moreau.jpg

Comment fait-on durer l'amour pour la vie ?

Un livre, un débat

<h3 class="s2">Barbara Lambert : Assez étrangement, vous semblez trouver la vision populaire de l&rsquo;amour plus juste que celle des philosophes&hellip; Cette vision se donne à voir, par exemple, dans les chansons dont vous vous servez beaucoup dans votre livre. Les plus populaires sont souvent malheureuses, remarquez-vous. Est-ce parce que les philosophes nous ont mal appris ce qu&rsquo;est l&rsquo;amour&nbsp;?</h3><p><strong>Ruwen Ogien : Je ne pense pas que la vision populaire de l&rsquo;amour est plus juste que la vision philosophique, mais seulement qu&rsquo;elle est au fond plus pertinente, parce qu&rsquo;au lieu de chercher la &quot;vérité&quot; de l&rsquo;amour, elle montre ses impasses, ses incohérences</strong>. La chanson populaire propose deux visions opposées de l&rsquo;amour, souvent dans le même morceau. L&rsquo;une est rose, gaie, optimiste, enthousiaste&nbsp;; l&rsquo;autre est grise, triste, désespérée, pessimiste. Du côté rose, c&rsquo;est l&rsquo;admiration béate, l&rsquo;éloge délirant du bien aimé, de son charme, de sa beauté, de sa bonté, les déclarations d&rsquo;amour éternel, l&rsquo;affirmation du bonheur d&rsquo;aimer et d&rsquo;être aimé, la célébration de l&rsquo;amour dans la joie. Du côté gris, la chanson populaire est un genre spécialisé dans la maladie d&rsquo;amour : manque, dépendance, jalousie, haine, trahisons, doutes, désillusions, abandon, séparation, dépression et suicide dans les cas les plus défavorables. <strong>Lorsqu&rsquo;elle est grise, la chanson populaire repose sur un fond de pessimisme : anticipation de la fin du sentiment amoureux, efforts&nbsp; désespérés et humiliants pour ne pas perdre le bien-aimé (avec <em>Ne me quitte pas</em> de Jacques Brel comme modèle inégalé du genre), nostalgie des amours passés. Ce côté gris peut prendre des allures cruelles, sadiques, jubilatoires, ce qui complique un peu les choses. Pensez à la cinglante déclaration de fin d&rsquo;amour de Serge Gainsbourg. </strong><strong><em>Je suis venu te dire que je m&#39;en vais</em></strong><strong>/ </strong><strong><em>Et tes larmes n&#39;y pourront rien changer. </em></strong><strong>Le côté gris, qu&rsquo;il soit dépressif, sadique, ou jubilatoire, semble l&rsquo;emporter dans les chansons d&rsquo;amour. L&rsquo;amour malheureux est populaire. </strong>Le succès intemporel des champions incontestés de l&rsquo;échec amoureux&nbsp;: de Jacques Brel à Leonard Cohen&nbsp; en passant par Patsy Cline&nbsp;pourrait servir à fonder cette affirmation.</p><h3 class="s2">On peut aimer sans rechercher le bien de l&rsquo;autre, dites-vous. Est-ce seulement quand l&rsquo;amour est égoïste ou parce que l&rsquo;amour est toujours égoïste&nbsp;?</h3><p>J&rsquo;essaie de montrer que les deux définitions de l&rsquo;amour qui me paraissent les plus claires, les plus susceptibles d&rsquo;être discutées,&nbsp; la définition &quot;conative&quot; et la définition &quot;affective&quot;, sont parfaitement contestables. Quand on adopte le point de vue que j&rsquo;appelle &quot;conatif&quot;, l&rsquo;amour est vu comme le souci du bien de l&rsquo;autre. Mais on peut aussi adopter le point de vue que j&rsquo;appelle &quot;affectif&quot;. L&rsquo;amour est alors défini comme contemplation béate de l&rsquo;autre, admiration, joie d&rsquo;être avec lui, manque quand il est absent. On se réjouit de ses joies. On s&rsquo;attriste de ses peines. Selon cette définition, il n&rsquo;est pas nécessaire d&rsquo;agir en vue du bien de l&rsquo;autre pour l&rsquo;aimer. Il suffit de l&rsquo;admirer ou de se réjouir de sa présence. Afin d&rsquo;expliquer pourquoi certains préfèrent la définition affective à celle qui insiste sur le souci du bien de l&rsquo;autre, <strong>je rappelle seulement en citant entre autres les paroles de chansons populaires qu&rsquo;il n&rsquo;est pas rare d&rsquo;aimer quelqu&rsquo;un tout en lui faisant beaucoup de mal. Ce n&rsquo;est pas nécessairement par calcul égoïste, car on va sûrement contre ses propres intérêts en faisant souffrir la personne qu&rsquo;on aime. Comme le chante John Lennon, c&rsquo;est peut-être seulement parce qu&rsquo;on est un &quot;jealous guy&quot; - un type jaloux, possessif ou violent</strong>.</p><p><span style="font-family: arial, verdana, sans-serif; font-size: 14px; font-weight: bold; line-height: 1.5;">Il y a, quelque part, l&rsquo;idée qu&rsquo;il est toujours bon d&rsquo;aimer. Vous n&rsquo;avez pas l&rsquo;air d&rsquo;être d&rsquo;accord&hellip;</span></p><p>Je distingue deux façons d&rsquo;envisager les relations entre l&rsquo;amour et le bien. Selon la première, l&rsquo;amour est un bien absolu. Il est toujours bien d&rsquo;aimer, même si l&rsquo;objet de notre amour n&rsquo;a aucune qualité qui mérite l&rsquo;admiration. D&rsquo;après la seconde, l&rsquo;amour est un bien relatif. Il n&rsquo;est pas toujours bien d&rsquo;aimer. C&rsquo;est une bonne chose d&rsquo;aimer ce qui est bien (la vertu, ce qui enrichit notre existence, etc.) et une grave erreur d&rsquo;aimer ce qui est&nbsp; mal (ce qui cause des torts aux autres, ce qui appauvrit notre existence, etc.). <strong>J&rsquo;essaie seulement de montrer que les philosophes qui voient l&rsquo;amour comme un bien absolu n&rsquo;ont jamais expliqué pourquoi leur conception est supérieure à celle de ceux qui considèrent que l&rsquo;amour est un bien relatif</strong>.