Derrière les économies d’énergie réalisées cet automne, la désindustrialisation de l’Europe. Mais aussi quelques bonnes nouvelles <!-- --> | Atlantico.fr
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Dans ce contexte, le plan anti-inflation IRA (Inflation Reduction Act) de Joe Biden arrive au pire moment.
Dans ce contexte, le plan anti-inflation IRA (Inflation Reduction Act) de Joe Biden arrive au pire moment.
©NHAC NGUYEN / AFP

Sobriété énergétique subie

Face à cette situation, l’Union européenne a réalisé d’importants efforts afin de renforcer son autonomie stratégique et accroître la résilience de son industrie.

Nicolas Meilhan

Nicolas Meilhan

Nicolas Meilhan est ingénieur diplômé de l'ESTP et du MIT. Il est spécialisé dans les domaines du transport et de l'énergie.

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Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Derrière les économies d’énergie réalisées cet automne, à quel point se profile la désindustrialisation de l’Europe ? Dans quelle mesure a-t-elle déjà commencé ?

Nicolas Meilhan : Pour faire simple, l’industrie a besoin d’énergie bon marché pour fonctionner. Elle consomme de l’électricité et du gaz. L’industrie allemande, en particulier, est très dépendante du gaz bon marché russe qui arrivait par tuyaux avant la guerre en Ukraine. Le gaz naturel augmentait déjà depuis juin 2021, car Vladimir Poutine avait réduit ses exportations pour mettre la pression sur l’Europe afin de pouvoir ouvrir le gazoduc Nord Stream 2. Hors le marché européen de l’électricité est construit de telle manière que le prix est indexé sur le prix du dernier KWh appelé pour faire l’équilibre entre l’offre et la demande – le kWh marginal – et il se trouve que ce kWh vient d’une centrale à gaz qui est le moyen pilotable le plus flexible Tout allait bien tant que le gaz n'était pas cher mais depuis que nous ne sommes copain avec Vladimir Poutine, il a drastiquement augmenté (350 €/MWh en août, encore 150 €/MWh aujourd’hui). Quand le prix du gaz est multiplié par dix, le prix de l’électricité est donc multiplié par dix et ça va représenter un coût démesuré pour les industriels. Dans l’exemple de William Saurin, le coût de l’électricité représentait 1% du chiffre d’affaires (4 millions sur 330 millions de CA) pour l’industriel. Au 1er janvier 2023, on passe de 4 millions à 40. Or les marges de ce genre d’entreprises sont souvent situées entre 5 et 10%. Donc les coûts de l’énergie vont faire que les industriels vont travailler à perte. La plupart des entreprises ne font pas des marges très importantes et s’ils ne peuvent pas répercuter la hausse des prix à leur clients, ils vont être obligés de fermer. Cette situation va concerner un nombre important de PME et de PMI. Et globalement il y a très peu de choses qui sont faites par le gouvernement pour l’empêcher. Il y a des formes de boucliers mis en place sur l’électricité, mais pas sur le gaz naturel. Il y a deux choses à faire. D’abord changer le marché de l’électricité : nous avons l’électricité la moins chère d’Europe de l’Ouest à la production avec 30 € du MWh et nous la payons plus chère que tout le monde à plus de 600€ du MWh, soit 20 fois son coût de production. Emmanuel Macron nous avait promis en septembre des changements, on les attend encore. L’autre problème, c’est qu’il n’y a pas d’alternatives bon marché au gaz de la Russie. Donc il n’y a pas trop de raisons d’être optimiste. En particulier lorsque l’on regarde l’Allemagne, qui reste l’un des pays les plus industrialisés d’Europe. Et ils ont besoin du gaz russe bon marché.

Michel Ruimy : L’Europe subit une crise énergétique sans précédent, plus grave et plus systémique que celle des krachs pétroliers des années 1970, du fait de sa grande consommation de produits russes (50% pour le gaz, 25% pour le pétrole). La situation actuelle, amplifiée par la pénurie de nombreux matériaux, résulte, en partie, notamment des choix énergétiques initiés ces dernières années : sortie du nucléaire (Allemagne, Belgique, Suisse), extrême dépendance de l’Allemagne et de l’Europe centrale au gaz russe ou encore choix français de différer, depuis dix ans, son programme de renouvellement de centrales nucléaires.

Si la période présente est difficile pour les entreprises, la question énergétique - et de leur compétitivité - se posera avec plus d’acuité encore l’hiver prochain. L’absence de gaz russe, qui se traduira par un manque de plus de 10% de l’énergie totale en Europe, conduira probablement à des coupures d’électricité pour les industriels. Beaucoup de PME (ETI françaises, Mittelstand allemand…) auront du mal à résister à l’inflation, à la hausse des taux d’intérêt et à celle des prix de l’énergie, qui entraîneraient, selon certaines études, un supplément de coût total de 20% pour l’industrie européenne.

Dans ce contexte, le plan anti-inflation IRA (Inflation Reduction Act) de Joe Biden arrive au pire moment. Pour relancer le « made in America » dans des secteurs clés (automobile électrique, batteries, énergies renouvelables), la Maison Blanche fait miroiter près de 400 milliards EUR de subventions, disponibles à partir de janvier 2023, aux entreprises qui installent leurs usines sur le sol américain, attractif également par ses coûts moins élevés de l’énergie. Il ne faudrait pas alors que s’enclenche une spirale mortifère pour les groupes industriels du « Vieux continent », avec des effets irréversibles.

