Éducation nationale, police, santé… : une question de moyens ? Voilà pourtant ce que disent les courbes des dépenses publiques sur ces budgets depuis 50 ans <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et Bruno Le Maire lors d'un Conseil des ministres.
Emmanuel Macron et Bruno Le Maire lors d'un Conseil des ministres.
©CHRISTOPHE ENA / POOL / AFP

Erreurs budgétaires

Le manque d’argent est quasi systématiquement évoqué dans les débats français pour expliquer l’affaiblissement des fonctions régaliennes de l’Etat. La réalité des chiffres raconte une tout autre histoire.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Nicolas Marques

Nicolas Marques

est directeur de l'Institut économique Molinari

Docteur en économie (Université d’Aix-Marseille) et diplômé en gestion (EM Lyon), il a débuté sa carrière en enseignant l’économie, avant d’exercer des responsabilités marketing et commerciales dans de grands groupes de gestion d’actifs français.

Chercheur associé depuis la création de l’IEM, en 2003, il est devenu Directeur général de l’institut en 2019. Il est l’auteur de plusieurs travaux sur les enjeux fiscaux, les finances publiques, la protection sociale ou la contribution des entreprises et membre de la Société du Mont Pèlerin.

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Atlantico : Pour l’Education nationale, la police ou la santé, la question des moyens est souvent au cœur des débats et des préoccupations pour une meilleure efficacité. Quels sont les principaux enseignements des chiffres et des courbes des dépenses publiques concernant les budgets de la santé, de la police et de l'Education nationale depuis 50 ans et qui racontent pourtant une tout autre histoire ? N’assiste-t-on pas à une dérive budgétaire par rapport à l’efficacité réelle de ces trois pôles majeurs ?

Nicolas Marques : Dire que les services publics sont mal financés en France, c’est passer à côté des réalités et des enjeux. Les chiffres montrent que l’Education nationale, la police ou la santé ne manquent pas de moyens. En 2021, les dépenses publiques consacrées à ces trois domaines représentaient 16,1 % du PIB. C’est bien plus qu’au début des années 2000 – quand ces trois postes représentaient 14 % du PIB – ou ce qu’on observe dans l’Union européenne (14,5 % du PIB). Nos dépenses de sécurité intérieure sont en ligne avec celles des pays européens (1,7 % du PIB), celles de l’enseignement (5,2 % du PIB) sont supérieures de 8 % à la moyenne de l’UE et nos dépenses de santé (9,2 % du PIB) sont supérieures de 15 % à celle des pays européens.

Mais, dans le même temps, un nombre significatif de contribuables constate une dégradation du service rendu et l’attractivité de la fonction publique est en berne. En dépit des mesures censées la rendre plus attrayante, 8% des postes ouverts pour les recrutements externes de fonctionnaires d’Etat n’ont pas été pourvus entre 2019 et 2021.

Nous sommes dans une situation typique d’inefficience. Les moyens sont là, les bénéficiaires et les personnels ne sont pas satisfaits et le mécontentement monte. C’est la marque de défaillances structurelles au sein des administrations publiques françaises. Face à cela, augmenter les moyens n’est pas réaliste et souhaitable vu l’Etat des finances publiques, structurellement déficitaires depuis le milieu des années 1970.

Il faudrait donc traiter les problèmes de fond. Certaines causes d’inefficience sont bien documentées, notamment la suradministration, l’absence d’autonomie, la cogestion des personnels avec les partenaires sociaux et l’absence de rémunération au mérite. Mais, il existe un problème encore plus grave, qui est systématiquement occulté. C’est l’imprévoyance de l’Etat en tant qu’employeur. L’Etat a promis des retraites significatives à ses fonctionnaires, sans créer de caisse de retraite et sans faire le nécessaire pour que la charge financière ne déstructure les finances publiques. Il est fondamental de corriger cette erreur si l’on veut rétablir le rapport qualité/prix des prestations publiques.

Pierre Bentata : Il y a deux façons d'observer ces dépenses. Il est possible de les regarder en scrutant leur évolution dans le temps. Mais avec cette méthode, l'information n'est que partielle. Cela ne va pas permettre d’étudier les évolutions dans la société. Il est aussi possible de faire des comparaisons avec la réalité dans les autres pays. Selon les rapports de l’INSEE ou d’après les données du ministère de l’Intérieur, la France ne dépense pas moins d’argent que ses voisins, notamment pour la santé et l’éducation.