</p><h3 class="s2">D&rsquo;après vous, rien n&rsquo;a vraiment changé, au fond, depuis Platon et sa vision hiérarchique de l&rsquo;amour qui oppose l&rsquo;amour érotique au véritable amour. L&rsquo;amour érotique est-il toujours aussi tabou&nbsp;? D&rsquo;où vient que le sexe semble toujours aller contre le &quot;bien commun&quot; ? Est-ce parce qu&rsquo;il est fondé sur l&rsquo;instinct de possession&nbsp;?</h3><p>Pendant un court moment, <strong>dans les années 1970-1980, l&rsquo;amour sexuel a quitté sa place au bas de l&rsquo;échelle des valeurs des différentes formes d&rsquo;amour. Depuis, il y est retourné. L&rsquo;amour romantique est même devenu un instrument idéologique pour condamner l&rsquo;amour purement sexuel&nbsp;: sans amour romantique, le sexe serait éthiquement ignoble et psychologiquement peu gratifiant</strong>. Pour les moralistes, la sexualité sans amour transformerait les partenaires en objets, en simples moyens de satisfaire des appétits. Autrement dit, les relations sexuelles supposées sans amour&nbsp;seraient profondément malsaines, dégradantes, contraires à la &quot;<span style="font-size: 12px; line-height: 1.5;">dignité humaine&quot;. Mais ce que signifie &quot;dignité humaine&quot; n&rsquo;est jamais très clairement expliqué. </span><strong style="font-size: 12px; line-height: 1.5;">Cette idée s&rsquo;est répandue et transformée en chemin. Il en existe désormais une version psychologique non moraliste. Que dit-elle?&nbsp; Il faudrait préférer le sexe avec amour au sexe sans amour car l&rsquo;amour rendrait les relations sexuelles plus heureuses, plus gratifiantes, plus satisfaisantes physiquement et psychologiquement</strong><span style="font-size: 12px; line-height: 1.5;">. C&rsquo;est pourquoi, au-delà de tout moralisme, le sexe avec amour serait bon et le sexe sans amour mauvais. Mais cette hypothèse manque de soutien empirique. </span><strong style="font-size: 12px; line-height: 1.5;">Il existe en effet des raisons de penser que l&rsquo;amour est un obstacle plus qu&rsquo;une contribution à une relation sexuelle satisfaisante. Quand l&rsquo;amour s&rsquo;en mêle, le désir sexuel perdrait son évidence et sa simplicité. L&rsquo;amour pourrait même contribuer à inhiber le désir sexuel</strong><span style="font-size: 12px; line-height: 1.5;">. C&rsquo;est du moins ce qu&rsquo;affirment les théories, souvent d&rsquo;inspiration freudienne, qui opposent les stéréotypes de la &quot;maman&quot; (du côté de l&rsquo;amour) et de la &quot;putain&quot; (du côté du sexe), aucune conciliation n&rsquo;étant pensable entre les deux.</span></p><h3 class="s2">L&rsquo;idée selon laquelle l&rsquo;amour serait plus fort que tout a l&rsquo;air de vous faire peur. Pourquoi&nbsp;?</h3><p>Elle ne me fait pas spécialement peur. Elle est seulement contestable. <strong>L&rsquo;une des questions qui reste irrésolue est celle de savoir quelle forme d&rsquo;amour a cette importance suprême. L&rsquo;amour sexuel&nbsp;purement physique ? L&rsquo;amour romantique&nbsp;où on passe son temps à s&rsquo;interroger sur ses sentiments et ceux de l&rsquo;aimé ? L&rsquo;amour moral,&nbsp;celui des parents pour les enfants? L&rsquo;amour céleste,&nbsp;celui que dispense à ses créatures ?</strong> &nbsp;Dans l&rsquo;esprit du christianisme, ce n&rsquo;est probablement pas l&rsquo;amour sexuel ! C&rsquo;est plutôt l&rsquo;amour céleste. Mais pourquoi faudrait-il placer cette forme d&rsquo;amour au sommet de la hiérarchie ? Parce que l&rsquo;amour céleste est le seul véritable amour&nbsp;? C&rsquo;est une affirmation qui demanderait à être démontrée. <strong>L&rsquo;autre question en suspens est celle des valeurs auxquelles l&rsquo;amour est comparé et par rapport auxquelles il est jugé plus ou moins important&nbsp;: liberté&nbsp;? Bonheur&nbsp;? Égalité&nbsp;? Respect&nbsp;? Justice&nbsp;? Foi&nbsp;? Espérance&nbsp;?</strong> La réponse risque d&rsquo;être différente selon les cas. Pour Saint Paul,&nbsp; l&rsquo;amour a plus d&rsquo;importance que la foi et l&rsquo;espérance. Pour Kant, l&rsquo;amour a moins d&rsquo;importance que le respect. De façon générale, <strong>pour la sensibilité &quot;moderne&quot;, l&rsquo;amour pourrait avoir moins d&rsquo;importance que la liberté. Même ceux qui ne sont pas d&rsquo;accord, concèdent qu&rsquo;il pourrait y avoir des rapports conflictuels entre amour et liberté, et que, s&rsquo;il faut choisir entre les deux valeurs, ce n&rsquo;est peut-être pas l&rsquo;amour qu&rsquo;on préférera&nbsp;!</strong></p><h3 class="s2">Pour savoir si l&rsquo;être aimé est irremplaçable, vous donnez l&rsquo;exemple d&rsquo;une femme qui ferait l&rsquo;amour, sans le savoir, avec un clone de son mari et qui ne s&rsquo;en aperçoit pas. Vous semblez induire que l&rsquo;être aimé est remplaçable, mais vous faites cette précision&nbsp;: l&rsquo;être aimé se rend irremplaçable. Pouvez-vous expliquer cela&nbsp;?</h3><p>Le proverbe populaire &quot;Les cimetières sont remplis de gens qui se croyaient indispensables&quot; exprime l&rsquo;intuition que personne n&rsquo;est irremplaçable, pas même ceux que nous aimons le plus profondément&nbsp;: le compagnon décédé, l&rsquo;enfant disparu, l&rsquo;ami perdu, etc.