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L'histoire secrète de Guernica : pourquoi Pablo Picasso refusa d'établir son testament
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Bonnes feuilles

De Guernica, on croit tout savoir. Chef-d’œuvre du XXe siècle, reproduit sous toutes les formes possibles, la toile est à la fois un monument artistique et un étendard historique, un emblème. Mais connaît-on vraiment son histoire ? Extrait de "Guernica, histoire secrète d'un tableau" (2/2).

Germain Latour

Germain Latour

Germain Latour est avocat au barreau de Paris, ancien Secrétaire de la Conférence du stage et cofondateur de l'Union des Avocats Européens (UAE). Il est notamment l’auteur de Légitime Défense ou les bas-fonds de la peur (1983, Sycomore), Les Deux Orphelins, l'affaire Finaly 1945-1953 (2006, Fayard).

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Si l’on se réfère aux déclarations officielles de Pablo Picasso lui-même, la mort du général Franco devait ouvrir la voie royale pour le transfert du tableau Guernica de New York à Madrid. Malheureusement, le peintre était mort le 8 avril 1973 sans laisser aucune disposition testamentaire, et ce en dépit de l’insistance de son avocat, maître Roland Dumas, qui connaissait les dimensions de la succession qui allait s’ouvrir et la complexité patrimoniale qui allait en découler. Selon lui, le peintre s’était refusé à établir tout testament parce qu’il était superstitieux et craignait que celui qui se consacre à un tel souci accélère la survenance de son propre décès. Cocasse au premier abord, cette décision allait se révéler la source des pires complications. Car en réalité l’explication profonde de ce refus tenait certainement plus aux relations étranges, parfois à la limite de la cruauté, que le peintre entretenait avec chacun de ceux qui deviendront ses héritiers. Nous y reviendrons.

Curieusement, un avocat espagnol, qui avait pris l’initiative de constituer un groupe de travail ad hoc avec d’autres juristes sur le thème de la propriété réelle du tableau avait, dès le mois de novembre 1974 – soit un an avant la mort du général Franco –, publié dans le journal espagnol ABC un article en quelque sorte prémonitoire, dans lequel José Mario Armero écrivait : « Nous avons lu dans la presse, non sans déplaisir, que les héritiers de Pablo Picasso – sa femme Jacqueline et ses quatre enfants : Claude, Paloma, Paulo Picasso et Maya Widmaier – ont proposé une formule transactionnelle aux autorités françaises pour la répartition à bref délai des biens du peintre espagnol. Il semblerait que le ministre français de la Culture Michel Guy a accueilli avec enthousiasme l’idée : la succession de Picasso se réglerait immédiatement entre ses bénéficiaires pour autant que voie le jour à Paris un important musée avec les peintures procédant de cette succession à titre de paiement des droits de succession élevés. Les opérations ont commencé et tout semble indiquer une rapide solution à ce qui en principe paraissait devoir être une situation très conflictuelle. « En Espagne, devant cette affaire entre les héritiers et l’État français, il n’y a eu aucune réaction. C’est comme si les Espagnols, à commencer par nos dirigeants, n’avaient aucun rôle à jouer dans cette affaire, et rien à y dire. Il est possible que cela doive être ainsi. Mais il y a une question, une grande question, qui incombe aux autorités espagnoles et à la famille du célèbre peintre. Je pense ici au tableau Guernica […]. La situation juridique officielle du tableau au sein du musée newyorkais – peut-être un peu floue – est exactement “extended loan from the artist” (prêt à long terme de l’artiste).

« Selon les informations recueillies auprès du musée lui-même, qui viennent confirmer l’opinion de la presse mondiale, Picasso donna le Guernica au peuple espagnol auquel il devrait être remis quand seraient rétablies les libertés publiques. Ainsi l’a manifesté le directeur des collections de peintures et sculptures du musée, William S. Rubin. Dans le même sens s’est exprimé en 1971 Roland Dumas, avocat de Picasso à Paris, et il semble également que cela a été récemment confirmé par Jacqueline Picasso. On a même évoqué la personne de Maurice Duverger, professeur de droit politique à la Sorbonne, pour valider l’accomplissement des conditions posées par le peintre.