Les dépenses de santé sont un peu biaisées avec la période de la pandémie de Covid-19. Mais, à part ce moment particulier où les pays ont réagi différemment avec des temporalités différentes, il est difficile de comparer pour la même année les différents pays. Si on étudie la période juste avant la crise, ce que nous montrent les rapports de la Drees par exemple, est que les pays qui dépensent le plus en santé, en pourcentage du PIB, sont les Etats-Unis (18 % du PIB). Viennent ensuite la Suisse, l’Allemagne et la France. Notre pays est au-dessus de la moyenne de l'Union européenne. Très loin de nous, il y a des pays comme la Finlande où les habitants ne sont pas plus mal soignés, les Pays-Bas ou le Luxembourg (qui correspond vraiment à un cas extrême puisque la dépense par habitant dans le domaine de la santé est le plus faible en pourcentage du PIB).

Nous avons mené une étude avec l'Institut économique Molinari il y a quelques mois sur les dépenses en éducation. Nous avons observé la même chose concernant le niveau de la dépense par habitant. Cette dépense et ces investissements en France dans l’éducation par élève et par habitant sont parmi les plus élevées de tous les pays de l'OCDE.

Cela laisse à penser que s'il y a une dégradation des services, cela ne peut pas être lié uniquement à un problème de dépenses et de moyens. Les chiffres démontrent, surtout quand on effectue la comparaison avec des indicateurs de qualité, que, à dépenses équivalentes, des pays font bien mieux que la France. Dans le cas de l'éducation par exemple, l'Estonie est le pays le plus efficace d'Europe. L’Estonie fait beaucoup mieux avec des dépenses beaucoup plus faibles. La Finlande, par exemple, qui a des dépenses à peu près équivalentes à la France, fait aussi bien mieux que notre pays, que ce soit dans les classements PISA, dans la maîtrise des fondamentaux, concernant le nombre d'élèves en difficulté, le taux de NEET (de jeunes ni en emploi, ni en formation). Ce phénomène se vérifie aussi pour les dépenses de santé. Cela veut bien dire que ce n’est pas un problème de budget en soi.

Quelles sont les principaux enseignements concernant le budget de l’Education nationale ? Quels sont les principales leçons sur son évolution au cours des dernières décennies ? Ne devrait-il pas être ramené à l’inflation et au nombre d’élèves pour mesurer de manière encore plus efficace l’impact réel ou non des investissements effectués ?

Pierre Bentata : Vous avez tout à fait raison sur la méthode de calcul et sur l’évaluation des montants investis. Nous avons d’ailleurs procédé ainsi dans le dernier rapport pour l'Institut économique Molinari. Nous avons étudié la dépense par élève et observé quelle était l'efficacité des investissements ou quel est le pourcentage d'élèves en difficulté ou qui ne maîtrisent pas les fondamentaux, dans le primaire et le secondaire, par rapport à cette dépense par élève. Lorsque vous appliquez cette méthode, on constate que la dépense par élève est très élevée en France et que, dans le même temps, les résultats ne sont pas là. La situation est similaire pour les dépenses de santé.

La dépense en santé par habitant est très élevée et est comparable aux pays qui dépensent le plus. La France n’est donc pas un pays qui sous-investit dans le domaine de la santé ou de l’éducation. Et pourtant, nos résultats ne sont pas parmi les meilleurs et l’Education nationale et notre système de santé sont fragilisés.

Pour la santé, la France est l’un des pays dans lequel le reste à charge est le plus faible. Mais en réalité, une grande partie de l’argent qui est dépensé, plus que dans beaucoup de pays, se perd dans les services administratifs et ne va pas directement impacter le patient dans le cas de la santé ou l'élève dans le cas de l'éducation.

D’après les rapports de la Cour des comptes, chaque année la masse salariale dans l’Education nationale, dans la santé et pour la sécurité augmente et pourtant il y a toujours moins de policiers, d’infirmiers et d’enseignants sur le terrain. Comment expliquer cet état de fait ? Quelle est son ampleur ? Quelles sont les réalités budgétaires et les grands paradoxes français pour la santé et la sécurité, la police ?

Nicolas Marques : La fonction publique française souffre d’une crise de vieillissement. Lorsqu’on regarde les budgets de façon globale, on a l’impression que les moyens sont là. Les budgets sont significatifs et sont prioritairement alloués aux personnels dans toute une série de domaines. Les charges de personnel représentent notamment 94 % des dépenses d’enseignement scolaire ou 85 % des budgets consacrés à la sécurité intérieure. On pourrait s’attendre à ce que ces fonctions soient bien rémunérées et attractives, mais ce n’est pas le cas. Pour comprendre cette anomalie, il faut prendre en compte une spécificité de la comptabilité publique. Les « charges de personnel » servent à financer les fonctionnaires actifs, mais aussi à financer les retraites des anciens fonctionnaires.