&nbsp; Certaines enquêtes ont montré que cette proposition populaire était fortement soutenue par des données empiriques. <strong>Non seulement le deuil est surmonté dans la plupart des cas, mais on a même pu constater une augmentation du bien-être des survivants après la disparition de la personne aimée&nbsp;! Dans le cas de l&rsquo;amour, l&rsquo;aimé qui a disparu ou qui nous a laissé tomber peut être rapidement remplacé quand les ressources de l&rsquo;amant ne sont pas nulles, c&rsquo;est-à-dire qu&rsquo;il possède des qualités suffisamment appréciées sur le marché sexuel.</strong> Le souvenir de l&rsquo;ancien amour s&rsquo;estompe&nbsp; alors fortement jusqu&rsquo;à ne plus laisser aucune trace.&nbsp; Si les résultats des études empiriques étaient vérifiés, ainsi que les intuitions qui sont à l&rsquo;origine des hypothèses, ce serait une mauvaise nouvelle pour ceux qui défendent l&rsquo;une des idées de base de l&rsquo;amour romantique&nbsp;: l&rsquo;irremplaçabilité de la personne aimée.&nbsp; <strong>Il n&rsquo;empêche que même si personne n&rsquo;est irremplaçable dans ce sens romantique, on peut se rendre irremplaçable dans un sens stratégique. Qu&rsquo;est-ce que cela veut dire&nbsp;? Parmi les moyens dont nous disposons pour nous rendre irremplaçables, il y a tous ceux qui consistent à montrer à notre ou nos partenaires que le coût de notre remplacement serait extrêmement élevé. Pour y parvenir, nous pouvons répondre aux tentatives de nous remplacer par des menaces ou faire en sorte que le lien ne soit pas fondé sur des raisons mais sur des émotions</strong>. Symétriquement, parmi les moyens de garantir que le partenaire n&rsquo;est pas irremplaçable (si on veut s&rsquo;en débarrasser), il y a tous ceux qui consistent à lui démontrer que le coût de son remplacement n&rsquo;est pas si élevé, que ses menaces ne sont pas crédibles ou que le lien émotionnel est définitivement rompu.</p><h3 class="s2">A vous lire, il semble que l&rsquo;amour ne se commande vraiment pas&hellip;</h3><p>Selon les intuitions de base de l&rsquo;amour, on ne peut pas plus décider d&rsquo;aimer ou d&rsquo;arrêter d&rsquo;aimer que décider de croire ou d&rsquo;arrêter de croire. Mais j&rsquo;insiste sur le fait qu&rsquo;il s&rsquo;agit seulement d&rsquo;une intuition qui peut être critiquée. De nombreux aspects de l&rsquo;amour, même le plus romantique, sont clairement des affaires de choix. <strong>On choisit de se rendre à un rendez-vous amoureux, de s&rsquo;engager dans une relation sexuelle, de vivre ensemble, de se marier etc. Par contraste, le sentiment amoureux lui-même ne semble absolument pas être une affaire de choix. On ne peut pas se dire&nbsp;: &quot;Bon, et si j&rsquo;avais des sentiments amoureux pour Lola ou Kevin&nbsp; à partir de maintenant ?&quot;. De la même manière on ne peut pas semble-t-il mettre fin au sentiment amoureux parce que cela nous arrange, parce qu&rsquo;on l&rsquo;a décidé, en fixant une date limite comme on peut le faire pour cesser de fumer&nbsp;: &quot;Je m&rsquo;arrête de fumer le 31 décembre&nbsp; et d&rsquo;aimer Lola le 1<sup>er</sup> janvier&quot;</strong>. Phénoménologiquement, ce qui se passe c&rsquo;est <em>qu&rsquo;on s&rsquo;aperçoit</em> qu&rsquo;on est amoureux ou qu&rsquo;on n&rsquo;aime plus. Cela nous tombe dessus pour ainsi dire, comme si nous étions frappés par une flèche de ce Cupidon aux yeux bandés. Comment clarifier philosophiquement ce mélange complexe d&rsquo;action et de passion, ce mixte entre ce qu&rsquo;on fait et ce qui nous arrive en amour&nbsp;?&nbsp; C&rsquo;est la question que je me pose.</p><h3 class="s2">L&rsquo;amour n&rsquo;est pas moral, démontrez-vous, parce qu&rsquo;aimer, ce n&rsquo;est pas œuvrer pour le bien d&rsquo;autrui. Est-ce œuvrer pour son propre bien&nbsp;?</h3><p><span style="font-size: 12px; line-height: 1.5; font-family: arial, sans-serif; font-weight: normal;">L&rsquo;idée que je défends est qu&rsquo;</span><strong style="font-size: 12px; line-height: 1.5; font-family: arial, sans-serif;">on </strong><strong style="font-size: 12px; line-height: 1.5; font-family: arial, sans-serif;">&nbsp;peut aimer quelqu&rsquo;un sans vouloir son bien ou en lui faisant du mal intentionnellement par jalousie, exaspération, étouffement, etc. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs l&rsquo;une des raisons pour lesquelles on peut dire que l&rsquo;amour est au-delà du bien et du mal</strong><span style="font-size: 12px; line-height: 1.5; font-family: arial, sans-serif; font-weight: normal;">.</span></p><h3 class="s2">Vous dites que l&rsquo;éloge de l&rsquo;amour reflète une pensée conservatrice partagée à droite comme à gauche. Est-ce vraiment une affaire politique&nbsp;? N&rsquo;est-ce pas plus simplement une affaire de culture&nbsp;?</h3><p>Dans une même culture, celle des pays &quot;occidentaux&quot; par exemple, on risque de trouver des conceptions différentes de l&rsquo;amour et des usages politiques différents du mot &quot;amour&quot; selon les époques, plus progressiste dans les années 1970-1980, et plus &nbsp;conservatrice aujourd&rsquo;hui. Ainsi, <strong>la philosophie d&rsquo;aujourd&rsquo;hui donne à l&rsquo;amour une fonction puritaine, anti sexuelle. Elle disqualifie les relations sexuelles qui ne sont pas fondées ou accompagnées d&rsquo;amour. Ce discours édifiant n&rsquo;est pas indéfendable. Mais il a pour moi un défaut important. Il masque le fait que l&rsquo;éloge de l&rsquo;amour sert à justifier publiquement le refus de toute innovation normative en matière de mariage, de sexualité ou de procréation</strong>.</p><p>&nbsp;</p>

