Arnaud Benedetti : « Aux yeux de beaucoup de Français, ce sont désormais les "élites" qui sont sorties de l’arc républicain, pas les dirigeants actuels du RN »<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Les sondages pour la présidentielle 2027 montrent une Marine Le Pen ou un Jordan Bardella pouvant atteindre les 49 voire les 50 ou 51 % des suffrages des Français.
Les sondages pour la présidentielle 2027 montrent une Marine Le Pen ou un Jordan Bardella pouvant atteindre les 49 voire les 50 ou 51 % des suffrages des Français.
©CHRISTOPHE SIMON / AFP

Progression

Arnaud Benedetti vient de publier "Aux portes du pouvoir - RN, l'inéluctable victoire ?", dans lequel il évoque la position plus que jamais favorable de Marine Le Pen pour son arrivée à l'Elysée.

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

Voir la bio »

Atlantico : Les sondages pour la présidentielle 2027 montrent une Marine Le Pen ou un Jordan Bardella pouvant atteindre les 49 voire les 50 ou 51 % des suffrages des Français. On avait déjà connu des sondages similaires avant 2022 qui ne se sont pas confirmés dans les urnes. À quoi devez-vous votre certitude d’une victoire du Rassemblement National comme vous l’exposez dans votre livre ?

Arnaud Benedetti : Un préalable tout d’abord : le sous-titre du livre comporte un point d’interrogation. Ce qui signifie qu’aujourd’hui la question demeure ouverte pour ce qui est de l’échéance de 2027. Il n’en reste pas moins que si l’élection présidentielle devait se dérouler en 2024, Marine Le Pen n’a jamais été dans une position aussi favorable. Pour trois raisons : tout d’abord parce qu’à la différence de la présidentielle de 2022, le RN dispose désormais d’un groupe parlementaire et que cette parlementarisation a parachevé la normalisation républicaine du RN. Ensuite parce que l’usure du macronisme s’est accentuée après sept années de pouvoir et que les anciennes forces de gouvernement, PS et LR, ne sont pas en mesure de se reconstruire. Enfin et c’est à mon sens le point décisif, le marché électoral s’est profondément transformé. Je m’explique : l’effet générationnel est un démultiplicateur des tendances sociologiques qui voient le RN progresser toujours plus dans ses segments historiques ( les classes populaires), ainsi que dans l’espace des classes moyennes et voire aujourd’hui dans certaines catégories de cadres. Le vote RN a pour caractéristique d’être un vote jeune et actif, c’est-à-dire un vote de générations montantes, un vote d’avenir en quelque sorte quand celui du macronisme est d’abord celui des générations sortantes principalement, c’est-à-dire des seniors et des retraités. Le cycle de la vie quelque part joue pour le RN. C’est là une donnée forte et soutenue.

La dynamique électorale du Rassemblement National vous paraît-elle due à ses qualités propres ou à l’effondrement ou aux erreurs de stratégie politique de ses concurrents ?

Cette dynamique est indexée en tout premier lieu sur les crises systémiques françaises : crise du régalien, crise sociale, crise du modèle laïque et civique, crise économique, crise démocratique. Toutes ces crises nourrissent le trait dominant du rapport des français à la politique tel qu’un politiste comme Luc Rouban l’a particulièrement mis en lumière : la défiance toujours plus grande de larges segments de l’opinion dans la classe dirigeante. Cette défiance est motivée par une perception de l’avenir pessimiste, négative où la représentation majoritaire des français est de considérer que l’avenir de leurs enfants par exemple sera plus difficile que le leur, que le moteur du progrès dans sa dimension de mobilité sociale ne fonctionne plus . Et il va de soi que cette configuration est associée à l’exercice du pouvoir depuis plus de quatre décennies par les partis de gouvernement dont le macronisme constitue l’ultime avatar recombiné. La stratégie politique des concurrents du RN n’y peut rien au demeurant ; tous leurs efforts sont principalement considérés, dés lors qu’ils ont été associés aux différents gouvernements du pays qui se sont succédés depuis les années 1980 , comme de simples artefacts de communication. Sur cette trame , le seul n’ayant pas participé aux jeux du gouvernement et du pouvoir, dispose d’un facteur de différenciation à très forte valeur ajoutée. Dans un pays baigné par un imaginaire politique très projectif, comme l’explique par exemple le politologue Stéphane Rozès, l’alternance de rupture demeure une figure dominante. Et force est de constater qu’à partir du moment où le RN se défait de ces stigmates passés l’associant à une formation d’extrême-droite, plus il est en mesure d’incarner, du fait qu’il soit vierge de toute conduite de l’Etat, cette matrice de la grande alternance. Il est crédité ainsi d’une capacité à rassembler et à rompre.