« Ceux qui croient encore en une évolution vers des formes démocratiques de vie en Espagne estiment qu’avant le très prochain partage de l’héritage il y a lieu de prendre une décision afin que, peu ou prou, le fameux tableau ait le destin que le peintre avait souhaité. Actuellement, voici tous les éléments qu’il faut strictement prendre en compte : un legs en faveur du peuple espagnol qui, d’un point de vue formel, paraît ne pas être documenté de manière écrite, avec une condition qui dans le moment actuel peut difficilement être remplie ; des héritiers logiquement intéressés à augmenter leur héritage avec une oeuvre d’une telle importance ; le monde artistique et les intérêts de la ville de New York et de toute la nation nord-américaine, désireux de conserver un des tableaux les plus fameux de la peinture moderne ; et enfin le gouvernement français qui tirerait évidemment profit de la présence du Guernica dans le futur musée Picasso de Paris. Nombreux sont donc les intérêts qui s’affrontent et nous ne pouvons assister passivement à la bataille, polémique ou juridique, qui s’annonce autour d’une oeuvre d’art aussi universelle […] 1. »

Ainsi, l’avocat espagnol sonnait l’alerte sur une situation qui lui semblait urgente, tout en donnant la mesure de la probable complexité de l’affaire. À compter de la publication de cet article, José Mario Armero, aidé de son groupe informel de juristes, ne cessera plus d’attirer l’attention autour du sort du Guernica avant que la succession du peintre ne réglât définitivement son sort. Comme il le relevait très pertinemment, en parfait juriste, rien de très certain sur le plan juridique ne permettait en 1974 de garantir au peuple espagnol qu’il verrait effectivement, à terme, ce tableau majeur orner les cimaises d’un musée espagnol d’art moderne, et à défaut celles du Prado luimême.

Pour son investissement dans la cause du Guernica, peut-être pas totalement désintéressée comme nous le verrons, les Espagnols doivent à cet avocat une réelle reconnaissance. Il a effectivement donné assez de publicité à ces préoccupations pour que celles-ci fussent reprises par d’autres journaux espagnols, dont un autre extrait a le mérite de poser clairement la question fondamentale qui préoccupait l’avocat espagnol et son groupe de juristes : « Si cette idée [celle de la dation en paiement, c’est-à-dire de l’acquittement des droits de succession au moyen du don d’un certain nombre d’oeuvres du peintre faisant partie de la succession] se concrétisait, quel serait le destin du Guernica ? Si le tableau se trouve à New York comme un dépôt de Pablo Picasso, en se convertissant en partie de la succession, le Guernica terminerait entre les mains du gouvernement français ou de la famille Picasso, qui pourraient lui donner le destin qu’ils souhaiteraient. C’est ce qu’il faut à tout prix empêcher 1. »

Les choses étaient donc clairement dites : s’ils voulaient voir un jour le Guernica à Madrid, les Espagnols étaient pris malgré eux dans une course de vitesse. Il y avait urgence car, contrairement aux spéculations les plus raisonnables, semblait se dessiner un accord que l’on croyait impossible entre les héritiers pour parvenir au règlement de la succession du peintre. Ce même article de 1974, sous la plume d’un avocat, rappelons-le, pointait également une difficulté et non des moindres : la nature juridique du dépôt du Guernica auprès du Museum of Modern Art de New York. Le temps jouait donc contre l’Espagne, mais également cette difficulté juridique dont les clés paraissaient hors de portée de l’auteur de l’article et peut-être aussi des autorités de l’État espagnol. On ne peut que comprendre l’angoisse de l’avocat dans la mesure où, en 1974, une condition incontournable semblait impossible à satisfaire pour les Espagnols : la « restauration des libertés publiques ». Tout simplement parce que le général Franco était toujours au pouvoir ; certes, des rumeurs impossibles à vérifier circulaient sur son état de santé, mais rien n’indiquait qu’il quitterait le pouvoir à brève échéance, volontairement ou sous la pression des événements.Il n’était guère possible, en novembre 1974, de spéculer sur le décès prochain du dictateur espagnol. Son maintien au pouvoir constituait donc un verrou difficile à faire sauter pour permettre le transfert du Guernica de New York à Madrid.

Il convient de s’attarder sur les deux motifs qui avaient justifié, aux yeux de José Mario Armero, la nécessité de publier son article du 21 septembre 1974 dans ABC. Il y avait tout d’abord l’urgence, qui risquait de prendre au dépourvu les autorités espagnoles. Cette urgence résultait de l’union qui semblait se faire entre l’ensemble des héritiers de Pablo Picasso, qui paraissait « sur le papier » à tout le moins improbable en si peu de temps. Cette alerte particulière était apparue à l’avocat espagnol sous la forme de deux décisions de justice intervenues la première le 12 mars 1974 sous la forme d’un jugement rendu par le tribunal de grande instance de Grasse, la seconde sous la forme d’un arrêt rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 17 juin 1974. Nous reviendrons au chapitre suivant sur le détail et les raisons de ces deux décisions de justice, mais le juriste espagnol avait très justement relevé que le conflit probable entre les héritiers n’aurait plus lieu d’être après ces décisions. Elles étaient intervenues moins d’un an après le décès du peintre, alors qu’il n’était pas déraisonnable de penser que cela allait prendre beaucoup plus de temps. Il paraissait donc clairement impossible de spéculer sur un désaccord qui retarderait les échéances déterminantes quant au sort définitif du tableau Guernica. Ce sort serait tranché beaucoup plus vite, peut-être même n’était-ce plus qu’une question de mois. L’urgence n’était donc pas un euphémisme ni une crainte exagérée.