Un Livre Un Débat 2510

Et si l'amour n'était pas ce que vous croyez ?

<h3 class="s2">Atlantico : En quoi nos modes de vie modernes, où les relations interpersonnelles prennent de plus en plus de place sur les réseaux sociaux et plus globalement sur Internet, ont-ils pu favoriser cette attitude&nbsp;?</h3><p><strong>Michelle Boiron : </strong>Le schéma traditionnel était l&rsquo;approche judéo chrétienne de la pérennité du couple et du mariage comme institution. On s&rsquo;engageait pour la vie entière. C&rsquo;était une contrainte qui entravait notre liberté mais elle procurait une forme de sécurité. L&rsquo;évolution de notre société remet en cause ce schéma. En effet, &nbsp;cette union a très peu de chance aujourd&rsquo;hui de durer toute une vie.</p><p><strong>Le substrat culturel est ainsi en conflit avec la réalité qui conduit les membres du couple à aller voir ailleurs pour assouvir leurs désirs. C&rsquo;est d&rsquo;autant plus facile que les réseaux sociaux, les sites de rencontres sur Internet permettent des relations en toute impunité. </strong>Il reste que cette liberté se trouve en conflit avec le besoin, qui demeure, de sécurité affective. Les réseaux sociaux vont donc être le moyen à la fois de s&rsquo;évader de la monotonie du couple à bon compte et de se créer des amis, pour combler le besoin de sécurité. <strong>C&rsquo;est le fameux plan B.</strong> C&rsquo;est là tout le paradoxe de cette nouvelle forme de communication que constituent les réseaux sociaux.</p><p>Ces liens sont stockés et accessibles en deux clics en cas de séparation, panne d&rsquo;affect ou plus si affinités. Cela maintient dans l&rsquo;illusion d&rsquo;un lien possible en oubliant parfois qu&rsquo;il n&rsquo;est que virtuel&nbsp;! <strong>En revanche ces plans B censés appartenir à notre sphère privée et protégés par des codes d&rsquo;accès sont parfois démasqués. Hélas même codés et casqués certains se font surprendre, et c&rsquo;est le drame&nbsp;!</strong></p><p>En cas de séparation, de divorce, la perte de cette relation amoureuse génèrera forcément de l&rsquo;insécurité avec ou sans plan B. Il est urgent de créer une nouvelle instance pour protéger les hommes comme les femmes d&rsquo;un déséquilibre qui les guettent par absence de valeur refuge comme le mariage. D&rsquo;autant que ce ressenti semble aggravé dans notre société&nbsp; qui est anxiogène.</p><h3 class="s2">Qu&#39;est-ce qui pourrait pousser ces personnes à conserver des relations potentielles alors qu&#39;elles sont établies dans un couple ?</h3><p>L&rsquo;amour qui conduisait au mariage sous entendait un engagement pris, une responsabilité assumée, une certaine éthique, des valeurs partagées qui permettaient de construire sa famille sur la base &nbsp;d&rsquo;une sécurité affective à vie. Cette instance s&rsquo;est aujourd&rsquo;hui transformée en un contrat qui semble remettre en question la pérennité du mariage parce que les attentes se sont modifiées.</p><p><strong>De la sécurité affective acquise sur la durée, considérée comme indispensable pour réussir sa vie, on est passé à la recherche de l&rsquo;assurance de réussir sa sexualité, indispensable à l&rsquo;épanouissement personnel. Ce que l&rsquo;on a gagné en jouissance, on l&rsquo;a perdu en sécurité&nbsp;!</strong> Alors, ce que l&rsquo;on a perdu, on cherche à le remplacer. Le risque de la perte de l&rsquo;amour est là comme une menace permanente qui nous guette à chaque coin de rue et la tentation est omni présente.</p><p><strong>La solution d&rsquo;un ailleurs possible, d&rsquo;un &laquo;&nbsp;tiers sauveur&nbsp;&raquo; se constitue comme un refuge. C&rsquo;est un plan B</strong> pour assurer ce qui ne tient plus dans le couple. Une forme d&rsquo;homéostasie ainsi organisée pour éviter le vide abyssal dans lequel on risque de plonger si la menace de la rupture se concrétise. N&rsquo;est-ce pas un véritable renversement des demandes : le côté sécure remplaçant la fonction excitatoire transgressive qui constituait, avant, le plan B&nbsp;?