Comment incuber un virus mental pour déstabiliser une nation ? Cet ex-agent du KGB décrivait parfaitement la méthode qui continue à être utilisée contre l’Occident<!-- --> | Atlantico.fr
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Le siège du service de sécurité FSB, le successeur du KGB, dans le centre de Moscou, le 30 décembre 2016.
Le siège du service de sécurité FSB, le successeur du KGB, dans le centre de Moscou, le 30 décembre 2016.
©VASILY MAXIMOV / AFP

Troublant

En 1984, un transfuge du KGB a exposé les quatre étapes identifiées par les services secrets soviétiques comme étant nécessaires pour provoquer l'implosion psychologique de la société américaine.

Drieu Godefridi

Drieu Godefridi est juriste (facultés Saint-Louis-Université de Louvain), philosophe (facultés Saint-Louis-Université de Louvain) et docteur en théorie du droit (Paris IV-Sorbonne).

 
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Sergueï Jirnov

Sergueï Jirnov

Sergueï Jirnov est un auteur franco-russe et ancien officier traitant du KGB soviétique. Il est également journaliste et spécialiste en relations internationales.

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Atlantico : En 1984 un transfuge du KGB explique à la télévision américaine les différentes étapes de l’opération des services russes pour déstabiliser l’occident : Infextion. À quoi ce nom correspond ?

Sergueï Jirnov : À cette époque-là, la Russie considérait l'Occident comme un ennemi idéologique. Dans le cadre de cette séparation idéologique, le camp communiste, déclarait que le camp occidental était un ennemi, idéologique. Le but du camp communiste était de conquérir toute la terre et en fait de faire éclater tout ce camp occidental, de faire apparaître des pays qui prendraient la voie du socialisme ou du communisme. Il y avait une guerre, une guerre de propagande, et ce qu'on appelait dans le KGB les « mesures actives ». C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la guerre hybride. C'est lorsque vous n'avez pas de troupes sur le sol occidental, mais vous faites quant même la guerre pour infiltrer, déstabiliser cette société, créer des crises, des critiques à l'intérieur de cette société, créer même des rébellions et des révolutions. Après, les gens vous rejoignent et acceptent votre idéologie. Ça signifie que ce n'était pas la guerre physique, mais c'était une guerre de propagande, et donc avec plusieurs méthodes qui étaient utilisées pour la mener. 



Toujours selon cette interview de 1984, elle se divise en 4 étapes. La démoralisation, la déstabilisation, la crise et enfin la normalisation. Est-ce que vous pouvez nous expliquer le principe de ces 4 étapes de cette opération ?

Sergueï Jirnov : Pour miner de l'intérieur cette société occidentale, il faut d'abord créer un sentiment de frustration à l'intérieur de cette société, donc la démoraliser, démoraliser les gens, de leur faire croire que la société dans laquelle ils vivent en Occident, c'est une société qui est mourante, qui est vieillissante, qui est décadente, qui est mauvaise, qui n'est pas juste, etc.… Et pour ça, bien évidemment, il y a plusieurs méthodes. Et les méthodes en général, ce sont les moyens de communication et les médias qu’on utilise pour créer ce sentiment de démoralisation. Ça signifie exacerber les problèmes qui sont à l'intérieur de ces pays, soit en utilisant déjà leurs propres critiques, parce qu'à l'intérieur des sociétés occidentales, à cette époque-là, il y avait des partis politiques qui critiquaient cette société. Il y avait, par exemple, dans plusieurs pays, les partis communistes ou socialistes, il y avait les partis adverses au pouvoir. L'Union soviétique récupérait toute cette critique et montrait que tout ce qui se passait en Occident, c'était quelque chose qui était vraiment très mal. Et donc, si systématiquement, on renvoyait à la population occidentale ce tableau démoralisant, la société était démoralisée. Là, c'est la première étape. 

