Inondations tragiques en Libye : l’adaptation au dérèglement climatique, un enjeu aussi urgent que la lutte contre les émissions carbone <!-- --> | Atlantico.fr
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Suite aux inondations dévastatrices qui ont frappé la Libye, le bilan dépasse les 5000 morts et 30 000 personnes déplacées.
Suite aux inondations dévastatrices qui ont frappé la Libye, le bilan dépasse les 5000 morts et 30 000 personnes déplacées.
©Libyan Red Crescent / AFP

Enjeu

Suite aux inondations dévastatrices qui ont frappé la Libye, le bilan dépasse les 5000 morts et 30 000 personnes déplacées.

Isabelle Thomas

Isabelle Thomas

Isabelle Thomas est professeure titulaire à l’École d’urbanisme et d’architecture du paysage de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Vice-doyenne à la recherche et directrice de l’équipe de recherche ARIaction (Notre équipe | Ariaction)

 

Ses réalisations s’arriment à la recherche centrée sur l’urbanisme durable, sur la planification environnementale ainsi que sur les enjeux de vulnérabilité, de gestion de risques et d’adaptation aux changements climatiques pour construire des communautés résilientes face aux risques naturels et anthropiques.

Depuis son arrivée en 2007 à l’université de Montréal, Mme Thomas a été associée à de nombreux projets de recherche où elle a agi en tant que chercheuse principale ou co-chercheure, en particulier avec la collaboration du Ministère de la sécurité Publique et Ouranos. Ses contributions les plus importantes concernent l’élaboration d’une méthode d’analyse de la vulnérabilité sociale et territoriale aux inondations en milieu urbain. Elle s’investit également dans les stratégies concernant la construction innovante de quartiers résilients. Ses résultats se situent au carrefour de la recherche-action et de la recherche fondamentale. Le dernier livre qu’elle a codirigé : La ville résiliente : comment la construire? (PUM) explique les conditions fondamentales pour établir des collectivités résilientes. Elle a créé en 2020 l’équipe de recherche ARIACTION (ARIACTION.com) qui permet de constituer un réseau d’experts locaux et internationaux visant en particulier à un partage de connaissances des meilleures pratiques en termes d’aménagement résilient du territoire.

Ses derniers livres : 

Vers une architecture pour la santé du vivant - Les presses de l'Université de Montréal (umontreal.ca)

Ville résiliente (La) - Les presses de l'Université de Montréal (umontreal.ca)

Voir la bio »

Atlantico : Suite aux inondations dévastatrices qui ont frappé la Libye, le bilan dépasse les 5000 morts et 30 000 personnes déplacées. Pour éviter de tels drames, dans quelle mesure l’adaptation au dérèglement climatique est un enjeu aussi urgent que la lutte contre les émissions carbone ? 

Isabelle Thomas : Il est particulièrement frappant de constater que chaque fois qu'une catastrophe «naturelle» survient, nous semblons nous réveiller, malgré notre conscience du réchauffement climatique depuis des années. Bien que la réduction des émissions de carbone reste cruciale, elle s'avère clairement insuffisante pour prévenir de telles catastrophes, notamment les inondations. Par conséquent, il est impératif de prioriser l'adaptation face à ces changements climatiques.

Cette tragédie est notamment due au fait que l'urbanisation a été mal planifiée et mal gérée, avec une vision axée sur la construction de grands barrages, infrastructures qui ont engendré un faux sentiment de sécurité face au risque d’inondation. Les effets dominos dus aux bris de deux barrages successifs ont accentué la destruction. L’urbanisation excessive dans des territoires à hauts risques s’est aussi traduite par une terrible catastrophe. Bien entendu, la situation libyenne est aggravée par les conflits internes, ce qui a entraîné des conséquences dévastatrices pour les populations sinistrées. Les barrages n’étaient pas aux normes, les matériaux des habitations n’étaient pas adéquats et la population n’a pas pu se préparer puisque les citoyens n’étaient pas conscients des enjeux liés aux risques. La gravité de la situation résulte, entre autres, de nombreuses erreurs, en termes d’aménagement du territoire, de déforestation du bassin versant, d’une mauvaise perception des risques et d’une situation politique qui n’a pas privilégié la mise aux normes des infrastructures et des bâtiments.  

Que peut-on concrètement faire, tant à court terme qu'à long terme, en Occident et ailleurs, pour faire face à ce défi ?

