Avant 2008, les marchés financiers européens et américains évoluaient de concert. Aujourd’hui l’Europe dépérit. Pourquoi ?<!-- --> | Atlantico.fr
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©JOHANNES EISELE / AFP

Investissement

Depuis la crise financière de 2008, les marchés financiers en Europe et aux Etats-Unis n'ont pas suivi la même trajectoire.

Jean-Michel Rocchi

Jean-Michel Rocchi

Jean-Michel Rocchi est président de Société, auteur d’ouvrages financiers, Enseignant à Sciences Po Aix et Neoma.

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Atlantico : Avant la crise financière de 2008, l’évolution des marchés financiers européens et américains était assez similaire. De nos jours, la situation en Europe est beaucoup plus délicate et difficile pour les marchés financiers européens face aux succès des places financières américaines. Comment expliquer cette différence ? 

Jean-Michel Rocchi : Traditionnellement, les marchés américains ont un niveau de valorisation (exprimé en termes de PER et PEG voir infra question 5) supérieur aux marchés européens, dont le marché français. À titre indicatif, les marchés américains ont actuellement un PER moyen de l’ordre de 18 fois les bénéfices quand il n’est que de 12 fois les bénéfices pour les marchés européens. Selon les auteurs des recherches, les calculs des PER peuvent différer, mais le différentiel reste toujours en faveur des marchés américains. Rien de nouveau sous le soleil, ils sont historiquement plus chers et le resteront à priori.

Ces dernières années la croissance potentielle des Etats-Unis a été supérieure de celle de la France on peut donc légitimement considérer que l’écart de valorisation des marchés actions respectifs est normal. L’économie financière est donc le reflet de l’économie réelle, c’est bien Main Street qui détermine Wall Street, nous sommes bien en face d’une sorte d’orthodoxie financière, la sphère réelle commande à la sphère financière. Les marchés seraient plutôt rationnels à cet égard.

Il n’existe néanmoins pas de malédiction, car pendant les trente glorieuses, des pays comme la France ou la Corée du Sud ont, sur certaines périodes, affiché une croissance potentielle largement supérieure à celle des États-Unis.

Néanmoins, à court terme, un retour à cette situation semble pour la France totalement improbable. 

Les difficultés européennes sont-elles liées à la différence de la structure des marchés financiers entre l’Europe et les Etats-Unis ?

Les marchés boursiers américains (NYSE, NASDAQ) mais aussi de commodities (CBOT, CME) sont beaucoup plus larges et liquides que leurs homologues européens. D’autre part, le mode largement privé de financement des retraites fait que les fonds de pension n’ont vraiment d’équivalent en Europe en termes de force de frappe sur les marchés actions. Cela est renforcé par la composition des actifs qu’ils détiennent beaucoup plus orientés actions que les caisses de retraite en Europe (le seul véritable contre-exemple étant le fonds souverain norvégien premier détenteur d’actions européennes). Cela ne va pas faire plaisir, mais les caisses de retraite de facto doivent acheter pour des raisons statutaires beaucoup d’obligations ce qui est utile pour financer les déficits publics structurels, mais beaucoup moins pour optimiser la valeur des actifs détenus qui serviront à financer les retraites. Lorsqu’il y a moins d’acheteurs avec des poches bien pleines, les prix sur un marché donné seront plus bas, car la bourse ce n’est ni plus et ni moins que la loi de l’offre et de la demande. Un phénomène joue plus spécifiquement contre le marché français où de nombreuses sociétés ont fait le choix de l’octroi d’actions de préférence à droit de vote double en faveur des actionnaires stables (ce qui n’est pas permis dans de nombreuses places boursières). Le droit de vote double qui est analysé comme une arme anti OPA – OPE est détesté par tous les fonds de pension américains, il est perçu comme permettant à des gestionnaires aux performances médiocres de rester artificiellement à la tête des entreprises. Bien plus, certains fonds n’ont pas le droit statutairement d’investir dans des sociétés ayant recours à des actions à droit de vote double.

Une autre différence proviendrait dans l’origine des ordres, certains affirment que l’analyse technique (dite aussi chartiste) serait à l’origine de 7 ordres de bourse sur 10 aux Etats-Unis contre seulement 4 en Europe, le reste des ordres étant généré par une décision reposant sur l’analyse fondamentale. De telles mesures sont difficiles à effectuer, mais si tel était le cas, cela favoriserait les prophéties auto-réalisatrices outre Atlantique, la hausse appelant la hausse (et inversement) et faciliterait l’exubérance financière et la survenance de bulles spéculatives.        