Le RN est finalement le seul parti de l’ancien monde à avoir survécu au nouveau monde revendiqué par Emmanuel Macron depuis la présidentielle 2017. Diriez-vous que sa victoire à la présidentielle serait une revanche de l’ancien monde ou, au contraire, le pur produit de ce nouveau monde ?

Il est le produit des échecs des autres. Tous les acteurs politiques que j’ai pu rencontrer à droite, à gauche, au centre font ce constat. Bernard Cazeneuve, l’ancien Premier ministre, le dit avec limpidité : " Le RN est fort de nos faiblesses ".  Mais une fois ce diagnostic établi, il faut en comprendre les raisons, les raisons de cette défiance déjà évoquée. Il y en a, parmi d’autres, trois principales, toutes indissociables de la capitulation des élites. La première est d’ordre morale ou mentale : l’élite majoritaire a théorisé, voire interiorisé la banalisation de la France. C’est la thématique de la France "puissance moyenne" impulsée sous Giscard et qui n’a cessé de baliser depuis le discours dirigeant. Elle rejoint une autre prédisposition, plutôt portée à gauche celle-ci, celle de la France coupable de son héritage coloniale, voire d’une forme de racisme "systémique". A ce facteur de dévalorisation s’ajoute un deuxième élément, celui de réduire les solutions politiques à des solutions techniques, dont la rationalité et l’efficience seraient indiscutables et devraient en conséquence échapper au débat politique, tout ceci bien évidemment dans la perspective euro-mondialiste. Déconsidération de la France ,technocratisation de la politique et enfin libération d’une forme décomplexée de mépris social à l’encontre du peuple, des classes populaires et des classes moyennes dont la crise des gilets a cristallisé l’expression mais que l’on a pu également retrouver de manière certes atténuée à l’occasion de la toute récente crise agricole. La combinaison de ces facteurs constitue la trame de fond à partir de laquelle le RN construit de manière soutenue sa progression. Quand on oublie la Nation, le peuple, la démocratie, comment s’étonner dés lors qu’une grande partie des opinons soit prête à soutenir une offre en rupture avec les prédispositions élitaires qui ont infusé l’esprit dirigeant depuis quatre décennies ?

Les démocraties occidentales ont connu une première vague populiste au mitan des années 2010. Le RN vous paraît-il relever du 2e acte de sursaut populiste ou d’une logique plus spécifiquement française ?

Sans doute des deux dans la mesure où le contexte européen favorise l’émergence et la dynamique de forces populistes mais il existe néanmoins une singularité française à partir du moment où notre rapport au politique au travers de l’Etat induit d’autres attentes. Encore une fois il faut comprendre que le point de coagulation de la société française, plus qu’ailleurs, s’opère à partir de l’Etat qui assemble, protège et dessine l’avenir. La France a tout à la fois inventé l’Etat moderne, la souveraineté populaire et la citoyenneté. A partir du moment où ce triptyque constitutif du sentiment national n’est plus porté par le pouvoir, bousculé par les effets dysfonctionnels d’une globalisation dérégulée qui dépossède tout à la fois politiquement, socialement, économiquement, culturellement, la société se retourne de manière plus massive contre sa classe dirigeante. C’est en France qu’à ce stade la poussée dite " populiste " est la plus forte. Encore faudrait-il ne pas confondre cette poussée avec celle pouvant exister chez nombre de nos voisins. Le " populisme " dont nous parlons en France et qui constitue une catégorie dévalorisante promue par les élites est surtout un rappel des fondamentaux de notre culture profonde. Celle-ci demeure laïque, universaliste. Ce populisme n’est pas tant identitaire que républicain. Pour beaucoup de français qui votent pour le RN ou qui s’apprêtent à voter pour le RN, c’est intuitivement l’idée que ce sont les " élites" qui sont sorties de l’arc républicain et non les responsables et dirigeants du RN...