L’Etat en France a fait le choix en 1853 de financer les retraites des fonctionnaires par le budget, sans mettre de l’argent de côte contrairement à toute une série d’institutions (Sénat, Banque de France…). Avec le vieillissement, ce choix s’avère délétère. Nous payons aujourd’hui cette imprévoyance. Les charges de personnel de l’Etat représentaient 158 milliards en 2022, dont seulement 83 milliards pour les rémunérations des fonctionnaires en activité et 60 milliards pour les retraites des anciens fonctionnaires. Ce dernier poste plombe les comptes de l’Etat et explique le mauvais rapport qualité/prix des prestations publiques françaises dans toute une série de classements internationaux.

A titre d’illustration, le paiement des cotisations retraite employeur absorbait 29 % des ressources de l’Education nationale en 2019. Par comparaison, les pensions absorbaient en moyenne 9 % des dépenses d’éducation en Europe. Le surcoût français de dépenses lié aux retraites des fonctionnaires représente 15 milliards d’euros, si l’on compare la France à nos voisins. Cette surdépense – conséquence des erreurs du passé – représente autant de moyens qui manquent pour augmenter les personnels ou embaucher. Dans une étude récente, nous avons montré que l’Etat consacre plus de moyens aux retraites des anciens personnels de l’Education nationale qu’à l’enseignement primaire ou au secondaire proprement dit.

Etrangement, la Cour des comptes a fait l’impasse sur cet enjeu que constitue les retraites des fonctionnaires. La Cour raisonne trop souvent de façon comptable, prisonnière d’une approche en annualité budgétaire. Elle aurait dû alerter les pouvoirs publics depuis des décennies sur les risques associés aux retraites des fonctionnaires. Elle aurait dû inviter l’Etat à provisionner les pensions de ses personnels, à l’image de ce qu’ont fait la Banque de France ou le Sénat.

Pierre Bentata : En observant ces trois domaines, il est possible de constater un phénomène identique. Le nombre de personnes sur le terrain, ceux qui sont directement au contact de ceux qui devraient être les récipiendaires de cette aide ou de ces investissements, ne sont pas plus nombreux qu'auparavant.

Dans le cas de l'hôpital par exemple, la part de travail administratif dans le personnel de santé augmente. Les médecins passent dorénavant une grande partie de leur temps, jusqu'à 60 %, à des tâches administratives. Même chose pour les infirmières. Il y a une vraie lourdeur administrative dans la gestion de l'hôpital ou dans la gestion du système de santé en général. Cela pèse considérablement sur les dépenses et le budget.

Dans le cas de l'éducation, le même phénomène est à l'œuvre. Cela concerne la masse de tous les services qui sont annexes. Cela ne veut pas dire qu'ils sont inutiles mais il ne s’agit pas des services centraux. Cela ne concerne pas les enseignants. Les professeurs ne reçoivent pas la majeure partie des dépenses et des investissements supplémentaires.

Le système administratif devient tellement lourd que même lorsque des dépenses sont effectuées, elles ne finissent pas dans la poche des usagers ou des principaux acteurs au cœur de ces trois pôles (la santé, l’éducation, la sécurité)

Au regard de ces chiffres, des réalités budgétaires en France, des statistiques et des données de la Cour des Comptes, faut-il en conclure que la baisse du niveau dans la fonction publique ou dans les fonctions régaliennes de l’Etat n'a rien à voir avec une question de moyens ? L’argent devrait-il être mieux utilisé ou ciblé de manière plus spécifique ?

Nicolas Marques : Clairement, les chiffres montrent que le secteur public n’est pas mal financé en France, mais qu’il est anormalement coûteux en raison de l’imprévoyance de l’Etat employeur. L’Etat n’a jamais constitué de caisse de retraite et n’a pas mis de l’argent de côté pour financer les retraites des fonctionnaires. Il a raisonné comme si le long terme n’existait pas, comme si les contribuables ou les prêteurs pourraient toujours financer les services publics qu’il produit et les pensions qu’il a promises aux anciens fonctionnaires partis à la retraite.