Selon moi, au-delà de la structure des marchés financiers, il existe aussi des raisons économiques structurelles et conjoncturelles :

Parmi les raisons structurelles, il y a un différentiel de coût des entreprises européennes (des salaires, des charges patronales, et de la fiscalité) par rapport aux entreprises américaines. Bien entendu, c’est plus vrai si l’on compare une entreprise française à une entreprise américaine que si l’on compare une entreprise luxembourgeoise à une entreprise américaine. Dès lors, il ne faut pas s’étonner des délocalisations. Néanmoins, s’agissant du CAC 40, cet argument est à relativiser, car elles réalisent l’essentiel de leur activité et surtout de leur rentabilité à l’étranger.

Cela se retrouve néanmoins dans l’objectif pour les entreprises multinationales de return on equity (ROE) c’est-à-dire le fait de rapporter le bénéfice net part du groupe aux capitaux propres (c’est la rentabilité financière, c’est-à-dire une vision du point de vue des actionnaires). Le seuil de ROE visé au plan international est de 15%, mais certaines multinationales européennes considèrent qu’un 12% de ROE est plus réaliste au regard des distorsions de concurrence fiscales et sociales. Le modèle social peut bien entendu se discuter et c’est un sujet éminemment politique, ce qui ne se discute pas, c’est qu’il coûte cher et n’est pas sans conséquence du point de vue concurrentiel pour les entreprises de toutes tailles.

Parmi les raisons structurelles, il y a aussi le fait que les entreprises américaines disposent d’un marché interne beaucoup plus large que le marché français.

Enfin et surtout, la croissance potentielle des Etats-Unis a été au cours des dernières années très supérieure à la croissance potentielle de la France, ce sujet a déjà été évoqué et nous n’y reviendront pas.    

Les causes conjoncturelles reflètent un choc asymétrique entre les marché européens et américains constaté depuis la guerre en Ukraine et ses conséquences économiques. Une part plus importante de la capitalisation boursière de l’Europe se trouve dans des secteurs à forte consommation d’énergie tels que l’industrie manufacturière et des matériaux tandis que les Etats-Unis ont une part importante de leur capitalisation boursière liée au secteur de la technologie. Les entreprises américaines du secteur de l’énergie ont bénéficié de l’embargo sur le pétrole et le gaz russe, de même que la guerre en Ukraine a massivement profité à l’industrie de la défense américaine.   

Le choc a aussi été asymétrique, la France étant moins industrialisée que l’Allemagne. En outre l’hexagone possède la filière nucléaire a ainsi beaucoup moins subi ce choc énergétique (même si notre avantage concurrentiel a été estompé par l’entrée dans le marché européen de l’énergie qui nous est très défavorable), ce qui explique que le marché français est mieux valorisé que son homologue allemand Le poids du secteur du luxe explique également une partie de la meilleure valorisation de la bourse française (voir question 5).    

Par contre ce qui est très surprenant c’est que la crise ukrainienne n’a pas eu d’impact significatif sur la volatilité des marchés actions européens (indice en jaune) par rapport au marché américain (en bleu). 

Volatilité implicite du S&P500 vs la volatilité implicite de l'Eurostoxx50

C’est incontestablement une bonne surprise, les marchés européens ne se sont pas montrés inquiets par les événements actuels et ne croyaient pas fin 2022 à une généralisation du conflit en dépit des gesticulations politiques des deux camps antagonistes.   

Est-ce que la taille des entreprises européennes et leurs succès sont très éloignés des Etats-Unis qui bénéficient de conditions beaucoup plus favorables au développement ?

Le différentiel qui est le plus inquiétant porte sur le potentiel du secteur technologique qui est objectivement très en faveur des Américains.

Les entreprises américaines du secteur de la défense vont également profiter du réarmement de l’Europe et plus largement des tensions géopolitiques mondiales.   

À partir de 1977, dans la lignée du rapport McCracken, de nombreux pays occidentaux ont rompu avec le modèle économique du Fordisme en s’orientant vers une politique de long terme de baisse des salaires réels ce qui a exercé une pression structurelle en faveur d’une baisse de la consommation. Ce qui pèse négativement sur la croissance potentielle des pays industrialisés.   

Ce phénomène d’une consommation insuffisante est renforcé par l’hiver démographique qui commence à hanter l’Europe occidentale avec désormais aucun grand pays européen qui atteint le seuil de renouvellement des générations de 2,1 enfants par femme soit en 2023 : 1,86 pour la Turquie, 1,79 pour la France, 1,76 pour l’Irlande, 1,74 pour la Roumanie et en queue de peloton 1,30 pour l’Italie, 1,29 pour l’Espagne et 1,28 pour l’Ukraine. Avec 1,66 enfant par femme les Etats-Unis résistent mieux que de nombreux pays européens (1,57 au Royaume-Uni, 1,53 en Allemagne).  