Le Conseil d’État, saisi par le Rassemblement National qui contestait l’étiquette d’extrême droite que lui accole le ministère de l’Intérieur, a considéré que le mouvement restait effectivement un parti d’extrême droite. Cela vous paraît-il fondé au regard de l’histoire de l’extrême droite, des droites, ou des mouvements populistes ? Et une France dont la présidence serait occupée par le RN serait-elle pour vous une France gouvernée à l’extrême droite ?

Je ne vois pas en quoi le Conseil d’Etat devrait être le grand certificateur des caractérisations politiques… On lui fait jouer un rôle qui n’est pas le sien et qui participe, plus grave, à sa délégitimation . Le RN ne remet pas en cause les institutions républicaines, il ne remet pas en cause la philosophie libérale qui fonde notre régime politique, il ne défend pas aujourd’hui une vision ethno-culturelle de la citoyenneté. Ses racines d’extrême-droite se sont progressivement dissoutes au gré de l’entreprise de normalisation à laquelle Marine Le Pen s’est attachée depuis qu’elle a succédé à son père qui au demeurant, lui même, n’appelait pas à mettre à bas les institutions. L’objet diabolisé dans les années 1980 et durant 30 années n’est évidemment plus le même . Ce sont les caractérisations pour définir l’extrême-droite qui tendent à évoluer du côté politique, et non pas si l’on se réfère à une historiographie sérieuse, à l’histoire comme discipline scientifique. Aujourd’hui une définition partisane et idéologique tend à assimiler toute critique de la mondialisation, de la construction européenne, de l’immigration non maîtrisée entre autres à un courant d’extrême-droite. C’est une dérive des continents de l’interprétation politique dont on peut à juste titre considérer qu’elle opère de moins en moins. Le piège cynique inventé en son temps par François Mitterrand ,qui par ailleurs ne considérait pas que Jean-Marie Le Pen était un fasciste, est en voie d’obsolescence accélérée. Un de mes contacts, cadre historique du FN/RN, m’a très justement dit que les événements du 7 Octobre ont constitué sans doute l’acte de décès de cette stratégie de diabolisation. Dés lors qu’une personnalité comme Serge Klarsfeld approuve la participation du RN à la marche contre l’antisémitisme, " il livre, pour reprendre le mot de ma source, les clefs de la dédiabolisation à Marine Le Pen".

La France du jour d’après serait-elle une France sous le choc, une France impatiente de voir du changement ou une France désabusée ? Et Marine Le Pen risque-t-elle à vos yeux une expérience similaire à celle de l’éphémère Première ministre britannique Liz Truss après la « rébellion » du système et des marchés financiers ?

Il est par nature extrêmement difficile de répondre à cette question. Tout va dépendre de la dynamique des événements du quinquennat jusqu’à 2027. Tout l’enjeu pour Marine Le Pen consistera à incarner un changement qui puisse prendre forme sans pour autant inquiéter les milieux économiques. Toute proportion gardée, nous pourrions nous retrouver dans une situation équivalente à celle de 1981 avec d’un côté une adhésion forte à cette alternance et de l’autre une très grande anxiété. Un de nos interlocuteurs, proche du RN, évoque par exemple le risque que la pression des marchés, des créanciers et des agences de notation contraignent le nouveau pouvoir issu des urnes à procéder à la purge budgétaire  à laquelle les prédécesseurs de Marine Le Pen n’auraient pas eu à procéder… L’autre sujet sera celui de la réaction de la technostructure. Force est de constater qu’une partie de la haute-fonction publique dans ses grands corps notamment, la préfectorale ou la diplomatie, a été malmenée par Emmanuel Macron. En les assurant du rétablissement de leurs corps, Marine Le Pen vise aussi à s’assurer de la loyauté de ces derniers dans la perspective éventuelle de son accès à l’Elysée. Celle-ci aime à répéter que dans l’hypothèse de sa victoire ‘’ 15% des fonctionnaires appliqueront avec zèle les directives de la nouvelle majorité, 15% freineront, et que les  70% restant feront le job sans état d’âme particulier’’. L’un des marqueurs des capacités d’un exécutif qui serait dirigé par le RN sera enfin l’enjeu migratoire qui demeure une des motivations fortes dans l’orientation du vote des électeurs RN. On sait que le Rn entend avancer par la voie référendaire; c’est même la clef de voûte de son programme dans ce domaine. Quelle sera l’attitude entre autres du Conseil constitutionnel si la Présidente élue, comme elle en affiche l’intention, décide de passer directement par l’article 11 pour procéder aux reformes des outils de maitrise migratoire. C’est une vraie interrogation avec à l’horizon une bataille politico-juridique dont il est à ce stade impossible de prévoir l’issue…

