Aider l’Ukraine sans affaiblir l’agriculture européenne : quel équilibre trouver ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des tracteurs sont garés à côté de l'Arc de Triomphe sur l'avenue des Champs-Elysées lors d'une manifestation du syndicat des agriculteurs français à Paris le 1er mars 2024.
Des tracteurs sont garés à côté de l'Arc de Triomphe sur l'avenue des Champs-Elysées lors d'une manifestation du syndicat des agriculteurs français à Paris le 1er mars 2024.
©Thomas SAMSON / AFP

Danger à venir ?

Et s’il s’agissait du sujet majeur pour les prochaines élections européennes ? Derrière l’entrée en Europe des volailles, œufs ou céréales ukrainiens sans taxe douanière, on retrouve toutes les préoccupations majeures du moment : la grogne des agriculteurs européens devant une concurrence qui fait baisser les cours, le libre-échangisme de l’Europe avec différents partenaires, le fait d’aider l’Ukraine et jusqu’à quel point...

Antoine Jeandey

Antoine Jeandey

Antoine Jeandey est rédacteur en chef de WikiAgri.

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Savez-vous ce que l’on appelle la « clause de sauvegarde » ? Dans un accord de libre-échange (d’abaissement des taxes douanières pour des produits donnés), on fixe, lorsque le résultat n’est pas satisfaisant, des clauses de sauvegarde, c’est-à-dire que l’on révise le contrat initial pour (dans notre cas) « sauvegarder » son marché intérieur, ne pas le déséquilibrer. Les négociations sont actuellement en cours au sein des institutions européennes (Commission, Parlement, Conseil) pour déterminer les conditions de reconduction de l’accord passé avec l’Ukraine pour permettre à ce pays de continuer à avoir une économie malgré la guerre dont elle est victime... Mais aussi pour ne plus pénaliser nos agriculteurs aussi fortement que lors de l’aménagement initial.

Car il n’y a pas qu’en France que les agriculteurs ont montré leur mécontentement ces dernières semaines. C’est le cas dans pratiquement toute l’Europe. De la Pologne à la Belgique en passant par l’Allemagne, pour les manifestations les plus démonstratives... Et bien sûr sur notre sol français. Les causes de ces mouvements sont diverses, mais toutes les revendications tournent autour des baisses du revenu agricole. Or, l’entrée sur le sol européen de denrées ukrainiennes, en quantité, produites à plus bas prix parce que ne respectant pas les mêmes normes, est incontestablement l’un des éléments qui a amplifié le phénomène de baisse du revenu agricole (même si déjà enclenché par ailleurs).

De l’importance de la porte ouverte aux produits ukrainiens

Un court rappel historique s’impose. Lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine il y a plus de deux ans, l’Europe a réagi. D’une part sur le plan militaire (ce n’est pas le sujet de cet article, je ne détaille pas), d’autre part en recherchant des solutions pour que l’économie ukrainienne ne s’effondre pas. Cette seconde initiative s’est prolongée ensuite vers la Moldavie, pays dépendant de son agriculture et dont les marchés à l’export passaient par Odessa et la Mer Noire, chemin qui existe toujours aujourd’hui en vertu d’un accord avec la Turquie, mais à l’activité largement amoindrie tout de même. C’est ainsi que, en juin 2022, des mesures commerciales qui « permettent à tous les produits ukrainiens d’accéder en franchise de droits au marché de l’UE » (selon un communiqué de presse du Parlement européen) ont été prises, en complément d’un dispositif qui existait déjà depuis 2016, mais qui n’évoquait alors qu’un « accès préférentiel au marché de l’UE » (même source). Les mesures ont été prolongées pour l’année 2023... Mais c’est là que l’effet pervers est apparu. Les importations en Europe d’œufs, de sucre et de volailles ukrainiennes sont ainsi rapidement apparues comme une concurrence déloyale aux producteurs du Vieux Continent. C’est en tout cas sur ces trois productions que l’Europe a d’abord limité les contingents de façon à circonscrire l’effet négatif sur son marché intérieur. Selon son procédé habituel : proposition de la Commission européenne, puis vote (avec possibilité d’amendements) au Parlement européen, et enfin décision par le Conseil de l’Europe (donc par l’ensemble des Présidents).

Nous sommes en 2024, avec un début d’année marqué par de fortes manifestations agricoles. Les députés européens ont préféré accentuer la proposition initiale de la Commission en ajoutant les céréales dans la clause de sauvegarde. Évidemment, l’Ukraine est un pays à très forte production céréalière, et ce qu’elle n’a pas pu produire avec la guerre sur son territoire, elle l’a en stock. Avec les accords de franchise douanière, ce grain nouveau en Europe, cultivé selon des critères différents, a fait chuter les cours... Les députés ont également allongé la liste de produits avec un plafond à ne pas dépasser avec le miel.