</p><h3 class="s2">Cette étude remet-elle vraiment en question l&#39;idée de la psychologie amoureuse que l&#39;on avait dans les années 1980, ou bien c&#39;est davantage la société qui a évolué ?</h3><p>On ne modifie pas impunément les fondements d&rsquo;une institution comme le mariage sans conséquences sur le rapport homme / femme. Le siècle dernier a modifié le statut de l&rsquo;homme. Il s&rsquo;est perdu dans un univers qu&rsquo;il pensait maitriser mais qui en fait le dépasse et dont il ne parvient plus à s&rsquo;échapper. Il s&rsquo;est éloigné de sa réalité pour prendre l&rsquo;apparence du &laquo;&nbsp;politiquement&nbsp;correct &raquo;, élargi aujourd&rsquo;hui au &laquo;&nbsp;sexuellement correct&nbsp;&raquo;.</p><p><strong>L&rsquo;homme s&rsquo;est dissout dans le social. Il a perdu la protection, le refuge que constituait son intimité&nbsp;; le mariage en était le garant. Aujourd&rsquo;hui pris dans la spirale du paraître, on lui demande de tout réussir et de tout dévoiler&nbsp;: ses passions, ses pensées, ses jardins secrets et aussi sa sexualité. </strong>Il est par ce fait examiné, mesuré, évalué par ce monde extérieur sans pitié&nbsp;: business politique, social.</p><p><strong>Aujourd&rsquo;hui, le couple n&rsquo;est plus une valeur refuge.</strong> La gamme des émotions et des sentiments, par essence privés, est mise en mots pour être jetée en pâture au public. Elle perd ainsi sa réalité au risque de s&rsquo;éteindre. On peut comprendre que cette exposition y compris dans la sphère du couple avec une exigence de réussite, de satisfaction et d&rsquo;épanouissement garantis est perturbante car idéaliste donc inatteignable. Cette exigence de performances et de réussite dans tous les domaines est difficilement jouable sans une séquence de repos et de sérénité que procuraient le couple et la famille.</p><h3 class="s2">Jason Dibble appelle cette attitude &quot;backburner&quot;, c&#39;est à dire être en &quot;veilleuse&quot;. Son origine tient-elle dans une angoisse vis-à vis de l&#39;amour ?</h3><p>La société est anxiogène et cela déteint sur tous les compartiments de la vie. La société sur le mode CDD essentiellement liée au contrat de travail s&rsquo;est étendu aujourd&rsquo;hui aux contrats comme le mariage. La &laquo;&nbsp;preuve&nbsp;&raquo; physiologique de l&rsquo;amour qui dure 3 ans développée dans le livre de Lucie Vincent est tombée à pic pour relativiser l&rsquo;amour et ses engagements de longue durée et annihiler le caractère définitif de la relation amoureuse. L&rsquo;amour était là comme une merveilleuse aventure, une rencontre entre un homme et une femme.</p><p><strong>L&rsquo;amour frisait le divin et les heureux élus y plongeaient sans doute ni crainte, pris dans un sentiment océanique qui les dépassaient.</strong> <strong>Même si le réveil était parfois difficile, l&rsquo;amour fou était relayé par des sentiments plus profonds.</strong> Aujourd&rsquo;hui l&rsquo;amour ne tient plus car ses promesses ne sont plus du même ordre. Elles disqualifient le côté magique de l&rsquo;amour et de l&rsquo;incroyable alchimie de deux êtres pour une version de l&rsquo;amour qui se revendique, se quantifie, se mesure, se compare, s&rsquo;étalonne dans les médias&nbsp;: la question importante n&rsquo;est plus de l&rsquo;ordre de l&rsquo;émotion ou du sentiment, mais bien plutôt de la référence par rapport à une norme extérieure&nbsp;: &laquo;&nbsp;Suis-je bien performant&nbsp;; est-ce que je réponds aux critères qu&rsquo;une certaine société a définis pour moi&nbsp;?</p><p>Alors une angoisse vis-à-vis de l&rsquo;amour&nbsp;? Oui d&rsquo;un phénomène naturel, humain créer pour le plaisir on en fait un challenge, une compétition avec obligation de résultat qui génère du déplaisir et de l&rsquo;angoisse.</p><h3 class="s2">Quel est le profil psychologique de ces individus qui ne &quot;consomment pas&quot; ?</h3><p>La peur de manquer, la peur de l&rsquo;abandon, la peur de ne pas être aimer poursuit l&rsquo;humain de sa naissance à sa mort. C&rsquo;est pourquoi la plupart pensait trouver dans le mariage cette sécurité affective dont ils avaient besoin. Ils gagnaient en sécurité ce qu&rsquo;il perdaient en liberté.