Certains observateurs évoquent le scénario d’un Jean-Luc Mélenchon poussant à l’élection d’une Marine Le Pen pour mieux ramasser le pouvoir dans le cadre du désordre généralisé dont il pense qu’il suivrait son élection. Qu’en pensez-vous ?

Andréa Kotarac, ex-LFI passé au RN, donc bon et double connaisseur des deux maisons, estime que Jean-Luc Mélenchon ne s’inscrit pas dans cette perspective et qu’il ne souhaite pas, y compris pour des raisons tactiques, une victoire de Marine Le Pen. D’autres sont moins affirmatifs. Quoiqu’il en soit, tout laisse à penser que des groupes radicaux à gauche, minoritaires néanmoins dans l’opinion publique, pourraient se saisir de cette opportunité pour pousser leur propre agenda ‘’ pré-révolutionnaire’’. Pour autant la légitimité du nouveau pouvoir issu des urnes amortira de manière très forte les entreprises de désordre. La gauche sociale-démocrate veillera d’abord de son coté au respect de l’Etat de droit et aux relations de ce nouvel exécutif avec les régimes illibéraux . C’est ce que disent entre autres François Hollande et Bernard Cazeneuve qui ne sont pas tant inquiets de la politique économique ou budgétaire que conduirait Marine le Pen que du détricotage de l’Etat de droit auquel elle pourrait , selon eux, être tentée de s’adonner.

Pour finir, l’hypothèse d’une Marine Le Pen inéligible après une condamnation dans le procès des assistants européens n’est pas à exclure. Quel impact une telle inéligibilité aurait-il ? Jordan Bardella, Marine Le Pen, quel est en outre le candidat le plus susceptible de gagner l’Élysée à vos yeux ?

Voilà un sujet que l’on aborde mezzo voce du côté du RN… mais on y pense néanmoins. C’est l’une des grandes hypothèques pesant évidemment sur la destinée de Marine Le Pen. D’abord tout dépendra du rythme de la procédure judiciaire et de l’épuisement ou non des voies de recours d’ici 2027. Les avis sont partagés à ce stade sur la possibilité ou non de la fin de la procédure avant la tenue de l’élection présidentielle. Force par ailleurs est de constater que ce qui est reproché à Marine Le Pen n’a au moment où l’on parle aucun impact sur une opinion publique qui est devenue en fin de compte assez indifférente en général aux démêlés judiciaires des politiques. Mais il est clair que si une peine d’inéligibilité était prononcée , nous entrerions dans une toute autre configuration, avec la très probable candidature de Jordan Bardella. Il est vraiment trop tôt pour  esquisser les impacts potentiels de cette configuration potentielle. Pour autant vous pouvez toujours tenter d’effacer celle ou celui qui incarne une force en dynamique, les déterminants qui poussent celle-ci demeurent. La question peut-être plus immédiate en fin de compte n’est pas tant celle du sort judiciaire de Marine Le Pen que de l’éventualité d’une cohabitation si jamais Emmanuel Macron décidait de dissoudre. Une conjecture qui pousserait plus rapidement le RN à devoir faire la démonstration de ses capacités à gouverner mais dans une conjoncture, ô combien complexe, avec un jeune Premier ministre sans autre expérience que celle de son ascension fulgurante à l’intérieur d’un parti qui n’a jamais exercé les responsabilités…

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !