Relire François Quesnay pour comprendre la Chine d’aujourd’hui<!-- --> | Atlantico.fr
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Des personnes assistent à une cérémonie de levée du drapeau à l'occasion de la fête nationale chinoise sur la place Tiananmen à Pékin, le 1er octobre 2023.
Des personnes assistent à une cérémonie de levée du drapeau à l'occasion de la fête nationale chinoise sur la place Tiananmen à Pékin, le 1er octobre 2023.
©Jade Gao / AFP

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François Quesnay est un médecin et économiste français du XVIIIe siècle ayant fondé la première école en économie, l'école des physiocrates.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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Les physiocrates ne sont plus guère lus aujourd'hui. C'est regrettable, car nombre de leurs points de vue sont d'actualité. Leurs écrits étaient souvent volontairement obscurs et paradoxaux, exprimés sous une forme rarement utilisée aujourd'hui, dans des maximes et des phrases courtes et parfois énigmatiques, ainsi que dans le célèbre Tableau économique dont l'idée générale est claire mais les détails déconcertants. Pour les économistes d'aujourd'hui, ils apportent, d'une part, les vues néoclassiques communes sur la liberté du commerce, la libre circulation du travail, des capitaux et des biens (à travers les frontières régionales au sein d'un même État-nation et entre les pays), la liberté contractuelle entre les travailleurs et les capitalistes, l'impôt unique et l'imposition progressive de la richesse. D'autre part, ils sont (je pense) souvent considérés à tort comme pensant que l'agriculture est intrinsèquement plus productive que l'industrie manufacturière. Une explication beaucoup plus raisonnable de leur position consiste à souligner que ce n'est que dans l'agriculture qu'il existait une source de revenus, la rente foncière, qui aurait pu être taxée sans "créer de préjudice" à la production. Ce n'est qu'en ce sens, c'est-à-dire en produisant des impôts, que l'agriculture était considérée comme plus "productive" que l'industrie manufacturière. (Incidemment, des malentendus similaires existent aujourd'hui lorsque les emplois dans l'industrie manufacturière sont considérés comme intrinsèquement "meilleurs" que les emplois dans les services).

La partie de la doctrine des physiocrates qui est encore moins étudiée que l'économie est leur politique. Ils étaient les défenseurs d'une monarchie absolue d'un genre particulier. La Chine impériale à laquelle Quesnay (en réponse à la critique de Montesquieu sur la Chine dans "Les esprits des lois") a consacré une monographie entière de plus de 100 pages, était leur royaume idéal.

Le raisonnement des physiocrates est similaire à celui de la tradition légaliste chinoise. Pour les physiocrates, le raisonnement est le suivant. Une fois découvertes les lois naturelles ("la loi naturelle" ou même "physiocratie", terme apparemment inventé par Quesnay qui aimait jouer avec les néologismes grecs) que sont la liberté individuelle, la propriété privée et la sécurité de la personne, il ne reste plus à une société qu'à les faire respecter. Elle n'a besoin que de deux choses : (1) un corps de personnes éduquées, sélectionnées en fonction de leur mérite, qui comprennent l'ensemble des lois et peuvent les améliorer et les affiner, et (2) un souverain absolu dont le rôle est de veiller à ce que les lois soient appliquées. La plupart du temps, et idéalement tout le temps, le souverain ne fait rien puisque les lois, si elles sont respectées, établissent cet équilibre parfait entre l'intérêt privé et l'intérêt public. Le souverain est à la fois la personne la plus puissante et la moins puissante de l'État. Il est le plus puissant parce qu'il est le seul à pouvoir mettre fin à la pourriture s'il arrive que les lois soient transgressées ; mais comme la probabilité de transgression est faible - étant donné que les lois sont les plus rationnelles possibles - le souverain n'a la plupart du temps rien à faire.

Quesnay trouve que le système chinois de l'époque, tel qu'il était connu en Europe, est celui qui se rapproche le plus de cet idéal. Contrairement à l'aristocratie française du sang, qui était le corps de personnes s'interposant entre le souverain et le peuple, le mandarinat chinois était sélectionné au mérite. Il a conçu les lois les plus parfaites parce qu'il était composé des personnes les plus talentueuses. Il va de soi que les physiocrates se voyaient dans ce rôle : remplacer une aristocratie décadente, ignorante et indolente.  La règle "absolue" peut toujours subsister, mais elle serait désormais basée sur des principes justes et sur l'utilisation des bonnes personnes.

Comme le dit Quesnay dans l'introduction de son traité sur la Chine intitulé "Le despotisme de la Chine", le terme "despotisme" a deux significations. Le premier est un pouvoir absolu ou sans contrôle dans le cadre de la loi et utilisé pour s'assurer que les lois sont respectées, le second est un pouvoir personnel incontrôlé et arbitraire. Dans le premier cas, le despotisme est tout à fait légal (puisqu'il repose sur l'application de la légalité) et légitime ; dans le second, il est illégitime :

Despote signifie MAÎTRE ou SEIGNEUR : ce titre peut donc s'appliquer aux souverains qui exercent un pouvoir absolu régi par des lois, et aux souverains qui ont usurpé un pouvoir arbitraire qu'ils exercent, en bien ou en mal, sur des nations dont le gouvernement n'est pas régi par des lois fondamentales. Il y a donc des despotes légitimes et des despotes arbitraires et illégitimes.

La démocratie, définie comme le choix des gouvernants par les gouvernés, n'a pas sa place dans le système physiocratique. Elle est tout à fait superflue. On ne sait pas quel serait son rôle (s'ils l'avaient envisagé) : peut-être seulement de perturber les principes parfaits de la loi naturelle.

La pertinence de la pensée des physiocrates est évidente lorsque l'on considère le système chinois actuel. D'un point de vue formel, il est similaire au système décrit par Quesnay. Un souverain absolu est choisi au sein du groupe dirigeant, et la légitimité de son règne se traduit par l'excellence des lois et la qualité de l'ensemble des personnes qui les mettent en œuvre. La qualité du système social est donc jugée à l'aune de ses performances. L'élément clé de cette performance - et les physiocrates étaient en cela les précurseurs de ce que nous considérons aujourd'hui comme une "vision normale" - est la vitesse à laquelle l'abondance économique augmente pour la majorité de la population. Si les gens deviennent de plus en plus riches, il n'y a rien ou presque à changer dans les lois. Et donc rien à faire pour le mandarinat ou le souverain.

Le système est, comme toute personne, jugé sur ses performances, et non sur les modalités techniques de sélection de ses dirigeants, sur la solidité de l'État ou sur tout autre objectif "étranger". C'est la règle "pour le peuple".

Cet article a été initialement publié sur le site de Branko Milanovic.

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