La deuxième étape, la déstabilisation. D'abord, vous créez un sentiment de frustration et démoralisation. Et après, naturellement, ça entraîne dans la vie quotidienne une déstabilisation de la société, parce que les gouvernants ne savent plus sur quoi s'appuyer, ne savent plus comment répondre à cette frustration de la société démoralisée. Et puis, les partis politiques qui sont à l'intérieur, qui sont critiques, qui sont dans l'opposition, peuvent mener des différentes actions – grèves, manifestations. Ils peuvent aussi organiser des actes terroristes. On a connu en Allemagne ou Italie des brigades rouges et d'autres sociétés, d'autres groupuscules terroristes qui faisaient sauter les bombes, qui enlevaient les gens et qui faisaient pression sur la société pour la déstabiliser. Donc ça, c'est la deuxième étape. 

Troisième étape, la crise. La société qui est frustrée, qui est démoralisée et qui est déstabilisée, ça finit par la mettre dans une fragilité. Et donc cette fragilité se résout par une crise, une crise sociétale, une crise économique, une crise politique, une crise idéologique. Tout ça est récupéré par le camp socialiste et communiste de l'autre côté. 

Et finalement, après arrivent les messies communistes qui vous montrent le chemin et le modèle à prendre, à copier, à suivre, soit disant pour résoudre tous les problèmes…

Voilà les quatre étapes qui me paraissent se dégager de ces « mesures actives » qui étaient organisées par le camp communiste dans le camp occidental. 



Aujourd’hui les techniques de déstabilisations mentales utilisées par l'URSS sont-elles encore appliquées par la Russie ? Si oui, depuis quand et quels sont ses objectifs ? 

Drieu Godefridi : L’objectif poursuivi par les campagnes de manipulation russe et chinoise en Occident est double. Il s’agit, d’une part, de jeter la zizanie en Occident. De l’autre, il s’agit de promouvoir les régimes russe et chinois, et telle de leurs politiques. Soyons concrets : un site comme zerohedge publie régulièrement des réflexions intéressantes. Il se fait, aussi, le relais systématiques de la propagande d’État russe. Il n’est aucun sujet, thème ou débat clivant la société américaine, qui ne soit mis en avant par zerohedge, jamais pour calmer les ardeurs, toujours pour jeter de l’huile sur le feu. Un autre exemple est cette campagne des étoiles de David peintes sur des façades françaises : une campagne remarquablement menée, sur le plan logistique et dans son timing, dont on sait aujourd’hui que ses commanditaires sont probablement russes. Récemment, le régime chinois est allé jusqu’à organiser de fausses manifestations sur le sol américain — les manifestants étaient recrutés via des sites en ligne, et payés — pour ensuite en relayer les ‘exigences’ à travers l’épais maillage de son réseau de propagande en Occident. Quand on sait que l’intelligence artificielle permet aujourd’hui de créer mille sites de pseudo-news agrégées par jour, tous les jours, soigneusement saupoudrés de manipulations diverses, soit dans des articles en particulier, soit dans la tonalité générale de chaque site, on mesure que ces interventions menacent la substance de nos débats démocratiques.

Sergueï Jirnov : La réponse est oui et non, parce que la différence principale entre la Russie de maintenant et l'Union soviétique d'avant 1991, c'est que l'URSS était un pays communiste. C'était un pays qui avait une idéologie et qui appliquait cette idéologie. La Russie de Poutine actuelle n'a pas d'idéologie. Et surtout, n'a pas d'idéologie communiste. Ce n'est plus une lutte et une contradiction idéologique entre le camp occidental et le camp communiste. Et d'ailleurs, en 1991, lorsque l'Union soviétique a disparu, les premières années, on croyait que c'était fini, que la paix allait s'installer entre les deux camps, que la Russie allait devenir un pays comme un autre, puisqu'elle a aussi décidé d'accepter le modèle presque occidental, économique et sociétal. Que la confrontation idéologique du temps de la « guerre froide » était définitivement terminée. 

Et puis assez rapidement, en réalité, sont venus sur le devant de la scène en Russie les gens qui considéraient que l'Union soviétique avait perdu cette bataille idéologique mais n'a pas perdu la guerre. Il fallait recommencer cette « guerre froide », la guerre idéologique, même si, en réalité, ils n'avaient pas d'idéologie communiste. C'est devenu juste une bataille psychologique, ces gens-là éprouvaient un ressentiment, une frustration d'avoir été battus idéologiquement dans cette guerre contre l'Occident. Et donc ils voulaient se venger. Et quand Poutine est arrivé au pouvoir en 2000, en fait, il est devenu porteur de cette idéologie de revanche de la Russie, qui soi-disant était victime de l'Occident, du mauvais camp occidental. Et on n'arrive pas à comprendre exactement ce qu'il veut sous-entendre par cette idéologie, car il n'y a pas de différence idéologique. En fait, c'est une différence un peu inventée. Mais elle est plus psychologique du côté des Russes, qui se considèrent comme le parent pauvre de l'Occident, qui l'aurait rejeté, qui ne l'aurait pas suffisamment aidé et qui pense à lui faire la guerre. C'est un fantasme en quelque sorte. 

