Islam radical : qui a financé quoi depuis 40 ans<!-- --> | Atlantico.fr
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Doha, au Qatar
Doha, au Qatar
©Lazy Sam

Argent et influence

De l'argent alloué par le Qatar ou l'Arabie Saoudite dans le but de répandre le wahhabisme à celui issu des différents trafics de drogues ou d'armes, les sources de financement de l'islamisme radical en France et dans le monde sont multiples. Des sommes sur lesquelles les pouvoirs publics français ont souvent préféré fermer les yeux.

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani est professeur à l'Université de Lyon et chercheur au GREMMO. Ses travaux portent notamment sur l’histoire des idées politiques et religieuses dans le monde musulman ainsi que sur les questions de la laïcité et des droits humains dans le monde arabe. Il a publié, entre autres, Le politique et le religieux dans le champ islamique (Fayard, Paris, 2005). Il est signataire de l’Appel à la communauté internationale pour sauver les chrétiens d'Irak.

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Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Atlantico : Une vague d'arrestations dans les milieux islamistes a lieu en Europe depuis la fusillade de Charlie Hebdo. Depuis l'implantation des différents courants de l'islam radical hors des pays musulmans, quelles ont été les principales sources de financement observées à ce jour ?

Ardavan Amir-Aslani : Il faut, dans un premier temps, délimiter géographiquement la question. En fait, il est inexact de parler du financement de l’islam radical à l’étranger par des pays musulmans au sens large. En effet, la « notion de pays musulmans » englobe des réalités fortes différentes. Ainsi, l’Indonésie et la Malaisie sont des pays musulmans, dont ni la société civile ni les institutions étatiques ne sont à l’origine d’un quelconque financement de l’islam radical à l’étranger. Et pourtant ces deux pays en  ont largement les moyens. D’autres pays musulmans, comme le Pakistan ou encore le Niger, sont trop pauvres pour financer quoi que ce soit à l’étranger. Ainsi, quand on parle de pays musulmans finançant des mouvements islamiques à l’étranger, on ne peut parler que des pays islamiques qui disposent des moyens financiers considérables. Le choix se limite donc exclusivement aux pétromonarchies du golfe persique.

Cela dit, il y a globalement, deux sources de financement officiellement distinctes. La première est celle des gouvernements des pays arabes eux-mêmes et la seconde est celle que les médias occidentaux qualifient, à tort, de financement issu de leurs « sociétés civiles ». A mon sens ces deux sources se confondent. Il ne saurait y avoir de « sociétés civiles »  dans des pays où aucune forme de démocratie n’existe. Comment parler par exemple de « société civile » en Arabie Saoudite, un système de gouvernement féodal moyen-âgeux. Ce n’est pas parce qu’une source de financement se situe en dehors du budget d’un pays, que les dirigeants en ignorent l’usage.

Ainsi en France, des mosquées et des écoles coraniques sont construites officiellement avec l’argent « public » de ces pays ou par des associations religieuses émanant des milieux privés qui se confondent avec les dirigeants en place.

Mohamed Chérif Ferjani : Après les graves attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo et coûté la vie à quelque quinze personnes entre journalistes, policiers et otages de l’hypermarché kasher à la Porte de Vincennes, je pense que ce serait une erreur de focaliser l’analyse sur les sources de financement extérieures des réseaux djihadistes en France et en Europe : ce serait une façon de ne pas voir nos responsabilités et de ne pas reconnaître nos échecs qui ont permis l’enrôlement de nos enfants par ces réseaux criminels. Ce ne sont pas ces financements qui expliquent les échecs scolaires, les différentes formes d’exclusions économique, sociale, culturelle, la délinquance, les frustrations, les ressentiments et les replis sur des identités fantasmagoriques qui ont précédé et l’adhésion à telle ou telle expression de l’islam politique radical. Par ailleurs, si ces financements ont trouvé preneur, c’est faute d’autres moyens pour répondre à des demandes légitimes ignorées, voire dénigrées et stigmatisées, comme la connaissance des langues et des cultures des familles dont les candidats au djihadisme sont issus, les lieux de culte et autres demandes que les pouvoirs publics n’ont pas voulu prendre en compte préférant laisser aux pays d’origine des parents et des arrières parents (Algérie, Maroc, Tunisie, Turquie, etc.), à l’Arabie Saoudite, à la Lybie quand elle en avait les moyens et l’ambition, aux Emirats du Golfe Persique, au Qatar, mais aussi, dans les années 1980, à l’Iran à travers son centre culturel et ses filières dans les banlieues des grandes villes, à des associations liées aux Frères musulmans puis aux différentes filières des mouvements djihadistes qui en sont issues et qui agissent à travers des mosquées, des écoles dites coraniques, des imams-prédicateurs qui occupent les espaces désertés par les pouvoirs publics et qui sont liés aux réseaux de trafic de drogue, d’armes et de toute sorte de contrebande. En focalisant sur le rôle d’Etats comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar, on sous-estime le rôle de la contrebande et des différentes sortes de trafics dont celui des armes provenant des stocks de l’ex-empire soviétique qu’on retrouve aussi bien en Somalie, au Mali, en Lybie, au Moyen Orient que dans les banlieues des grandes métropoles européennes. Les liens entre les différentes sortes de trafics, de la drogue, des armes et même de la prostitution, d’une part, et les réseaux terroristes, dont les organisations djihadistes, sont avérés.

