les deux exemples que l’on vient de citer devraient inspirer les dirigeants européens à ne pas mettre la charrue avant les bœufs.

Le processus d’adhésion de l’Ukraine sera long et incertain

Même si le Conseil accepte de débuter les négociations d’adhésion, pour que l’UE accepte l’Ukraine comme membre, il faudrait que le pays ne soit plus en guerre. Qui peut prédire combien de temps durera l’impasse évoquée par Zaloujny ? La Russie a-t-elle intérêt — avec ou sans Vladimir Poutine — à débloquer la situation pour voir l’Ukraine s’envoler vers l’UE et donc probablement vers l’OTAN ? Comme à Chypre, le conflit sera-t-il gelé pendant un demi-siècle ? Il y a de quoi ne pas être optimiste sur l’adhésion prochaine de l’Ukraine à l’UE.

L’admission à l’UE requiert l’accord unanime de tous les États membres. La Pologne et la Hongrie n’ont pas l’intention de l’accepter si l’Ukraine ne répond pas à leurs exigences historiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les Ukrainiens collaboraient avec les nazis, les horribles massacres de polonais vivant en Volhynie (dans le nord-ouest de l’Ukraine) ont laissé une marque indélébile dans la mémoire polonaise, le nombre de civils polonais tués étant estimé entre 35 000 et 100 000 pour la seule Volhynie et, selon les sources, entre 100 000 et 500 000 pour l’ensemble de l’Ukraine. De plus, le récent conflit sur le prix des céréales a conduit le Premier ministre polonais à déclarer qu’il ne livrerait plus d’armes à son voisin. La restitution des corps des massacrés de Volhynie reste un conflit ouvert entre les deux pays.

Quant à son voisin du sud, l’Ukraine ne peut ignorer les demandes de la Hongrie pour la protection de l’importante minorité hongroise de Transcarpatie qui, selon Budapest, est maltraitée par Kiev. Les Hongrois demandent à l’Ukraine de restituer à cette population les droits dont elle bénéficiait jusqu’en 2015. L’Ukraine oblige les minorités à recevoir au moins 70 % de l’enseignement en langue ukrainienne, de sorte, estime Budapest, que les enfants qui grandissent dans des familles de langue hongroise en Ukraine accuseront un retard considérable en matière d’éducation.

L’ombre de Washington

La guerre à Gaza a infléchi l’intérêt de l’administration Biden pour l’Ukraine ; elle sait qu’il n’est pas possible de fournir des armes à Israël et à l’Ukraine tout en conservant le stock nécessaire pour un éventuel conflit avec la Chine. Ce renversement du soutien envers l’Ukrainesera peut-être total en cas de victoire d’un républicain aux élections présidentielles dans un an. Par exemple, lors du débat du 8 novembre des candidats pour la primaire républicaine — en l’absence de Donald Trump, qui ne s’abaisse pas à ce genre d’exercice — les candidats ont été globalement d’accord sur le soutien à Israël dans sa guerre contre le Hamas. Mais des divergences sont apparues sur la poursuite du financement de l’Ukraine. On a même entendu l’entrepreneur des biotechs, Vivek Ramaswamy, prononcer le nom Zelensky et le mot nazi dans la même conversation, expliquant avec véhémence que « l’Ukraine n’est pas un parangon de démocratie ».

La relation particulière qu’entretient Volodymyr Zelensky avec Joe Biden n’est pas anodine. Il n’y a pas seulement une forte identité de vues entre eux, mais aussi une loyauté envers Washington de la part de Kiev, loyauté qui ne disparaîtra pas même après la guerre.

Le secrétaire d’État américain aux transports était à Kiev le 8 novembre pour annoncer que Robert Mariner, qui a travaillé sur des projets d’ingénierie pour l’armée de l’air et la marine américaines,allait devenir conseiller en infrastructures pour l’Ukraine. Ce conseiller sera basé à Kiev pour apporter un soutien technique à la mise en œuvre de projets dans le cadre des efforts de reconstruction du pays. Selon vous, quelles sont les entreprises qui bénéficieront le plus de l’argent américain et européen pour les infrastructures qui ont besoin d’être construites ?

Kiev sera un allié de Washington avant de devenir un allié de Bruxelles-Strasbourg, même s’il adhère à l’UE. Dans un monde de plus en plus fragmenté, est-il bon qu’un État membre qui bénéficiera tant des aides européennes de toutes sortes soit un cheval de Troie au sein de l’UE ?