</p><p>La &laquo;&nbsp;Caisse d&rsquo;Epargne&nbsp;&raquo; ne serait plus l&rsquo;apanage de l&rsquo;argent mis de côtés pour assurer, elle serait aussi déclinée aussi en &laquo;&nbsp;Caisse d&rsquo;amour&nbsp;&raquo; que l&rsquo;on stockerait dans une banque de données en cas de manque d&rsquo;amour&nbsp;? <strong>D&rsquo;ailleurs les réseaux sociaux et leurs fulgurantes réussites en sont les plus beaux témoins. Ils assurent en permanence des liens virtuels qui évitent à l&rsquo;humain de se sentir seul. Ces mêmes réseaux pour rester dans l&rsquo;idée Caisse d&rsquo;Epargne ont quand même proposé de sauvegarder des &laquo;&nbsp;Caisses d&rsquo;ovocytes&nbsp;&raquo; ou des &laquo;&nbsp;caisses de spermatozoïdes&nbsp;&raquo;&nbsp;!</strong></p><p>Le téléphone mobile, en son temps a été précurseur et a servi de cordon ombilical à un bon nombre de personnes dépendantes. Le lien électronique virtuel a remplacé le lien réel qui en deux clics permet de rester en contact. <strong>L&rsquo;illusion de la fonction ON et OFF,&nbsp; génère un sentiment de toute puissance qui n&rsquo;est pas sans rappeler le nourrisson qui réclame c&rsquo;est&nbsp;: &laquo;&nbsp;où je veux quand je veux, il y a quelqu&rsquo;un qui sera là pour moi&nbsp;&raquo;.</strong> Cette assurance-là, est un idéal inatteignable dans la vraie vie. C&rsquo;est l&rsquo;équivalent de&nbsp; &laquo;&nbsp;l&rsquo;inconditionnalité d&rsquo;une maman&nbsp;&raquo;. En revanche elle représente une bouée de sauvetage qui rassure mais incite aussi &nbsp;à aller toujours voir ailleurs ce qui pourrait servir d&rsquo;étayage à notre propre défaillance.</p><h3 class="s2">Dans quelle mesure la multiplication des divorces depuis les années 1980, et l&#39;atomisation des structures familiales pourrait être impliqué dans cette évolution ?</h3><p>Aujourd&rsquo;hui on divorce car le mariage ne remplit plus ses fonctions de famille avec sa valeur refuge. Il devient anxiogène car il est pris dans les mailles du filet du couple. Le mariage sous entendait autrefois la création d&rsquo;une famille et sa pérennité. Aujourd&rsquo;hui il sous-entend la réussite du couple avant tout. Dans la réussite du couple la réalisation de chacun est évaluée par sa réussite personnelle, sexuelle, professionnelle&hellip;</p><p>Vient bien après la réussite des enfants et le sort qu&rsquo;on leur réserve. L&rsquo;accompagnement des enfants étaient l&rsquo;un des premiers objectifs de la famille. On se devait de construire un lieu commun, un foyer pour qu&rsquo;ils puissent grandir s&rsquo;épanouir et se réaliser pour qu&rsquo;ils puissent prendre leur envol. <strong>Aujourd&rsquo;hui la société individualiste fait que chacun est obnubilée par son épanouissement personnel et élimine tout ce qui empêche qu&rsquo;il se réalise. La famille traditionnelle a laissé la place à la famille recomposée voire décomposée dans laquelle se sont les enfants qui doivent s&rsquo;adapter pour que les parents &laquo;&nbsp;adviennent&nbsp;&raquo; ce qu&rsquo;ils doivent &laquo;&nbsp;advenir&nbsp;&raquo;&nbsp;!</strong> Les enfants doivent tenir le coup pour que les parents s&rsquo;en sortent&nbsp;! &nbsp;Si bien que l&rsquo;on peut constater que certains parents hommes comme femmes volent à leurs enfants leur départ de la maison en choisissant ce moment pour se séparer donc quitter le nid.</p><p>Cela participe à la confusion des générations jusqu&rsquo;à créer un malaise sur la place de chacun. Quand on connait l&rsquo;importance de trouver sa place, de la prendre et de la revendiquer il est utile voire vitale de s&rsquo;interroger.</p><p><strong>Les repères de sécurités affectives ne tiennent plus. Cela exige de trouver, pour chaque membre de la famille, en dehors du nid un tiers qui rassure, un lieu qui abrite et une cellule qui assure l&rsquo;intérim en cas de dissolution de la famille.</strong> Alors &laquo;&nbsp;un plan B&nbsp;&raquo; disponible quelque part parait une nécessité et mieux adapté qu&rsquo;un appel au secours en pleine tempête.&nbsp;</p><p>&nbsp;</p>