Pour ce qui est de la France et des autres pays européens, les financements des Etats de la Presqu’île arabique allant à la construction de mosquées ou de centres culturels, sont plus faciles à contrôler que les financements occultes via les fondations des riches pétromonarchies et les différents réseaux de trafic. Je pense que les Daech, Al-Qaïda et les réseaux djihadistes qui recrutent en Europe s’appuient plus sur ces sources de financement que sur l’aide directe de ces Etats qui, par ailleurs, ne sont pas complètement innocents. En effet, le rôle de pays comme la Turquie d’Erdogan, l’Arabie Saoudite ou le Qatar placés, sous surveillance internationale, est surtout à décrypter en termes de connivence, de laisser-faire, de fermer les yeux, qu’en termes d’interventions directes. Cependant, si ces réseaux réussissent à enrôler des jeunes, c’est avant tout parce qu’il y a un vide laissé par le recul des services publics et par la démission des pouvoirs publics au nom du dogme ultra libéral qui préside aussi bien à la mondialisation qu’à la construction européenne : toujours moins d’Etat, moins de services publics et délégation à des acteurs privés, dont les réseaux de charité communautaire, du rôle de l’Etat pour garantir les solidarités nécessaires au renforcement du lien social. 

Charles Allen, historien britannique, a évalué à 70 milliards de dollars les sommes dépensées par les autorités saoudiennes pour répandre le wahhabisme parmi les communautés musulmanes européennes depuis 1979. Qu'en est-il des autres courants comme celui du courant frériste ?

Ardavan Amir-Aslani : Le courant des Frères musulmans, présent originellement et historiquement en Egypte, est un mouvement différent de celui, par exemple, de l’islam wahhabite saoudien. C’est un mouvement dit de « grass roots » issu de la base qui cherche des adhérents principalement par un recrutement idéologique et par des actions caritatives. Il est présent comme force politique dans les pays musulmans et n’a pas vocation à privilégier le prosélytisme à l’étranger. Il s’agit d’un mouvement initiatique hiérarchisé, fortement centralisé qui limite les risques de dérapages. Il n’en est pas de même, en revanche, du courant wahhabite qui cherche à créer des allégeances principalement par des largesses financières, à l’instar de la diplomatie du portefeuille de l’Arabie Saoudite.

Ces deux mouvements sont en concurrence du fait de la compétition des deux familles dirigeantes du Qatar et de l’Arabie Saoudite ; toutes deux wahhabites et toutes deux utilisant l’argent pour créer des vassaux dans la communauté musulmane sunnite au sens large. Cette concurrence féroce pour l’âme sunnite est menée maintenant depuis plus d’un quart de siècles, le Qatar ayant choisi le support des frères musulmans et les Saoudiens celui du Salafisme. Le plus dangereux des deux étant le salafisme car in n'est pas hiérarchsé.