Des deux côtés de l’Atlantique, le niveau de l’endettement public est un souci commun, le déficit d’aujourd’hui sera les impôts de demain (théorème de Ricardo-Barro) pour les entreprises et les particuliers, c’est encore plus inéluctable quand il n’y a pas ou peu de croissance économique réelle. 

Faudrait-il réguler ou faire évoluer les marchés financiers européens afin de permettre un plus grand essor économique à la manière du modèle américain ?

Technologiquement les marchés boursiers européens et notamment Euronext n’ont rien à envier par exemple au Nasdaq. Il n’existe pas de distorsion de concurrence notable en matière de droit boursier et de supervision en faveur des marchés américains. En tant que premiers marchés mondiaux, ils exercent une attirance internationale auprès des entreprises internationales pour une cotation chez eux ou pour une double cotation. 

Plus que réguler, je pense qu’il faudrait éduquer. La culture comptable, en contrôle de gestion et en finance d’entreprise est en général très bonne au sein des décideurs économiques. Je serai beaucoup nuancé et prudent s’agissant de la culture sur la bourse et plus largement sur les marchés financiers qui restent très en retrait, et ce n’est pas qu’un phénomène de génération, même si les choses vont dans le sens. Mais beaucoup reste encore à faire.

Il existe aussi des réticences culturelles avec une véritable aversion pour la bourse autour de plusieurs poncifs :

-       « La bourse, c’est une vision à très court terme » (la culture du ‘’Quarter’’ ): lequel n’existe pas d’ailleurs sur Euronext, puisqu’on ne demande pas des comptes trimestriels comme aux Etats-Unis mais seulement le niveau de chiffre d’affaires.  

-       « La bourse ce n’est pas pour moi ma société est trop petite ».

-       « Je vais perdre le contrôle de ma société » (au contraire : les actions à droit de vote double facilitent le contrôle).

-       Les évolutions ne la bourse sont erratiques

Avec comme résultat de tous ces phénomènes (et croyances) qu’avec des PIB pourtant comparables le Royaume-Uni (au sein du London Stock Exchange) compte depuis des dizaines d’années environ deux fois plus de sociétés cotées qu’Euronext Paris.     

L'indice du CAC 40 multiplie les records. Ce mercredi matin, le CAC 40 s'est hissé à un nouveau plus haut historique, à 8107,41 points. Est-ce un bon signe pour les marchés financiers français ? Est-ce porteur d’espoir ? 

Si on cherche des signes d’espoir, il faut souligner qu’un CAC à plus de 8 100 points est un simple point de vue classique, les professionnels raisonnent aussi coupons réinvestis, c’est-à-dire en prenant l’hypothèse que tous les dividendes distribués sont réinvestis dans l’indice et alors nous aurions une valeur bien supérieure encore comme on peut l’observer dans la courbe ci-dessous qui compare les deux indices :  

Source : zonebourse.com

À l’inverse, il convient de souligner que si l’on raisonne en termes de PER relatif (P/E en anglais) le marché français est historiquement élevé sur le plan international, et même par rapport à nos principaux partenaires européens (Royaume-Uni, Italie, Allemagne) même s’il demeure moins valorisé que le marché américain.

Source : https://worldperatio.com/

Une des raisons réside dans le fait que lorsqu’on étudie des variations d’indices notamment à long terme, on compare des données non-comparables puisque la composition des indices change dans le temps à chaque révision de l’indice certaines valeurs en y entrant et d’autres en y sortant, les sociétés présentes dans un indice sont aussi très corrélées à leurs PER sectoriels. Les valorisations sectorielles sont très variables. Parmi les poids lourds du CAC, on peut citer LVMH et HERMES International qui ont des PER très supérieurs au PER du marché sans la prise en compte des valeurs du luxe, ils tirent vers le haut la valorisation du marché français. En d’autres termes, si la valeur moyenne du prix du marché français est historiquement élevée, cela reflète également un changement de la composition de l’indice. La forte valorisation des entreprises du luxe est le reflet de la forte croissance du chiffre d’affaires et de la croissance du BNPA très supérieure à la plupart des autres secteurs.

Le PER est n’est pas le seul critère d’investissement car c’est un critère statique qui rapporte le cours de bourse au bénéfice net par action (BNPA) ou earnings per share (EPS) des anglo-saxons. Les professionnels surveillent aussi le price to earings growth (PEG) c’est-à-dire ce même PER rapporté aux prévisions du BNPA par exemple à 5 ans : une société qui a un PEG égal à 1 est à son prix, un PEG > 1 exprime une surévaluation et enfin un PEG < 1 est un indice de sous-évaluation. Le PEG à l’avantage d’être un indice dynamique. Une valeur peu être considérée comme ‘’chère’’ au regard du PER, mais ne pas être surévaluée au regard du PEG (et réciproquement). Le PEG n’est pas néanmoins parfait, car il repose sur des précisions d’évolutions du BNPA à un certain horizon, qui comme toutes les prévisions peuvent s’avérer inexactes. 

