Emmanuel Lincot : Je vous répondrai par « des moyens, et encore des moyens ». La croissance du budget chinois en matière de RD dépasse les 10 % par an alors que les États-Unis stagnent à 5 %. Par ailleurs, la Chine atteint la production de publications scientifiques à hauteur de 23 % contre 16 % pour les États-Unis. Mais les choses pourraient être amenées à changer du côté américain, étant donné le lancement depuis trois ans par Joe Biden des initiatives du « Big government » qui visent à développer une politique industrielle pour les États-Unis en taxant les entreprises les plus riches du pays. L’expression même de « politique industrielle » qui avait disparu depuis les années Reagan dans le discours fédéral américain, montre bien qu’il y a une nécessité absolue pour les Américains de rattraper le temps perdu vis-à-vis de la Chine. La Chine à son tour est exposée, on le sait, à une grave crise économique et il n’est pas sûr qu’elle puisse continuer à mener une telle ascension dans les années à venir. Quoi qu’il en soit, nous assistons à un grand retour côté américain de l’État puissance, de l’État-organisateur, de l’État stratège. Du côté chinois, cette tendance appartient à la culture politique du pays.

Que dire, passée l’analyse quantitative, de la dimension qualitative de l’évolution scientifique chinoise ? Les brevets déposés par la Chine sont-ils de qualité comparable à ceux déposés par les Etats-Unis ?

L’évolution qualitative des brevets déposés par la Chine va de pair avec sa quantité. Prenons l’exemple de Huawei et de ZTE: ce sont des entreprises de rang mondial qui, dans le domaine de la téléphonie, ont déposé le plus grand nombre de brevets depuis ces dernières années. C’est à la fin des années 2010 que la Chine a déjà, en quantité, dépassé le nombre de brevets déposés, comparés aux États-Unis. Paradoxe : nous avons une dictature chinoise soutenant farouchement le principe de la propriété industrielle pour, in fine, imposer ses normes dans toutes les régions du monde qu’elle convoite avec le projet des nouvelles routes de la soie et notamment en Afrique. Dans le domaine des semi-conducteurs près de 40000 brevets ont été déposés par les entreprises chinoises en 2021-22. Bien sûr on est proportionnellement très loin du géant taïwanais TSCMC en la matière mais cela signifie que la Chine rattrape très rapidement son retard.

Quid de l’enseignement en Chine ? Peut-on dire qu’il est aussi bon que celui que l’on trouve en Amérique du Nord ? Quelles sont, par ailleurs, les disparités que l’on peut constater sur le sol chinois ?

Vous mettez le doigt sur une réalité tangible : si la Chine va aussi vite, c’est qu’elle le doit à ses étudiants donc à ses enseignants donc à ses universités, et ses centres de recherche. Non seulement ils sont très bons mais ils travaillent beaucoup, et avec un sentiment qui les galvanisent et que nous n’avons pas, celui du patriotisme économique. Comme en ex-Union Soviétique, ce sont souvent les académies qui sont le fer de lance de la recherche théorique, mais vous avez désormais des incubateurs qui gravitent autour des grands centres de conception industrielle comme Huawei, à Shenzhen. Par ailleurs, il n’y a pas beaucoup d’étanchéité entre les secteurs privés, ceux émanant de la responsabilité de l’État et de l’armée. Ceci crée évidemment une synergie d’ensemble qui est relayée par les services appropriés spécialisés dans l’espionnage industriel à l’étranger.

Où se situe, enfin, l’Union Européenne dans tout cela ? A quel point avons-nous abandonné l’idée de devenir une grande puissance scientifique et quelles sont, dès lors, les conséquences ?

La COVID-19 et la guerre en Ukraine, sont des accélérateurs pour l’Union Européenne. Le pouvoir de pouvoir, autrement dit la souveraineté européenne en matière d’innovations, ne sera rendue possible que par des initiatives régaliennes fortes, la conjugaison des efforts scientifiques en commun, au risque de nous retrouver pris entre le marteau et l’enclume, dans la concurrence très néfaste pour nos intérêts à laquelle se livrent les États-Unis et la Chine. Tout cela prend du temps, mais dans le domaine de semi-conducteurs par exemple, l’Union Européenne a décidé de lancer en 2023 un plan massif de 43 milliards d’euros d’investissements public et privé. Après tout, ce qui a été réalisé par Airbus, peut l’être dans le domaine crucial des nouvelles technologies, conférant ainsi à l’Union Européenne, une place de tout premier plan parmi les concurrents mondiaux.