Mohamed Chérif Ferjani : Je ne suis pas spécialiste des aspects financiers du rôle de l’Arabie Saoudite et des autres promoteurs de telle ou telle expression de l’islam politique. Il est certain que l’Arabie Saoudite, directement ou à travers ses différentes officines comme la Ligue islamique Mondiale, ses fondations, ses banques et ses institutions « culturelles », a mobilisé d’énormes moyens pour répandre le wahhabisme en Afrique, en Asie et en Europe. Cependant, souvent, ces financements ont été détournés vers d’autres objectifs que celui du développement du wahhabisme. Les Frères musulmans et d’autres expressions de l’islam, dont des mouvements radicaux hostiles au wahhabisme et à l’alignement de l’Arabie Saoudite sur les positions américaines (comme lors de la guerre contre l’Irak), en ont bénéficié avant de se retourner contre les Saoudiens. Beaucoup de mosquées en France et en Europe, comme la Grande Mosquée de Lyon, ont également bénéficié de l’aide de ce pays sans pour autant devenir des lieux de propagation du wahhabisme. Il faut dire à ce niveau que l’Arabie Saoudite, comme le Qatar ou la Lybie de Kadhafi, avaient des ambitions dont ils avaient les moyens financiers mais pour lesquels ils n’avaient et n’ont pas les moyens culturels et humains. Beaucoup de mouvements, d’organisations et d’Etats, y compris en Europe, en profitent sans pour autant se convertir aux conceptions de ces Etats, mais s’exposent aux effets inattendus de leurs « liaisons dangereuses » ! Cependant, il ne faut pas minoriser les effets des autres sources occultes et criminelles du financement des réseaux djhadistes et il ne faut surtout pas sous-estimer la responsabilité des pouvoirs publics des sociétés européennes dont les défaillances facilitent la tâche de ces réseaux.

A quoi ces sommes ont-elles servi concrètement ? A quel niveau ont-elles appuyé le prosélytisme de manière plus générale, et à quelles catégories de populations étaient-elles destinées ?

Ardavan Amir-Aslani : Les 70 milliards que vous citez traduit cette réalité, puisqu’il suffit de regarder autour du monde pour constater qu’il n’y a pas, ne serait-ce que pour une fraction de cette somme, d’écoles ou de mosquées construites. Par contre, on peut aisément constater l’impact de cet argent en termes de changement de mentalité. Des pays, comme le Pakistan, historiquement, modérés et soufis , vantant le culte des saints, sont devenus des piliers de l’islam wahhabite, persécutant les minorités telles que les chrétiens ou les Ahmadis chez eux. Des pans entiers des sociétés musulmanes ont été radicalisés.

Ces financements ne cessent d’acheter des allégeances dans les populations sunnites partout où elles se trouvent et participent à un changement radical tant du paysage national des pays que de celui des alliances géopolitiques.

Mohamed Chérif Ferjani : Les sommes mises à la disposition des prédicateurs, des associations et de certaines mosquées servent à la construction de lieux de cultes et d’écoles, à l’organisation de cours d’arabe et de religion avec des programmes d’endoctrinement avec des contenus fanatiques, à alimenter les bibliothèques des écoles et des mosquées en livres religieux aux contenus rétrogrades et obscurantistes aux antipodes des enseignements dispensés par l’école publique et des droits humains et des valeurs inspirant ces droits. Des maisons d’édition, des libraires ayant pignon sur rue, des sites internet et d’autres vecteurs de propagation des idéologies propres à ces mouvements bénéficient également de ces financements. Ils servent aussi à l’organisation de filières pour l’achat d’armes, pour envoyer des jeunes et des moins jeunes s’entrainer dans les camps jihadistes et se former dans des établissements religieux spécialisés dans l’endoctrinement selon l’idéologie des groupes d’affiliation.

Pour autant, ces pays ne sont pas les seuls à avoir participé financièrement à cette diffusion. A-t-on pu observer une certaine complicité (maladroit ou non) des pouvoirs publics ? Quels exemples permettent d'illustrer ce phénomène ?

Ardavan Amir-Aslani : La grande tragédie de l’Occident et de la France en particulier est celle de ne pas savoir ou vouloir confronter la réalité. On ne peut pas d’un côté se borner à condamner l’Islam radical et de l’autre se rouler par terre devant les pays qui fournissent aussi bien l’ossature idéologique de l’islamisme radical que ses sources de financement. On ne peut courir vers Ryad ou Doha dans l’espoir de conclure je ne sais quel contrat d’armement et de condamner parallèlement le fruit de leurs agissements. On ne pourra arrêter le financement de l’islamisme radical si on ne s’en prend directement aux sources et que l’on ne clarifie pas, une fois pour toute, le principe de l’interdiction de financement des mouvements religieux dans l’hexagone ou ailleurs. Quelle crédibilité aurons-nous si on continue de suivre leur politique meurtrière de soutien à des mouvements djihadistes en Iraq et en Syrie et que l’on autorise sur le territoire, surtout dans nos banlieues, des fonds issus du golfe persique ? L’heure du réveil devra sonner à Paris et dans les autres capitales européennes.