Quelle pourrait être l’ampleur du phénomène ?

Nicolas Meilhan :Si vous n’avez plus d’industrie, vous n’avez plus d’économie : c’est aussi simple que cela.Un pays sans usine, c’est le rêve de nos politiques depuis 30 ans, et plus particulièrement de nos écolos. Et en France nous importons déjà beaucoup. Nous avions 100 milliards de déficit commercial en 2021, un record historique, et ,nous devrions atteindre 150 milliards cette année. Nous sommes en train de perdre ce qu’il nous restait de souveraineté, c’est à dire pas grand-chose, comme nous avons perdu notre souveraineté électrique à cause des écologistes et des Allemands. Nous sommes par exemple à 15GW d'imports nets en ce moment, un record historique : nous importons l’équivalent de 15 réacteurs nucléaires, ce qui correspond grosso modo à ceux qui sont actuellement à l’arrêt.

Michel Ruimy :Il faut bien saisir l’importance de la crise énergétique sur l’industrie. Sans énergie, il n’y a pas d’industrie, et lorsque les prix de l’énergie sont élevés dans une région, les usines s’implantent ailleurs. Ceci signifie la fermeture d’usines, gages d’emplois qualifiés, de salaires plus élevés que dans les services, de gains de productivité, d’innovations et de survie de territoires éloignés des métropoles.

Les délocalisations de production et les faillites d’entreprises dans des secteurs très consommateurs en énergie risquent de se multiplier si de véritables politiques énergétique et industrielle en Europe ne sont pas mises en place. La première passe par une indépendance énergétique européenne le plus rapidement possible. La seconde doit se traduire par la protection de nos industries stratégiques, par un mécanisme de soutien au prix de l’énergie achetée mais aussi, le cas échéant, par un rapprochement avec les Etats-Unis dans certains secteurs, comme l’énergie ou les données. En effet, dans un monde de plus en plus digitalisé, aucune entreprise ne peut vivre aujourd’hui sans un accès à ses données permanent, sécurisé et à des conditions économiques soutenables. Très consommateur d’énergie, le cloud ne pourra probablement plus être déployé en Europe tel que la Commission européenne l’avait envisagé. Peut-être nous faudrait-il envisager les termes d’un accord avec les Etats-Unis pour assurer, pour les prochaines années, l’accès de nos industries à des clouds, bénéficiant tant du prix américain de l’énergie que des garanties du RGPD.

Telle est la situation de l’Europe qui pourrait subir un choc industriel majeur. L’Europe va devoir prendre des décisions simples et rapides car le mur de la réalité est désormais devant nous.

A quel point l’industrie européenne résiste-t-elle, pour le moment du moins ?

Nicolas Meilhan :Sur l’industrie, il n’est jamais trop tard pour se réveiller, mais il faudrait le faire rapidement. Par ailleurs, les gens craignent un black-out au niveau européen. Mais en raison de la forte destruction industrielle – laconsommation des industriels gazo-intensifs a baissé de 30% en Europe il est possible que la désindustrialisation de l’Europe nous permette d’éviter ce black-out. En effet, les industriels représentent 35% de la consommation d’électricité donc si ils baissent leur consommation de 30%, on a les 10% de « sobriété » que visent nos gouvernements, mais au prix fort de fermetures d’usines et de casse sociale qui laissera des traces : la désindustrialisation finale de l’Europe est probablement en marche.

Michel Ruimy :La montée en puissance des tensions internationales a montré la nécessité, pour l’Union européenne, de réduire sa dépendance aux approvisionnements extérieurs les plus essentiels, susceptibles de se tarir notamment en cas de crise géopolitique.

Ce choc est dévastateur pour la souveraineté industrielle européenne car il touche l’énergie, élément-clé pour réussir la décarbonation de l’économie. En outre, va s’ajouter la vive concurrence que se livreront les Etats pour protéger leur industrie (Cf. Plan de l’Allemagne de 200 milliards EUR d’aides aux entreprises et consommateurs débloqués sans coordination avec les autres États membres).

Face à cette situation, l’Union européenne a réalisé d’importants efforts afin de renforcer son autonomie stratégique et accroître la résilience de son industrie en essayant de trouver un nouveau système de fixation du prix de l’énergie. Elle doit le faire de manière coordonnée et rapide au risque d’une reprise de la désindustrialisation.

Dans quelle mesure y-a-t-il malgré tout, des bonnes nouvelles pour l’industrie européenne ? Certains indicateurs nous permettent-ils de ne pas être entièrement pessimistes ?

Michel Ruimy :Le poids de l’industrie dans l’économie européenne n’a cessé de chuter depuis des dizaines d’années. En quelques décennies, si un grand nombre d’États ont subi de plein fouet les répercussions des délocalisations dans les pays à bas coûts, les multinationales, de leur côté, ont été obligées de prendre en compte les tensions géopolitiques persistantes.

La récente succession de crises a jeté une lumière crue - et cruelle - sur le délitement du tissu industriel européen. Elle a été un révélateur pour l’Europe de son incapacité à répondre à des besoins urgents pour protéger sa population. Les dirigeants ont pris conscience de l’importance d’avoir une industrie forte et de la nécessité d’être autonomes et souverains dans certains secteurs critiques (santé, matériaux, matières premières, numérique, composants électroniques).

C’est un grand pas. Tant qu’il n’y avait pas eu cette prise de conscience, il était difficilement envisageable d’engager cette réindustrialisation. Du fait de ce retard, ce processus prendra du temps.

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