La stratégie de l’Etat a pendant de longues années été de cacher le problème que constituait l’envol de ses dépenses de retraite, probablement dans l’espoir de s’en défausser sur la Sécurité sociale. Si le régime universel de retraite avait été mis en place, les surcoûts liés aux retraites des fonctionnaires n’auraient plus eu d’effet délétère sur les comptes de l’Etat. Ils auraient principalement pesé sur les comptes de la sécurité sociale et l’Etat aurait été en partie remis à flot financièrement. Ce jeu de passe-passe n’a pas eu lieu.

Aussi le bon sens serait que l’Etat prenne ses responsabilités et applique les méthodes des employeurs responsables. Il faut qu’il provisionne les retraites des fonctionnaires, à l’image de la Banque de France ou du Sénat avec à la clef des économies substantielles pour le contribuable. Ces deux institutions prévoyantes ont placé 17 milliards d’euros pour financer la retraite des leurs employés ou élus, ce qui permet d’autofinancer une grande partie des prestations grâce aux dividendes et plus-values générées. A titre d’illustration, si l’Etat avait capitalisé pour financer les retraites de ses personnels comme le Sénat, il aurait économisé 30 milliards d’euros par an et aurait réduit son déficit de 30% sur les 15 dernières années. Provisionner la retraite des fonctionnaires est une réforme incontournable pour restaurer la qualité des services publics, améliorer l’attractivité de la fonction publique et les finances publiques et réduire la fiscalité. Mais personne n’ose en parler. Au contraire, l’Etat vient de fermer le régime de retraite de la Banque de France. Une erreur magistrale. Si l’Etat s’était comporté comme la Banque de France, qui a mis de l’argent de côté pour autofinancer l’intégralité des retraites de ses personnels, il économiserait plus de 50 milliards d’euros par an.

Pierre Bentata : La France n’est effectivement pas confrontée à un manque de moyens ou de budget. Le vrai problème concerne la manière de le dépenser et la façon dont ces sommes sont investies. Mais la complexité administrative et réglementaire est telle qu'il est même impossible de cibler. Il faut simplifier les flux de dépenses. Dans le cas des systèmes de santé, il faut revoir la façon dont on alloue les budgets aux hôpitaux. Le système est devenu tellement complexe que les budgets ne peuvent pas être correctement alloués. La vraie difficulté concerne la complexité des agences, des organismes et des instances qui se trouvent entre l'Etat qui distribue les financements et ceux qui devraient recevoir normalement ces moyens pour faire leur travail dans des conditions optimales. Les hôpitaux ne vont pas être tentés de mener des essais cliniques afin de limiter les dépenses et pour ne pas embaucher davantage permettant de freiner ainsi la masse salariale même si ce n’est pas l’hôpital qui paye directement. La situation est assez ubuesque. Cela contribue à limiter les partenariats public – privé. Cela limite les interactions et la capacité du secteur privé et des laboratoires à financer l'hôpital à cause de la complexité administrative qui est en fait insoutenable pour les directeurs d'hôpitaux.

Dans le cas de l'éducation, c'est exactement la même chose. Beaucoup d’observateurs plaident pour une augmentation du salaire des enseignants pour que la situation s’améliore. Cela pourrait fonctionner en ayant une vraie autonomie dans les écoles afin de savoir qui embaucher face à des élèves qui ne sont pas les mêmes partout et qui n’ont pas les mêmes exigences. Pour inciter les professeurs à faire cela, il faut mieux les payer. Mais ils doivent aussi être plus autonomes, que les licenciements et la sélection soient facilités et qu’il y ait un meilleur suivi. Tout ceci a été noyé car nous avons un système réglementaire très compliqué de contrôles où les enseignants sont régulièrement inspectés. Mais rien ne va être fait pour se demander si la qualité du service a augmenté.

Dans le cas de la sécurité et pour la police, la situation est encore plus compliquée car tout le monde se cache derrière le fait que s'il y a un problème, si l'insécurité augmente, si le nombre des incivilités est en hausse, si les statistiques sont mauvaises, cela est lié à un manque de moyens.

Dans ce domaine, la grille d'analyse et la façon de penser la dépense doit être transformée et sur le fond, particulièrement dans la santé et l'éducation. Il faudrait arrêter d'avoir un budget annuel, avoir des plans très précis avec des objectifs à cinq ans ou à dix ans, et sortir ces secteurs-là des projets de loi de finances annuels. Mais personne ne veut s'attacher à cela, parce que cela veut dire qu’il faudra transformer complètement notre façon de penser ces secteurs.

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