Mohamed Chérif Ferjani : Comme je l’ai précisé, les pays et les réseaux qui financent et manipulent les différents vecteurs de l’action des groupes djihadistes ne font que profiter du vide laissé par la démission des pouvoirs publics. Outre le vide laissé par la détérioration, le démantèlement ou la disparition pure et simple des services publics dans les quartiers défavorisés et les banlieues ainsi sinistrées, les pouvoirs publics ont favorisé le développement des associations communautaristes en y voyant un moyen de soulager les douleurs de la fracture sociale et de l’exclusion. Ils sont allés dans certains pays comme la Belgique, la Grande Bretagne, les Pays Bas et même en France jusqu’à subventionner des associations pour leur confier des missions de service public destinées à racheter une paix sociale au rabais, sans trop se soucier des objectifs et du contenu des actions menées par les associations ainsi subventionnées. Ils ont fermé les yeux sur, ou même apporté leur aide à l’organisation de salons d’expositions et de grandes conférences internationales auxquelles sont invitées les grandes figures de l’islam politique comme Qaradawi, etc.

Est-il possible d'estimer ces aides ? Dans quelle mesure ont-elles pu aider l'islam radical à s'installer ?

Ardavan Amir-Aslani : Il est très difficile d’estimer ces aides. Elles ne passent pas par des canaux officiels et sont donc difficilement identifiables.  Elles peuvent revêtir différentes formes. Il peut s‘agir des bourse d’étude, des dons alimentaires à l’occasion du Ramadan, des versements en espèces, de soins médicaux offerts etc…

D'une manière générale, quelle diversité des attitudes de la part des pays accueillant ces prosélytismes peut-on décrire ?

Ardavan Amir-Aslani : La France a une position de principe. La laïcité française n’est pas conciliable avec le prosélytisme. Ainsi, l’espace public ou celle de l’école publique est libre de toute tentative de prosélytisme. Le  problème est que l’on vit dans un monde globalisé. L’internet et les télévisions par satellite participent massivement à la propagation de l’islam radical. Le soutien apporté par la chaine Al-Jazira notamment à la cause des Frères musulmans en Egypte et ailleurs en est bien l’illustration. Les prêches quotidiens insupportables de l’imam Kardaoui sur Al-Jazira est un appel permanent au meurtre et au djihâd. Les Saoudiens ont eux aussi leurs chaiînes, Al-Arabya, qui propage la même apologie du djihad. Les anglais eux ont une attitude fondée non pas sur celle de l’intégration à la « melting pot » mais sur celle fondée sur le communautarisme. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont été épargnés…. Globalement l’absence de fermeté de la part de l’occident a entrainé une situation où des revendications portant sur le droit à la différence ont abouti à la différence des droits.

Mohamed Chérif Ferjani : Les pays européens, comme les autres pays de la planète, ont du mal à faire face à la prolifération des replis communautaires et identitaires face à une mondialisation ultralibérale que Benjamin Barber, dans son Jihad vs. McWorld (Desclée de Brouwer, 1996), a raison de décrire comme « McDonalisation du monde ». Les modèles de gestion de la diversité élaborés il y a plus d’un siècle – le « communautarisme » anglo-saxon, le système des « piliers » des Pays Bas ou en Belgique, le « républicanisme » assimilationniste à la française, les legs des différentes formes de systèmes concordataires en Allemagne et dans d’autres pays européens, etc. – n’ont plus la capacité de gérer les effets de l’accélération et de l’intensification des processus de mondialisation. Aucun de ces modèles n’est épargné par la crise qui n’est pas seulement économique ou financière. Le djihadisme islamiste n’est qu’une forme parmi d’autres de résistance identitaire à la McDonalisation du monde. Ce qu’il a en commun avec les autres formes de replis identitaires, comme le précise Sophie Bessis dans son dernier livre La double impasse, l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand (La Découverte, 2014), c’est le rejet de l’universalité de l’humain et de ses droits, dont la liberté d’expression visée par les attentats contre Charlie hebdo. Cette universalité, il faut le rappeler, était déjà mise à mal par les puissances européennes qui en avaient exclu, et continuent d’exclure, les « indigènes des colonies » et les populations des autres continents. On ne peut faire face au développement des communautarismes et des replis identitaires, dont le « fondamentalisme islamique » et ses différentes expressions, sans remettre en cause la logique ultralibérale à l’œuvre dans une mondialisation n’ayant pour horizon que la McDonalisation du monde.

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