Des choix politiques stratégiques aux conséquences visibles

Nous sommes proches des élections européennes, pour lesquelles les différents instituts de sondage promettent une nouvelle abstention forte, supérieure à 50 %. Derrière les tractations en cours pour choisir définitivement les produits concernés par la sauvegarde et fixer les tonnages qui continueront à bénéficier des franchises douanières, nous avons toute la panoplie des raisons d’exister des institutions européennes, mais aussi de l’étendue de leurs actions. Aujourd’hui majoritaire au Parlement européen, le groupe PPE (dont LR fait partie) est à l’initiative de l’ouverture des discussions sur les clauses de sauvegarde. Les votes massifs en leur faveur (que l’on retrouve sur ce lien aux chapitres 18.6 et 18.9) montrent combien ce parti est à la fois attaché à l’Europe, mais aussi au débat, et à la révision des décisions de la Commission par les élus du Parlement...

Conséquence économique de ces clauses de sauvegarde : il y aura toujours des importations de denrées agricoles en provenance d’Ukraine, mais en quantité suffisamment limitée pour un impact plus faible sur les fermes européennes (ensuite, le débat reste ouvert, les plafonds sont révisables chaque année en fonction des résultats observés). Donc, l’économie ukrainienne continue d’avoir un fonctionnement lié à son agriculture même s’il est moindre (de toutes façons, on se doute que les surfaces cultivables doivent diminuer en même temps que les stocks), et dans le même temps, pour les agriculteurs européens, ce souci de concurrence accrue sera décroissant. Notons que l’Ukraine a par ailleurs (hors Europe) toujours à l’heure actuelle un « couloir maritime » pour exporter des céréales depuis Odessa. Mais celui-ci est bien sûr moins fréquenté qu’avant, la menace russe pesant sur ces convois.

Conséquence politique : menacés par les extrêmes d’un côté et le groupe Renew (Renaissance en français, qui correspond au parti d’Emmanuel Macron) de l’autre, les élus du groupe PPE ne peuvent conserver leur majorité qu’en obtenant une forme de confiance électorale par rapport aux actions menées. L’Europe est très souvent décriée par rapport à des décisions jugées trop techniques, émanant le plus souvent des services administratifs de la Commission. Ces critiques favorisent la croissance du vote contestataire (sans parler du mode de scrutin à un tour, sans possibilité d’affiner son opinion pour un second tour). Les députés PPE, ainsi que les candidats à leur succession doivent donc démontrer qu’ils possèdent des leviers d’action depuis le Parlement, et qu’ils les utilisent. 

Conséquence diplomatique : les relations entre l’Europe et l’Ukraine sont au cœur du résultat des clauses de sauvegarde. Flashback : lorsque, après l’invasion de la Crimée par l’armée russe en 2014, le Président de la République française décida de ne pas livrer les porte-hélicoptères Mistral commandés par la Russie, il n’avait rien programmé par rapport aux effets induits de cette décision. La première réplique de Poutine fut d’arrêter toutes les importations de produits agricoles venant de France. Si l’on sait aujourd’hui que François Hollande a eu raison devant les ambitions militaires russes en Crimée et au-delà, il n’a en revanche pas su soigner sa politique intérieure. Les agriculteurs français ont alors perdu un marché colossal, estimé à 12 milliards d’euros par an par Eurostat, avec pratiquement toutes les filières concernées (produits laitiers, viandes, vins...), et cela sans la moindre réflexion sur une quelconque compensation. Ce marché à l’export perdu fut alors à l’origine (avec d’autres causes, mais celle-ci était importante) du dernier grand mouvement de contestation de nos agriculteurs (avant celui de ce début d’année), à l’été 2015. Si, aujourd’hui, on « refait le coup » à nos agriculteurs (et cette fois au niveau européen), en favorisant à nouveau une mesure d’intérêt géopolitique supérieur au détriment de leurs besoins fondamentaux, il ne faudra pas s’étonner de les voir voter en masse vers ceux qui font mine de s’intéresser à eux, c’est-à-dire les extrêmes, tous plus ou moins proches de Poutine. En d’autres termes, on créerait une résistance à l’aide à l’Ukraine à l’intérieur même de l’Europe. Ce dont n’ont certes pas besoin les Ukrainiens, qui peuvent comprendre que la porte à leurs produits reste ouverte, mais plus totalement. 

Tout l’enjeu est donc là : trouver le bon équilibre entre poursuivre l’aide à l’Ukraine, dont elle a besoin pour survivre, sans pour autant boucher l’horizon de nos propres producteurs. Les syndicalistes agricoles utilisent souvent la formule selon laquelle « l’agriculture ne peut plus être la variable d’ajustement » des compromis géostratégiques ou de libre-échange. Aujourd’hui, le Parlement européen travaille pour trouver ce juste milieu entre les différents intérêts à défendre. Une mission compliquée – cet article n’est évidemment pas rentré dans les détails – mais ô combien cruciale.

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