Un défi énergétique en vue pour l’Ukraine

Nous savons que l’Union européenne a décidé d’abandonner les combustibles fossiles. Pourtant, l’Ukraine dépend presque exclusivement des combustibles fossiles, dont une grande partie importée de Russie. Une partie de son électricité est d’origine nucléaire, une ressource énergétique qui, jusqu’à récemment, était tabou à Bruxelles-Strasbourg.

Lorsqu’Annalena Baerbock, ministre allemande des Affaires étrangères, s’est rendue à Kiev au début de la guerre, elle a suggéré à Volodymyr Zelensky, stupéfait, de produire de l’hydrogène pour les riches Allemands. Dans son plan REPower EU de mai 2022, la Commission européenne a également proposé que l’hydrogène produit en Ukraine soit utilisé dans l’UE et que l’électricité ukrainienne soit exportée vers l’UE. C’est ahurissant ! Comment peut-on proposer de telles aberrations ? L’Hydrogène-énergie n’existe nulle part dans le monde (voir mon livre l’Utopie hydrogène), et encore moins dans un pays en plein effondrement. Comment peut-on parler d’importation d’électricité dans un pays où les Russes bombardent les centrales électriques ? Comment peut-on demander à un pays en faillite de produire des énergies renouvelables alors que nous, dans l’UE, n’avons pas réussi à dépasser les 3 % du bilan énergétique primaire malgré des dépenses de plus de mille milliards en subventions diverses ?

Il est certain que l’Ukraine — un pays en faillite également en matière d’efficacité énergétique — ne sera pas prête à absorber l’acquis communautaire en matière d’énergie. Je ne parlerai pas de l’agriculture, car l’adhésion de l’Ukraine saperait l’ensemble du secteur céréalier de l’UE.

Qui va payer ?

Lors de son voyage à Kiev ce 6 novembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé àVolodymyr Zelensky qu’elle proposerait une enveloppe financière substantielle de l’UE pouvant atteindre 1,5 milliard d’euros par mois, soit un total de 18 milliards d’euros, ce qui contribuerait de manière significative à couvrir les besoins de financement de l’Ukraine pour 2023. Les 27 États membres de l’UE doivent se prononcer sur cette proposition lors d’un sommet qui se tiendra les 14 et 15 décembre à Bruxelles. Le Premier ministre Viktor Orban a déclaré qu’il s’opposait à cette augmentation. Mais Reuters rapporteque des responsables de l’UE estiment qu’ils pourront contourner un éventuel veto hongrois. Sur la table du Conseil, il y a aussi la discussion sur une aide de 50 milliards d’euros pour les quatre prochaines années. Tout cela commence à couter cher bien avant l’adhésion. On imagine ce que ce sera après.

Il n’y a pas qu’aux États-Unis que la lassitude prévaut, car même dans l’Union européenne, l’autosatisfaction de l’UE et la capacité d’émerveillement de la population sont saturées. La guerre à Gaza a sapé l’intérêt pour une guerre « juste » qui s’enlise.

Pendant ce temps, la Commission européenne travaille au niveau technique pour trouver des financements pour la reconstruction de l’Ukraine une fois la guerre terminée. L’une des pistes explorées consiste à utiliser les 300 milliards d’euros d’actifs russes bloqués dans l’UE, dont une grande partie se trouve en Belgique. Il s’agit de dépôts de la Banque Nationale russe et d’autres appartenant à des oligarques russes. Peut-on imaginer qu’un État de droit s’approprie des fonds déposés dans son propre pays sous prétexte que le pays des déposants en a envahi un autre ? C’est improbable, et pourtant la Commission européenne travaille sérieusement sur cette hypothèse. Si une telle incongruité était décidée, elle créerait un précédent qui laisserait des traces indélébiles dans le pays du juge qui aurait osé décréter une telle inconséquence juridique.

Ursula von der Leyen peut sourire en annonçant fièrement que l’Ukraine devrait rejoindre l’Union. Cette hypothétique adhésion me semble aussi inopportune que celle de la Turquie. Bien que le partisan de la Turquie - le Royaume-Uni — ne soit plus présent dans les discussions, et que tout le monde sache que son adhésion n’a aucun sens, cette question reste néanmoins à l’ordre du jour du Conseil de l’UE.

Le monde n’est plus bipolaire et encore moins multipolaire. Il est apolaire, chacun pensant à ses propres intérêts.

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