Allaitement, poils, règles… tous censurés : mais pourquoi ce problème de misogynie des réseaux sociaux ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Les réseaux sociaux ont leurs règles de censure propre qui correspondent à un univers.
Les réseaux sociaux ont leurs règles de censure propre qui correspondent à un univers.
©REUTERS/Dado Ruvic

Cachez-moi cette femme...

Les réseaux sociaux sont les médias de l’émotion et non de l’opinion. Chacun a ses règles de censure propre qui correspondent à un univers. La modernité nous habitue aux corps de femmes hyper-sexualisées et n’assume pas la représentation du corps humain dans ce qu'il a d'animal.

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire et chercheur associé au Ceaq (Sorbonne). Ses derniers livres sont Les Affinités connectives (Cerf, Paris 2016) et Pornoculture. Voyage au bout de la chair (Liber, Montréal 2017, avec Claudia Attimonelli). Il a aussi publié, entre autres, A l’ombre de Berlusconi (L’Harmattan, Paris 2006), Transpolitica (Apogeo, Milan 2010, avec D. de Kerckhove) et Joie Tragique (CNRS éditions, Paris 2010).

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Atlantico : Instagram a censuré une photo de l'artiste Rupi Kaur qui montrait une femme dont le pantalon était tâché par ses règles menstruelles. Cette photo n'était pourtant pas en contradiction avec la charte de bonne conduite d'Instagram. Qu'est-ce que cela nous dit de la nature des réseaux sociaux ?

Vincenzo Susca :Les réseaux sociaux, et notamment, parmi eux, ceux à grand public, peuvent accompagner nos cultures à une mutation par rapport au paradigme médiatique incarné par la télévision, mais ne constituent pas, en soi, en miracle. Il faut alors leur donner le temps d’intégrer ce que le corps social est en train d’absorber et de digérer. Pour l’instant, ils sont surtout le théâtre d’un grand carnaval où prévalent le jeu, la fête et une socialité ludique dont l’érotisme est un aspect central. Dans ce cadre, ils absorbent et accélèrent, ils sont la cause et l’effet d’une porno-culture prête à transfigurer le corps en dispositif d’attraction sensuelle.  

Comment les réseaux sociaux peuvent-ils améliorer leur capacité de discernement entre des photos explicitement sexuelles et d'autres qui ne le sont pas ?

Le changement dépend des usagers, de leurs pratiques, de leur imaginaire. Ce type de dynamique est à son tour lié au groupe et à la tribu qui soutient telle image ou tel style de vie. « Ca va venir », mais on ne peut pas attendre que le changement arrive de la part d’Instagram. Plutôt, cela viendra des petits groupes diffusant une autre sensibilité. N’oublions pas que, malgré toute la nouveauté constituée par ces réseaux, la matrice de l’industrie culturelle reste encore assez proche du modèle de la presse et de la télévision, pour lesquelles les limites de l’obscène sont bien plus strictes de ceux vécus et ressentis par la socialité en gestation.

"L'origine du  monde" de Gustave Courbet avait aussi été censurée par Facebook, de même que certaines photos de femmes allaitant leur enfant. Dans le même temps, les réseaux sociaux ne modèrent pas les photos de jeunes femmes hyper-sexualisées. Seule une certaine image de la femme serait donc tolérée ?  

Il paraît que ce genre de réseau assume avec plus de facilité des images érotiques agréables, ludiques, en quelque sorte « fun » et n'est pas préparé à accepter l’obscène en ce qu’il a de non-finalisé au plaisir et à l’hédonisme. Ce, car il y encore derrière une structure fonctionnant sur la base de la séduction, selon une logique publicitaire qui attire des usagers pour leur vendre quoi que ce soit. Toutefois, si les « modérateurs » de ces plateformes manifestent un certain et obsolète conservatisme, les usagers semblent bien plus disponibles à voir ces images et à y vivre avec.

Notre modernité a-t-elle du mal à accepter la représentation de la femme réelle et lui préfère-t-elle sa version idéalisée et érotisée ?

Le problème lié à cette photo me semble plutôt un autre : ce qui reste de la culture moderne et de ses représentants a du mal à accepter que l’humain est aussi un animal (quoi que rationnel). Or, les formes de cette animalité sont acceptées dans la mesure où elles rentrent dans le cadre d’une érotisation ou d’une logique festive, mais posent des problèmes lorsque elles ne font que témoigner, de manière crue, rien d’autre sinon que nous sommes (aussi) des animaux. Cela concerne, pour le meilleur et pour le pire, surtout les femmes, car le pouvoir masculin les a protégées et édulcorées en les enveloppant d’une aura pure, en leur conférant un imaginaire de la beauté marqué par un refoulement de l’ombre, des taches, de la souillure (ou bien en érotisant cette souillure, ce qui n’est pas le cas pour la photo de Rupi Kaur).

Peut-on pour autant affirmer, comme le prétend Rupi Kaur, que les politiques de modération des réseaux sociaux sont misogynes ? 

Non, je parlerais plutôt d’ignorance, ignorance par rapport à l’imaginaire qui se répand dans nos sociétés. Cet imaginaire, à bien des égards, assume de plus en plus cette partie d’ombre, cette tache et la souillure de l’humain. Je suis prêt à parier, d’ailleurs, que cela sera bientôt associé au « cool » et deviendra même l’objet de nouvelles modes et du système de la mode. Il suffit de voir les séries télévisuelles pour remarquer qu’il ne s’agit plus d’un tabou… car, au-delà de leurs institutions et de leurs représentants, le corps collectif a désormais assumé son lien étroit avec ce qui le constitue de manière primordiale, l’animale, et ce qui en fait quelque chose d’autre que soi, d’autre que l’humain : la technique. Cet archaïsme futuriste est notre destin.

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