Enfin, il convient d’intégrer dans son raisonnement d’investisseur le béta, c’est-à-dire de prendre en compte si la valeur détenue en portefeuille va réagir à l’identique par rapport au marché (Beta égal à 1) sous réagir (Beta inférieur à 1) ou sur réagir (Beta supérieur à 1). Si l’on prend les 3 valeurs du secteur du luxe du CAC elles des Beta significativement différents. Les investisseurs aiment les Beta élevés dans les marchés à la hausse, beaucoup moins lorsque les marchés s’effondrent.   

Deux autres critères d’investissement sont utilisés par les investisseurs professionnels notamment pour évaluer des portefeuilles ou des fonds.

Un raisonnement de type couple risque-rendement, cela consiste à comparer la performance d’un fonds ou d’un portefeuille à sa volatilité (considérée comme une approximation du risque) cela est obtenu par des ratios comme le ratio de Sharpe ou de Sortino. En d’autres termes, la volatilité historique du cours d’une action doit être un des critères d’investissement.

Les professionnels suivent aussi le market drawdown (MDD) c’est-à-dire après une baisse du marché le nombre de mois (ou d’années) qu’il faut pour retrouver la valeur initiale d’avant baisse, il en existe des variantes (ratio de Calmar).

Les marchés sont alternativement haussiers (bull) et baissiers (bear). Pour se protéger, s’est développée depuis plus de 80 ans au sein de la gestion alternative la technique du long-short equity (ou sont prises à la fois des positions qui jouent la baisse et la hausse du marché) une position totalement indifférente au mouvement directionnel du marché est dite equity market neutral. Certains portefeuilles actions dans le cadre de la gestion alternative peuvent être couverts (portfolio insurance) le plus souvent partiellement pour des raisons de coût de l’achat des primes des put (achat d’ options de vente). Les portefeuilles couverts permettent un lissage des performances en montant moins en cas de hausse (on a payé des primes d’option de vente pour rien) mais baissent moins en cas de crise boursière (la baisse des actions est amoindrie par la plus-value réalisée sur l’exercice des put).

Investir est d’abord une question d’horizon d’investissement comme le montre le professeur Jeremy Siegel dans son célèbre ouvrage Stocks for the Long Run à 100 ou 200 ans les risques sont très faible, car le cours des actions est une ligne droite : les krachs de 1873, 1929, 1987 et 2007 se voient à peine. Mais pour les personnes physique l’horizon est court et les risques liés à la volatilités des cours sont élevés. Le chiffre magique de William Sharpe peut être évoqué bien que fruste il n’est pas sans intérêt pratique pour le profilage des investisseurs. Quel pourcentage d’actions faut détenir en portefeuille dans un monde à seulement deux classes d’actifs (actions et obligations) ?  

Réponse : 100% - âge de l’investisseur, c’est-à-dire qu’à 30 ans compte tenu de son espérance de vie, on pourra détenir en théorie 70% d’actions (et donc 30% d’obligations) mais à 70 ans il faudra se limiter à 30% d’actions (et 70% d’obligations).

Si l’on réfère au CAC 40, il existe deux grandes stratégies pour un gérant professionnel ou un investisseur privé :

-       Essayer de battre l’indice (gestion active) : c’est le principe du ‘’stock picking’’ on choisit certaines valeurs dont on pense qu’elles vont surperformer l’indice de référence et bien sûr le pari peut être gagnant ou perdant.

-       La gestion réplicative (gestion passive) : on cherche à obtenir exactement la même performance que l’indice de référence, c’est le principe de la gestion indicielle (fonds indiciels, ETF).

              En guise de conclusion, les marchés financiers sont anciens et à Rome, on s’échangeait des matières premières à la bourse (les marchés de ‘’commodities’’ des anglo-saxons) ils nous ont laissé une célèbre devise pleine de sagesse caveat emptor que l’on pourrait traduire par : que l’acheteur soit vigilant. *

*Avertissement : la présente interview ne constitue en aucune manière un conseil d’achat de valeurs mobilières, de produits dérivés, d’indices ou de quelque produit financier que ce soit. 

Jean-Michel ROCCHI, Président de Société, auteur d’ouvrages financiers, Enseignant à Sciences Po Aix et Neoma.

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