Fermeture surprise de l’A13 : les infrastructures françaises ont-elles été négligées malgré un niveau stratosphérique de dépenses publiques ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'autoroute A13 a été fermée plusieurs jours entre Vaucresson et Paris en raison d'une fissure sur la chaussée - MIGUEL MEDINA / AFP
L'autoroute A13 a été fermée plusieurs jours entre Vaucresson et Paris en raison d'une fissure sur la chaussée - MIGUEL MEDINA / AFP
©MIGUEL MEDINA / AFP

Négligence

L'autoroute A13 est fermée entre Paris et Vaucresson, au moins jusqu'au lundi 22 avril 2024. En cause : une importante fissure sur la chaussée, qui en dit long sur l'état des infrastructures françaises.

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

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Atlantico : Une importante fissure, provoquée par un mouvement de terrain dont les causes exactes doivent encore être diagnostiquées, a provoqué la fermeture soudaine de l’autoroute A13, en Île-de-France. Que sait-on du risque qui pèse sur les infrastructures en France ? Faut-il penser, au regard de la situation actuelle, que les infrastructures françaises ont été négligées? 

Jean-Pierre Corniou : Il est certain que la fragilité des infrastructures n'apparaît publiquement qu’au travers de drames ou de crises sérieuses comme le ralentissement de la production d’électricité d’origine nucléaire due à l’apparition de microfissures.  Les signaux sont multiples et aggravés par la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes. Le bon fonctionnement du système économique et de la société repose de façon tacite sur la mise à disposition de tous les acteurs sociaux d’infrastructures accessibles, en bon état et au meilleur prix. L’optimum, pour le client citoyen, est la gratuité, ce qui ne fait pas l’affaire du citoyen-contribuable qui doit compenser par l’impôt ce que les services ne financent pas. Ce qui fut une conquête, la faculté de se déplacer librement et la qualité des services publics (eau potable, traitement des eaux usées, électricité), est devenu un droit et chaque dysfonctionnement est immédiatement mis en relief comme la preuve de manquements graves dans la stratégie publique et dans la qualité de gestion. 

Aussi, produire une appréciation globale sur la qualité des infrastructures en France n’est pas simple. Dans son rapport 2012-2013 le World Economic Forum avait produit une enquête où la France se situait au 5e rang mondial pour l’appréciation de la qualité de ses infrastructures ( transport, télécommunications, énergie) bien avant l’Allemagne (9e), le Japon  (16e)  et les Etats-Unis (25e). Le Fonds Monétaire International, dans un rapport de 2022, classe la France parmi les 5 meilleurs pays mondiaux pour l’infrastructure routière à travers un indicateur de vitesse de déplacement. La France est toutefois passée du premier rang en 2021 au 7e rang en 2002 pour la qualité de ses routes. Si globalement la France est bien jugée pour la qualité de ses infrastructures, ceci n’exclut pas de décrochages périodiques.

C’est un problème ancien ! Dès Henri IV, le souci de disposer d’un réseau routier  est traité par la monarchie qui en mesure les enjeux politiques. Il nomme alors en 1599 Sully grand voyer de France. Se déplacer en France n’était pas facile. Voyager avec ses propres moyens était une expédition dans l’inconnu. Il n’est pas surprenant de voir l’interventionniste Colbert s’emparer de la question des routes en créant en 1669 des commissaires pour les ponts et chaussées et en multipliant par trente le budget consacré aux routes. Mais au début du XVIIIe siècle le réseau est encore jugé médiocre et le pouvoir royal décide d’en accélérer la modernisation. En créant le corps des Ponts-et-Chaussées en 1716, le pouvoir prend conscience de la nécessité de créer un corps technique pour assurer la construction d’un véritable réseau routier national, mais aussi de construire les canaux et les ports nécessaires à un pays moderne. 

Aussi, plus la complexité des systèmes s'accroît, plus la diversité des services progresse, plus la tolérance du public envers les dysfonctionnements devient faible. Cette sensibilité aux défaillances met les décideurs publics devant un terrible dilemme : faut-il de préférence régler les problèmes visibles ou les problèmes graves ? Certaines communes décident, par exemple, de faire l’impasse sur l’équipement coûteux en chasse-neige , prenant le risque de voir la circulation paralysée pendant quelques heures tous les cinq ans. Ce qui est un choix rationnel peut subitement devenir une insupportable négligence. Cette stratégie pragmatique conduit souvent les élus à différer des dépenses certes recommandées techniquement, mais ne créant pas de bénéfice visible immédiat sans accroître de façon prédictible les risques. 