Pour prévenir les inondations, des changements doivent être opérés à différentes échelles, que ce soit l'échelle du bâtiment, du quartier, et même du bassin versant. À ce niveau, il est envisageable de mettre en œuvre des stratégies basées sur une "solidarité amont-aval". Dans le cas de la Libye, cela impliquerait de lutter contre la déforestation en amont des rivières ou des oueds. La création de forêts et de zones humides en amont permettrait de ralentir l’eau qui pourrait s’infiltrer progressivement. Bien sûr, le climat méditerranéen et aride dans le contexte libyen apporte de grandes difficultés pour ce type d’aménagement. Par ailleurs, les stratégies visant à créer des espaces de mobilité pour les rivières peuvent réduire le risque d'inondations en aval. Cette approche privilégiant des solutions basées sur la nature nécessite des analyses menées de façon intégrées avec une démarche régionale et peut être appliquée partout dans le monde quand le climat et la topographie sont adéquats. Par ailleurs, la rupture de deux barrages en Libye, qui n'étaient plus entretenus, souligne la nécessité de maintenir les infrastructures de manière rigoureuse et d’assurer un suivi.

Une autre mesure cruciale est la sensibilisation de la population. Il est essentiel de fournir l’information aux habitants sur les risques qu’ils encourent et de leur expliquer comment s’adapter. Des systèmes d'alerte en cas de danger sont nécessaires et peuvent être très efficaces. En France, pays en pointe sur la question, de telles mesures existent déjà pour faire face aux risques de rupture de barrages et aux risques d’inondation en général. La communication sur les risques avec des outils adaptés aux populations locales est indispensable. Pourtant, en Occident, bien que nous disposions de moyens conséquents, nous sommes tout de même confrontés à de nouveaux défis en raison du dérèglement du climat et de l'urbanisation croissante de nos territoires dans des zones à risques, ce qui amplifie ces enjeux.

Aux États-Unis, certaines ONG distribuent des fonds pour aider les citoyens à rendre leurs parcelles perméables, permettant ainsi à l'eau de s'infiltrer dans le sol au lieu de ruisseler en surface. De plus, des incitations sont mises en place par FEMA pour encourager l’adaptation des maisons, par le biais de subventions, en particulier pour les habitations soumises à des dégâts liés aux inondations de manière répétitive. Il est important d’informer les citoyens sur leurs types de risques. Il est tout aussi essentiel de les accompagner afin qu’ils s’adaptent de manière adéquate. Ces initiatives visent à renforcer la résilience face aux inondations et à d'autres impacts du changement climatique.

Comment repenser l'urbanisme de nos villes et nos infrastructures ?

Tout d'abord, il est impératif de repenser l'approche des digues, des barrages en les évitant lorsque cela est possible, et en les renforçant tout en les intégrant harmonieusement dans leur environnement quand ils sont indispensables et existants. Des outils et des stratégies globales, s'étendant du bassin versant jusqu'au niveau du bâtiment lui-même, doivent être développés. Il est nécessaire de stopper l’urbanisation et l’installation d’infrastructures critiques derrière les digues et les barrages. En effet, les dommages sont considérablement aggravés quand ces infrastructures cèdent.

Pour s’adapter, il est envisageable, par exemple, d'ériger des bâtiments sur pilotis dans les zones sensibles quand les débits ne sont pas trop forts. La France, en tant que pionnière vis-à-vis des réflexions sur  l’adaptation de son territoire face aux risques explore même des projets de déconstruction de barrages. Aux États-Unis, les solutions basées sur la nature sont de plus en plus privilégiées. La force des projets d’adaptation, comme celui du Gentilly Resilient district de la Nouvelle-Orléans résulte dans l’intégration de plusieurs stratégies et outils complémentaires. Par exemple, d’importants projets de bassins de rétention ont été envisagés. Ces bassins peuvent stocker d'énormes quantités d'eau en cas d'épisodes pluvieux majeurs et prévenir les dommages. Leur aménagement paysagé améliore la qualité de milieux de vie.

Pour mieux se préparer et réagir efficacement aux risques, il est impératif de connaître les dangers locaux et régionaux. Mon équipe (ARIaction.com) a développé un outil labellisé appelé "Résiliaction" qui permet d'évaluer la résilience des projets de réaménagement. Cet outil se base sur un diagnostic des risques et réalise l’analyse de la résilience des projets de réaménagement en utilisant des critères et des indicateurs complémentaires. Il facilite la priorisation des projets à mettre en œuvre pour assurer la planification viable des territoires.

La classe politique et l’opinion publique sont-elles en mesure de changer radicalement de vision quant à l’évolution des villes et des constructions humaines ?

Bien souvent, la prise en compte de ces risques intervient quand la catastrophe arrive alors qu’il faut les anticiper et privilégier la prévention. Il faut donc saisir la fenêtre d’opportunité après un événement marquant pour faire changer les choses de manière durable. Nos leaders politiques doivent prendre ces enjeux à cœur, mettre en place des mesures incitatives et créer de nouveaux programmes adaptés. Les universitaires doivent faciliter le développement et la diffusion des connaissances sur ces enjeux. Les citoyens, les maires, les promoteurs immobiliers et bien sûr les gouvernements : tous les acteurs de la société doivent s’impliquer dans ce processus. 

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