adopte un mec site de rencontre couple adultère 

Partenaires amoureux en réserve : comment la technologie a changé nos vies

Plan B

Partenaires amoureux en réserve : comment la technologie a changé nos vies en nous aidant à garder plusieurs fers au feu

Culture

Société

Religion

Qu'est-ce qu'un corps désirable ?

Santé

Qu’est-ce qu’un corps désirable ?

lacroix_alexandre_1-2.jpg

<h3 class="s2">Barbara Lambert : Votre livre s&#39;intitule &laquo; Comment vivre lorsqu&#39;on ne croit en rien ? &raquo; Votre questionnement n&#39;est pas d&#39;ordre religieux, il est plus d&#39;ordre existentiel...</h3><p>Alexandre Lacroix : Mon essai ne traite pas de la foi religieuse, en effet.<strong> Le &laquo; croire en rien &raquo; qui apparaît dans le titre renvoie à une expérience que je pense très répandue. C&#39;est l&#39;expérience que chacun peut faire lorsqu&#39;il regarde le ciel étoilé, qu&#39;il voit l&#39;univers et qu&#39;il éprouve le caractère pleinement inexplicable de la présence des humains sur cette Terre... On peut d&#39;ailleurs avoir le même sentiment, la même impression d&#39;incertitude sur la raison d&#39;être de toutes choses quand on regarde le paysage défiler depuis la fenêtre d&#39;un train</strong>. Beaucoup de systèmes philosophiques fournissent les moyens de dépasser ce vertige, de l&#39;enfouir sous une construction théorique. Ils vont poser des principes...</p><h3 class="s2">BL : Vous êtes assez anti-principes...</h3><p>AL : J&#39;essaie de proposer une démarche philosophique qui s&#39;appuie sur ce sentiment d&#39;incertitude ou d&#39;ignorance radicale. Quand Montaigne se demande : &laquo; Que sais-je ? &raquo;, c&#39;est une provocation, parce qu&#39;il est l&#39;un des hommes les plus savants de son siècle. Il sait beaucoup de choses.&nbsp;Mais le non-savoir dont il se réclame ainsi concerne le sens profond de l&#39;existence. Il n&#39;a pas d&#39;absolu sur lequel se reposer, pas de dogme.</p><h3 class="s2">BL : Vous insistez sur la nécessité de se méfier des notions de Bien ou de Mal que les &laquo; institutions &raquo; brandissent. Vous dites que la morale ne peut pas passer par la menace...</h3><p>AL : Ce livre est un essai de philosophie morale. La philosophie morale peut permettre de proposer une &laquo; axiologie &raquo;, c&#39;est-à-dire une échelle de valeurs qui servirait à évaluer les actions des hommes, à juger si &nbsp;elles sont &laquo;&nbsp;bonnes&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;mauvaises&nbsp;&raquo;. Ce n&#39;est pas du tout cette démarche qui m&#39;intéresse. Car la philosophie morale peut aussi se donner pour tâche de répondre à la question &laquo;&nbsp;comment vivre&nbsp;?&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;quelle attitude adopter vis-à-vis des autres et du monde&nbsp;?&nbsp;&raquo;, indépendamment de tout jugement de valeur porté sur les conduites humaines. <strong>Si on veut vraiment pousser jusqu&#39;au bout la question de savoir comment vivre, on est obligé de suspendre le jugement moral. Si on se demande comment vivre en ayant la table de la loi au-dessus de la tête, on n&#39;y arrivera pas</strong>. Pour se poser cette question, il faut la saisir comme on prendrait un caillou dans sa main et la lancer le plus loin possible.</p><h3 class="s2">BL : &laquo; Comment vivre &raquo;, pour vous, ça veut dire &laquo; Comment vivre pleinement &raquo;. Ce que vous voulez, c&#39;est trouver une conception de la vie qui ne l&#39;aplatisse pas, qui l&#39;étoffe, lui donne du relief... Vous avez des exigences...</h3><p>AL : Les philosophes ont parfois une habitude assez désagréable &ndash; c&#39;est d&#39;ailleurs ce qu&#39;on vous apprend à faire en classe de philosophie dès la terminale &ndash; qui consiste à examiner une question et à ne pas y répondre. Là, j&#39;ai décidé d&#39;enfreindre ce protocole : j&#39;ai décidé de répondre (sourire).</p><h3 class="s2">BL : Vous vous demandez si le bonheur peut être le but de la vie. Vous répondez : non, et vous ajoutez que le bonheur est quelque chose qui nous est &laquo; alloué &raquo;, sur lequel nous n&#39;avons aucune prise...</h3><p>AL : Il y a plusieurs définitions possibles du bonheur, mais, pour moi, les descriptions de bonheur qui sonnent juste sont celles que l&#39;on trouve, par exemple, chez un écrivain-voyageur comme Nicolas Bouvier. Il explique qu&#39;en voyage,<strong> il y a des moments d&#39;enchantement, de lévitation qu&#39;on pourrait définir comme des moments de parfaite adéquation de la pensée et de la vie. Il n&#39;y a plus de faille, tout est résolu. Ce sont des moments éphémères. Ce n&#39;est pas seulement du bien-être physique, ce n&#39;est pas non plus de la jouissance</strong>. C&#39;est ce que j&#39;appellerais des &laquo; sensations morales &raquo;. On ne sent plus de déchirure. C<strong>e sont des moments d&#39;une extrême beauté, mais qui nous sont alloués, parce qu&#39;on ne pourrait pas obtenir cet état-là à l&#39;issue d&#39;une stratégie ou d&#39;une tactique</strong>.</p><h3 class="s2">BL : Vous dites que le bonheur ne se mérite pas, ne se gagne pas...</h3><p>AL : <strong>On a tous fait cette expérience d&#39;essayer de construire un dispositif qui nous permette d&#39;éprouver cette sensation de bonheur. On décide, par exemple, de louer une petite maison quelque part pour les vacances, et puis, quand on arrive, la chasse d&#39;eau est cassée, ou alors, un de vos enfants se tord la cheville, ou votre train est en retard... Ce que l&#39;on avait mis en place pour éprouver la sensation de bonheur est déjoué. Et paradoxalement, on peut vivre un de ces moments de bonheur sans rien avoir programmé</strong>. On sort du bureau, on décide de rentrer à pied et on se sent heureux de manière tout à fait inexplicable. On se sent submergé par cette &laquo; sensation morale &raquo; qu&#39;est le bonheur et, du coup, ce bonheur posé comme une finalité me paraît un peu naïf. Par ailleurs, j&#39;ai tendance à considérer qu&#39;il n&#39;y a pas de but du tout dans la vie.