Une fois, lorsque Poutine a fantasmé tout ça, il ressort les mêmes « mesures actives » pour lutter contre l'Occident que l'Union soviétique avait avant 1991. Sauf que ce qui a changé, c'est que, comme je vous dis, en réalité, la Russie n'a pas d'idéologie communiste. Donc du coup, on ne sait même pas ce qu'elle reproche à l'Occident exactement. Elle commence à ressortir les valeurs traditionnelles. Mais on ne sait plus quelles sont ces valeurs traditionnelles. La Russie a été un pays païen, puis un pays chrétien, puis un pays communiste, puis un pays capitaliste de nouveau. Et donc, quand Poutine parle des valeurs traditionnelles, on ne sait pas de quoi il parle exactement. Ça crée en quelque sorte une confusion. Mais techniquement, sur le terrain, les services secrets russes et Poutine en tant que chef l'État, la Russie en tant qu'État, ont repris en fait le même flambeau des « mesures actives » contre l'Occident qu'ils considèrent maintenant à nouveau comme son ennemi. Elle est en train de lutter contre l'Occident, parce que soi-disant, l'Occident veut détruire cette pauvre Russie, victime éternelle. 

Une autre chose qui a changé, à part que Poutine en réalité n'a pas d'idéologie, ce sont les moyens. Nous sommes au troisième millénaire. Maintenant, il y a Internet. Maintenant, tous les États et les gens communiquent rapidement au niveau de la Planète. Et donc c'est devenu beaucoup plus facile d'utiliser cette connexion mondiale par Internet, les réseaux sociaux, les médias divers et variés, YouTube, sites d'Internet, blogs, chaînes Telegram, etc. pour mener les mêmes « mesures actives » dont on a parlé au début de cette interview. 

Donc c'est la forme qui a changé, les moyens qui ont changé. L'idéologie, la Russie n'en a pas. Mais ils utilisent le même arsenal pour lutter, soi-disant, contre ces ennemis occidentaux.

Est-ce que d’autre pays utilisent les mêmes méthodes ? 

Drieu Godefridi : Je connais les cas de la Russie, de la Chine, du Qatar et du Maroc, qui sont documentés. Mais je ne doute pas qu’ils sont nombreux les autres pays et puissances terroristes, tels l’Iran, qui recourent aux même méthodes, face à la mollesse de la réaction occidentale, surtout européenne.


Est-ce que l’occident ne tombe pas tout seul dans le piège tendu par ses régimes autoritaires ?

Drieu Godefridi : Je ne le crois pas. Les dissensions sont légitimes dans une société démocratique, elles en sont en quelque façon la définition même. La démocratie se définit par la possibilité de questionner et contester activement les pratiques, politiques et institutions, ou elle est dénuée de signification. Qu’un Bolloré soit entendu par une commission parlementaire est parfaitement légitime; en France, cela surprend; aux États-Unis, ce genre d’audition est monnaie courante. Tout cela nous regarde; nous sommes des sociétés démocratiques; nous avons inventé la démocratie qui, combinée au règne du droit, est la pire des options, à l’exception de toutes les autres. Ce qui est intolérable, par contre, ce sont ces manipulations de masse par des régimes autoritaires et totalitaires que j’ose qualifier de putrides, dans leurs méthodes comme leurs objectifs. Les auteurs de ces manipulations doivent être pourchassés jusque dans les lieux d’aisance, dûment jugés et, s’il échet, impitoyablement condamnés. Pas comme propagateurs de fausse informations — ne nous engageons pas dans cette direction, qui serait mortelle pour la liberté — mais comme agents de régimes étrangers ennemis. Celui, celle qui met sa plume, son image, sa voix, au service d’une régime ennemi est un traître au sens strict.

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