Entre les chemins de fers, les routes, les barrages ou les réseaux (électricité, eau,), quels sont les points les plus menacés ? Cette situation n’apparaît-elle pas assez paradoxale, au regard du niveau stratosphérique des dépenses publiques engagées par l’État comme par les collectivités locales ?

Toutes les infrastructures peuvent potentiellement connaître des problèmes graves, voire catastrophiques s’il s’agit de la rupture d’un barrage hydraulique ou d’une voie ferrée à grande vitesse. La France se souvient, en 1959, de la catastrophe de la rupture du barrage de Malpasset, dans le Var, faisant 423 victimes, à la suite de pluies diluviennes. Plus récemment, la catastrophe de Brétigny, en 2013, qui a fait 7 morts et 400 blessés dans un mode de transport jugé extrêmement sûr, a mis en évidence un problème de vieillissement des rails, mais aussi une insuffisance des contrôles.  Les dysfonctionnements à bas bruit étouffent aussi des problèmes sérieux. La France dispose du plus grand réseau routier européen avec 1,1 million de kilomètres de routes. Toutefois, les rapports de l’Observatoire national de la route  démontrent une dégradation lente du réseau tout en notant entre 2016 et 2022, une progression de 20% des dépenses d’investissement, qui restent néanmoins inférieures au niveau de 2013. Le rapport souligne une prise de conscience des acteurs publics sur les risques d’une dégradation de la qualité des routes. En 2021, le rapport estime que seul 50,8% du réseau routier national peut être considéré en bon état contre 53,9% en 2018, le réseau départemental voyant au contraire la part des routes en bon état passer à 65,8% en 2022. Une route avec des nids de poule est désagréable, mais au bout de quelques années de remèdes cosmétiques, elle n’est plus réparable et les coûts explosent ;

Doit-on mettre plus de moyens dans l’entretien de ces infrastructures ? Il ne s’agit pas seulement d’une question de budget public, mais de prix des services. L’entretien des routes à péage concédées, reconnus excellent, fait toutefois chaque fois l’objet de controverses quand les sociétés d’autoroutes réclament une augmentation des péages. Or les autoroutes concédées ne totalisent que 9 102 kilomètres, soit moins de 1% du réseau routier. L’entretien du réseau ferré va se traduire par une augmentation du coût des billets, comme celui des réseaux électriques dans la facture du KWh.  Il y a en France 27 057 kilomètres de voies ferrées dont 2137 km de lignes à grande vitesse, soit seulement 8 % du réseau ferré. Le coût des infrastructures routières se retrouve plus dans les budgets locaux que dans le budget de l’État, qui s’est désengagé notamment des routes. Les routes départementales totalisent 378 906 kilomètres, c’est à dire 34% du réseau routier, et les routes communales 704 942, soit 63% du réseau. Il faut se souvenir que la France est le 2e pays le moins dense d’Europe, après l’Espagne, et que le coût de desserte routière ou ferroviaire par habitant est donc plus élevé. La route est le moyen de transport le plus sollicité, la voiture individuelle assurant 84% des voyageurs-kilomètres, et les transports routiers collectifs 4,7 %, les transports ferroviaires (trains  RER, métros ) 10%.

À Baltimore, dans le Gard ou à Gênes… Les effondrements de ponts, ces dernières années, sont légion. Comment expliquer, dès lors, que le problème des infrastructures soit si peu pris au sérieux ? La faute retombe-t-elle sur le politique ou, au contraire, sur le citoyen et le contribuable ?

La sensibilité des utilisateurs à la qualité perçue des routes est vive car c’est le cordon vital qui relie toutes les activités de la société mais les autres sujets, eau, assainissement, réseaux électriques et de télécommunications, sont moins en visibilité. On voit peu de manifestations de rue pour réclamer une rénovation du réseau d’égouts… Dans l’action publique on parle beaucoup plus de ce qui est visible et politiquement sensible que de l’état global des infrastructures qui n’est jamais un sujet de débat public intense, sauf en cas de crise. Le degré de sensibilité dépend du niveau de risque et de la criticité des équipements. 

Il est certain, pour des raisons de sécurité et de continuité de l’activité économique, que les infrastructures énergétiques (centrales nucléaires, barrages, réseaux de distribution) sont parfaitement monitorées, ce qui n’exclut pas des prises de risques. Le grand carénage des centrales nucléaires est un programme majeur d’investissement de 66 milliards € dont l’utilité n’a pas été mise en cause. Ce programme centralisé et piloté par EDF permet à la fois de renforcer la sûreté des installations et d’en prolonger la durée d’exploitation. Mais, dans un autre domaine, l’adduction d’eau, très décentralisée, connaît une gestion beaucoup moins rigoureuse.  Les fuites dans les réseaux d’eau étaient certes connues mais ne revêtaient pas jusqu’alors un caractère critique, ce que les sécheresses ont révélé.

