Hauts salaires et bas salaires : les lieux de travail sont de plus en plus ségrégués : quelles conséquences politiques ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Est-il possible de rééquilibrer les salaires dans les entreprises et de lutter contre la ségrégation entre les hauts et les bas salaires sur les lieux de travail ?
Est-il possible de rééquilibrer les salaires dans les entreprises et de lutter contre la ségrégation entre les hauts et les bas salaires sur les lieux de travail ?
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Inégalités salariales

L’élite salariale est de plus en plus séparée des salariés les moins rémunérés au sein des lieux de travail, selon une étude de l'Observatoire des inégalités.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Selon une étude d’Olivier Godechot pour l’Observatoire des inégalités, les lieux de travail sont de plus en plus ségrégués entre les hauts et les bas salaires. L’élite salariale se trouverait séparée des salariés les moins rémunérés. Quelle est l’ampleur de ces disparités en France ?

Pierre Bentata :Dans cette étude, les auteurs observent qu'en 2019, les personnes ayant un salaire parmi les 10% les plus élevés du pays travaillaient dans des établissements où 36.5% de leurs collègues faisaient partie du même groupe salarial. En 1993, cette proportion n'était que de 27%, soit une augmentation de 10 points en 16 ans. Parallèlement, ces membres du top 10% comptaient parmi leurs collègues 26% de salariés appartenant aux 50% les moins payés en 1993, et cette proportion est passée à 16.5% en 2019. 

Ainsi, selon les résultats de cette étude, les salariés les mieux payés sont de plus en plus isolés du reste des salariés et sont davantage entre eux. Il convient de noter qu'il ne s'agit pas d'une spécificité française mais d'une tendance que les auteurs observent pour l'ensemble des 12 pays retenus dans leur travail. Ce qui les conduit à envisager que la cause de cette évolution est structurelle, et qu'elle tient à la conjonction de plusieurs phénomènes, particulièrement la contraction des secteurs industriels au profit des secteurs tertiaires et la numérisation de l'économie. En effet, la numérisation facilite l'automatisation des tâches ayant le moins de valeur ajoutée et facilite la délocalisation de certaines activités, deux choses qui pénalisent en premier lieu les salaires les plus faibles. Par ailleurs, la contraction de l'activité industrielle joue augmente mécaniquement l'isolement des salaires les plus élevés car c'est dans l'industrie qu'on trouvait le plus d'entreprises embauchant simultanément des hauts et des bas salaires.

Quelles sont les conséquences économiques et politiques de cette augmentation de la ségrégation sur les lieux de travail concernant les hauts salaires et les bas salaires ?

Si la tendance est confirmée par d'autres études, cela implique qu'il devient difficile de mettre en place des politiques économiques et sociales qui bénéficient à l'ensemble des salariés. La difficulté provenant du fait que des entreprises ayant principalement des hauts salaires n'auront pas les mêmes attentes ni les mêmes besoin que des entreprises composés majoritairement de bas salaires. Au-delà, c'est l'attente même des salariés qui perd son homogénéité. 

D'un point de vue politique, cela a aussi une implication fondamentale: les salariés en tant que groupe politique n'existent plus; où plutôt, ils sont aussi divisés que le sont les citoyens sur le plan géographique et démographique.

Cette concentration ne résulte-t-elle pas d’abord d’un processus de désindustrialisation ? Le déclin de l’emploi dans ce secteur ne diminue-t-il pas les chances de ce type de mélange ? La tendance à l’isolement des salariés les mieux payés n’est-elle pas la plus prononcée à l’intérieur même du secteur industriel ? Les plans de licenciement économique, le recours à la sous-traitance et les délocalisations influent-ils sur l’isolement des 10 % les mieux payés ?

Bien que ces points sont avancés comme des causes essentielles de cette tendance à l'isolement des 10% les mieux pays - c'est-à-dire la part des salariés appartenant au même groupe de salaires dans une même entreprise - il est difficile de tirer des conclusions définitives sur ce sujet. D'abord, parce que comme le notent les auteurs dans la conclusion de leur étude, d'autres travaux sont nécessaires pour que ces résultats soient considérés comme scientifiquement solides et que les causes soient bien comprises. Ensuite, parce que derrière cette tendance globale se cachent sûrement d'importantes disparités selon les secteurs. En effet, les auteurs ont estimé l'influence de chaque secteur sur ce qu'ils nomment l'isolement des salariés du top 10%. Or, ils observent (tableau 4, annexe p. 11) que cet isolement est influencé de façon hétérogène par le secteur, avec deux secteurs qui jouent un rôle majeur: le manufacturier et le financier, et d'autre dans lesquels les évolutions sont plus faibles, notamment la vente et les activités support. 

Autrement dit, c'est avant tout dans le secteur manufacturier et dans la finance que les salariés appartenant au 10% des salaires les plus élevés sont davantage entre eux et isolés. Si tel est le cas, cela implique avant tout que la tendance observée est liée à la robotisation, au numérique et à la globalisation; trois forces contre lesquelles il serait absurde de s'opposer en réglementant ou en intervenant directement. Au fond, cela confirme d'autres travaux économiques qui observent que ces forces techniques et économiques favorise une forme de fragmentation de la société en permettant à des secteurs à forte valeur ajoutée de s'internationaliser et en réduisant, de ce fait, leurs interactions avec le reste des secteurs nationaux. 

Serait-il possible de rééquilibrer les salaires dans les entreprises et de lutter contre cette ségrégation entre les hauts et les bas salaires ? Quelles pourraient être les conséquences positives pour la société, pour les entreprises et pour l’économie d’un rééquilibrage dans ce domaine ?

Aucune intervention directe de l'Etat ne saurait favoriser un rééquilibrage sans nuire directement à l'activité économique. Encore une fois, cette tendance est liée à l'évolution technique et à la globalisation, deux moteurs indéniables et essentiels de la prospérité. Pour rééquilibrer, il faut donc oublier toute solution qui consisterait à réguler les écarts salariaux ou à imposer une forme de mixité salariale. 

Une politique économique plus efficace pourrait viser à redonner de l'attractivité aux secteurs industriels et manufacturiers. Et pour y parvenir, il ne s'agirait pas de viser directement les salaires mais d'alléger le fardeau fiscal et réglementaire pour faciliter les relocalisations. Une autre politique efficace pourrait être d'accélérer la diffusion des nouveaux systèmes de génération de contenus, qu'on nomme improprement IA, au sein des entreprises. Car on sait que ces outils vont être un formidable vecteur de productivité tout en menaçant principalement les fonctions intermédiaires dans les grandes entreprises. Cela pourrait avoir deux effets sur les écarts de salaires et l'isolement des hauts salaires: l'augmentation de la productivité favorisera une hausse des bas salaires, et la mise en concurrence des hauts salaires avec ces outils limitera leur progression. L'isolement diminuerait et les salaires pourraient devenir plus homogènes, au sein d'une même entreprise.

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