Le juriste espagnol pointait une seconde question épineuse : le statut juridique réel du dépôt du Guernica auprès du Museum of Modern Art de New York. Le travail effectué par José Mario Armero et le groupe de juristes qu’il avait réuni autour de lui sur la maigre base documentaire à laquelle ils avaient eu accès à cette époque avait conduit à la terrible conclusion que le tableau se trouvait dans une situation de totale insécurité juridique. Cette insécurité s’appliquait au premier chef, malgré les déclarations d’intention du peintre décédé, qui ne les avait jamais juridiquement formalisées de manière univoque, à la légitimité des autorités espagnoles à réclamer le transfert à Madrid du tableau. Au moment où il signait cet article, l’avocat espagnol avait rencontré différents interlocuteurs, tant en Espagne qu’à Paris, notamment son confrère Roland Dumas, et enfin, à New York, non seulement les services du consulat général espagnol mais également des représentants du MoMA.

À la faveur de ces diverses rencontres, il avait compris ou acquis la conviction que ni les uns ni les autres ne semblaient disposer de « pièces » qu’il aurait pu ignorer jusqu’alors et qui réglaient d’ores et déjà le sort du tableau. On peut s’interroger sur le point de savoir si l’avocat espagnol, à la faveur des entretiens, notamment ceux qu’il eut avec Roland Dumas ou des représentants du musée new-yorkais, n’a pas involontairement contribué à raffermir la position des uns et des autres quant à la possibilité de retarder, à défaut de pouvoir l’empêcher radicalement, l’échéance du transfert du tableau. Nous restons toutefois admiratifs mais aussi surpris de constater qu’un avocat, sans aucun mandat ni délégation de quelque autorité espagnole, s’est lancé propio mutu dans cette croisade, prenant l’initiative de rencontres avec des interlocuteurs qui se révéleront des personnages clés pour la résolution de cette affaire. Par la suite, José Mario Armero poursuivit ses investigations dont il fit spontanément rapport, sous forme de notes ou de courriers, au nouveau ministre des Affaires étrangères nommé par Adolfo Suárez, lui-même désigné en juin 1976 comme chef du gouvernement par le roi Juan Carlos. Le travail réalisé par cet avocat espagnol reste néanmoins fort sérieux, comme en témoigne l’échange de correspondances 1 qu’il a entretenu avec le professeur américain d’histoire de l’art Herschel B. Chipp, auquel le présent livre se réfère souvent et qui fut parmi les premiers à soutenir la thèse, dès le décès du général Franco, que le tableau Guernica devait être restitué aux autorités espagnoles.

L’engagement du juriste espagnol n’avait pourtant pas l’apparente générosité « donquichottesque » que l’on pourrait lui prêter. À la faveur d’un des entretiens qu’il eut avec Roland Dumas à la suite de son article de 1974, il finit par interroger ce dernier sur l’opportunité qu’il y aurait à ce qu’il obtienne dans cette affaire un mandat officiel d’avocat pour représenter les intérêts de l’État espagnol. Le très avisé Roland Dumas encouragea vivement son confrère à s’engager dans cette voie, assuré qu’il était que, si cette démarche devait être couronnée de succès, elle prendrait un temps certain, ce qui relâcherait la pression sur cette question du Guernica tant auprès de lui-même qu’auprès des responsables du musée new-yorkais – et, par effet de ricochet, auprès des héritiers du peintre. En effet, Roland Dumas, en sa double qualité de « juriste de référence », désigné par Pablo Picasso pour déterminer si les conditions étaient réunies en Espagne pour permettre le transfert du tableau, et d’avocat personnel de Jacqueline Picasso, elle-même héritière pour partie du peintre, était parfaitement informé de la fragilité réelle de l’apparente union des héritiers. Le fait même que la question lui fut posée constituait pour l’avocat parisien une information précieuse, en ce que cela laissait entendre que les autorités espagnoles n’envisageaient apparemment pas ou n’étaient pas encore en état d’engager une revendication officielle. Cette analyse était pertinente, dans la mesure où la note du sousdirecteur du musée du Prado, Joaquín de la Puente, concluait en mars 1976 qu’il convenait de ne rien faire dans l’immédiat pour éviter de réitérer l’échec des tentatives menées en 1969. De fait, l’avocat espagnol ne sera jamais investi d’un mandat officiel de représentation des autorités de son pays, qui contrairement aux apparences avaient repris, dès la fin de l’année 1975 et très discrètement dans un premier temps, la direction des opérations relatives au transfert. Cette discrétion était dictée par une connaissance suffisante de la situation relativement conflictuelle au sein du groupe des héritiers ; ceux-ci avaient en effet des comptes, réels ou symboliques, à régler avec feu leur père et grand-père.

Extrait de "Guernica, histoire secrète d'un tableau", Germain Latour (Editions du Seuil), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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