Sur l’état des routes et des ponts, le Sénat a publié deux rapports importants, en 2017 et 2019,  qui ont suscité beaucoup de réactions. L’association des maires de France s’est également emparée de ces sujets qui touchent tous les Français. Il y a certainement plus de visibilité sur ces questions que par le passé, sans toutefois imaginer un engouement citoyen.

On peut reconnaître une prise de conscience des élus et des pouvoirs publics. Mais tout ceci absorbe une part importante de ressources, diffuses et peu visibles, qui se retrouvent naturellement dans les coûts de ces services comme dans les impôts. Les délais d’études techniques, comme le montage des financements, se prêtent mal aux opérations visibles et médiatiques. Le temps des réseaux est le temps long, peu propice aux manifestations visibles. Nous vivons encore pour les routes et le ferroviaire dans un cadre décidé il y a des décennies, voire plus d’un siècle.

Que faire, selon vous, pour rénover et (par la suite) préserver les infrastructures françaises ? Comment s’assurer de la qualité du service tout en limitant autant que faire se peut les dégâts à l’avenir ?

On évoque des installations industrielles majeures dont le fonctionnement est confié soit à des agents publics, soit à des gestionnaires dans le cadre de délégation de service public. Dans les pays développés, ces opérations sont encadrées par des normes et règlements, vérifiées par des audits et confiées à des gestionnaires qualifiés et contrôlés. Le soin mis dans la conception, le contrôle de fabrication, le suivi rigoureux des protocoles de maintenance ne suffit toutefois pas à atteindre le risque zéro. En effet, une installation technique critique est également soumise à des aléas de fonctionnement exogènes.

L’évolution des conditions climatiques change la nature des risques. L’exemple récent, en août 2023, de l’éboulement dans la vallée de la Maurienne, qui a coupé la voie ferrée et menacé l’autoroute A 43, démontre  que le changement des conditions climatiques peut révéler des fragilités de conception ou de structure; c’est certainement le problème détecté sur l’A 13. La sollicitation des équipements peut conduire à des usures accélérées. Les réductions de budget peuvent conduire les opérateurs à alléger les contraintes de contrôle et les investissements de maintenance tout en restant dans les plages réglementaires, produisant ainsi inconsciemment une dette technique « grise » qui repousse dans le temps les travaux nécessaires et peut vulnérabiliser des équipements.

Pour réduire l’accidentologie liée aux infrastructures, comme les risques environnementaux, il faut d’abord moderniser l’instrumentation numérique de ces infrastructures pour en connaître intimement le fonctionnement, déceler les usures et les risques de défaillance et intervenir de façon prédictive. La surveillance et la supervision des réseaux passe par la numérisation des informations et le partage des diagnostics et des décisions. Or la plupart de ces équipements sont anciens et n’ont pas fait l’objet d’une conception numérisée, permettant d’établir un jumeau numérique ; leur maintenance est encore largement manuelle. Ce chantier d’instrumentation est indispensable tant pour la sécurité que pour la gestion opérationnelle. La SNCF déploie une série d’outils de détection, de traitement des anomalies, permettant de disposer d’éléments fiables sur l’état de santé du réseau, et donc de prendre des décisions appropriées de correction. Une nouvelle application « Supervision Nouvelle Génération », en cours de déploiement depuis 2020, en permettant de fédérer toutes les informations issues de systèmes divers,  renforce la qualité de l’information, et contribue à une meilleure sûreté et un meilleur service voyageurs. 

Il en est de même pour la surveillance des routes et des ouvrages d’art. Afin de détecter les conditions réelles de vieillissement des équipements et d’anticiper les mesures correctives, on met en place un réseau de caméras et capteurs collectant des données pouvant être traitées par intelligence artificielle.

Il faut aussi faire des choix parfois draconiens en déclassant une partie du réseau routier communal peu utilisé pour reporter les ressources vers la qualité des artères principales. Il n’est pas sûr qu’une telle mesure, de bon sens, trouve un large support dans les populations concernées qui n’accepteront pas une telle régression, sans vouloir toutefois assumer le coût du service.

Enfin, beaucoup d’infrastructures ont un impact majeur sur les émissions de carbone en mobilisant des ressources fortement carbonées, comme le béton, l’acier et les revêtements bitumineux. La décarbonation impose des changements techniques qui ne sont pas encore en situation de maturité technique.  La route doit gagner en fiabilité et en sécurité mais doit aussi devenir innovante, ce qui ne va pas nécessairement dans le sens de la réduction des coûts.

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