</p><h3 class="s2">BL : Vous dites en effet que l&#39;amour, l&#39;argent, la reconnaissance ne peuvent pas davantage être les buts de la vie...</h3><p>AL : La vie n&#39;est pas un moyen en vue d&#39;atteindre une fin. Dans &laquo; Le Discours de la méthode &raquo;, Descartes dit qu&#39;on est comme un voyageur perdu en forêt. Pour lui, la forêt, c&#39;est la vie, l&#39;existence. Ce qu&#39;il dit, donc, c&#39;est que, quand on est perdu en forêt, on doit choisir une direction au hasard, n&#39;importe laquelle, et s&#39;y tenir. On finira de cette façon par sortir de la forêt, parce qu&#39;il y a une lisière de tout côté. Dans sa métaphore, il y a une image sous-jacente du salut, parce que la lisière, c&#39;est un équivalent du salut. Ce qu&#39;il dit, en gros, c&#39;est qu&#39;en se fixant un cap, on sortira de la forêt quoi qu&#39;il arrive. Mais non, désolé, ce n&#39;est pas le cas, la vie n&#39;a pas de lisière mais seulement une fin, la mort. Je propose du coup de revoir l&#39;image, d&#39;imaginer qu&#39;on est un voyageur perdu dans une forêt, mais que cette forêt couvre le globe de toutes parts. Si on marche toujours tout droit comme le propose Descartes, au mieux, on va revenir au point de départ.<strong> La seule attitude pertinente consiste donc au contraire à fixer un bivouac quelque part et à explorer la forêt dans plusieurs directions contradictoires. Ce que je veux dire, c&#39;est qu&#39;il faut parcourir une diversité de chemins, explorer toutes les directions possibles de l&#39;existence : le travail et la paresse, la sobriété et l&#39;ivresse, etc. Comme il n&#39;y a pas de but unique, cela ne sert à rien de s&#39;épuiser à se fixer sur une seule voie</strong>.</p><h3 class="s2">BL : Il peut y avoir des buts multiples...</h3><p>AL : Il peut y avoir des buts provisoires qui s&#39;opposent les uns aux autres. Il ne faut pas avoir peur de les adopter successivement, parce qu&#39;il n&#39;y a rien d&#39;autre, derrière la vie. Il n&#39;y a rien d&#39;autre à faire que d&#39;explorer cette forêt, parce qu&#39;on doit y passer un certain temps. Dans ce que fait Descartes, il y a quelque chose de très typique de ce qu&#39;entreprennent les philosophes : on reconnaît l&#39;incertitude, on admet qu&#39;on est perdu, et aussitôt après, on pose un but arbitraire pour oublier ce premier moment où on était perdu. Je pense qu&#39;on peut se comporter tout à fait différemment : on peut ne jamais cesser de se rappeler qu&#39;on est dans une forêt épaisse, incompréhensible et en même temps éprouver une certaine adéquation avec cette forêt. C<strong>&#39;est pas grave de ne pas savoir exactement où l&#39;on va. De toute façon, la vie finira. Il n&#39;y a pas de but à atteindre. Ca se termine par la mort qui est un grand égalisateur, et donc, chacun doit réaliser la condition humaine à sa manière, mais en ne se figeant pas. Se fixer un but, c&#39;est le meilleur moyen de figer la pensée. Se rappeler qu&#39;on est perdu, c&#39;est quelque chose qui relance la pensée. Le doute est une opération de revitalisation de la pensée</strong>.</p><h3 class="s2">BL : Vous dites qu&#39;il faut se méfier de l&#39;illusion qui consiste à croire qu&#39;on prend des décisions dans la vie. Selon vous, il est inutile de réfléchir, de discuter : les décisions sur les grandes affaires de notre vie sont déjà &laquo; pliées &raquo;, dites-vous... Il y aurait une sorte d&#39;impulsion vitale qui déciderait les choses pour nous...</h3><p>AL : Dans un passage peu connu de de son &laquo; Traité des passions de l&#39;âme &raquo;, Descartes dit : imaginons que nous sommes dans un village et que nous devions rejoindre un autre village. Les gens de la région nous informent qu&#39;il y a deux routes possibles. Il y a une route sûre, mais qui est assez longue. Et puis, il y a un chemin un peu tortueux, plus rapide, mais réputé dangereux parce qu&#39;on peut se faire attaquer par des brigands. Vous vous mettez en chemin avec l&#39;idée de prendre la route sûre, mais arrivé à la bifurcation, vous avez une émotion, une impulsion, qui vous commande d&#39;emprunter le petit chemin. Là, <strong>Descartes dit : il faut suivre la route réputée sûre, parce que si jamais il se passe quelque chose de malheureux, on n&#39;aura rien à se reprocher, on aura suivi la conduite qui nous offrait le plus de garanties. Si on applique cette recommandation, je crois, au contraire, qu&#39;on risque vraiment de passer complètement à côté de sa vie</strong>. Si vous transposez cette métaphore à la situation d&#39;un jeune d&#39;aujourd&#39;hui, en admettant qu&#39;il ait la possibilité de faire des études, la route réputée la plus sûre consistera à passer un bac scientifique, à intégrer une classe préparatoire, passer des concours, se maintenir dans ce qui est censé le protéger du chômage. Si ce même jeune éprouve une autre impulsion qui le porterait à étudier les antiquités étrusques ou à partir voyager, il ne le fera pas au nom du probabilisme à la Descartes. <strong>Je trouve cela incroyablement normatif de vouloir envoyer tout le monde dans la même direction. Rationnellement, il est certain qu&#39;il vaut mieux emprunter la voie la plus sûre. Mais faut-il vivre selon des choix rationnels ? Je n&#39;en suis pas sûr</strong>.</p><h3 class="s2">BL : Et si on ne suit pas la raison, on suit quoi ?</h3><p>AL : Ce qu&#39;il y a de plus fort et de plus intéressant que les décisions rationnelles, c&#39;est ce qui consiste à &laquo; obéir à son désir le plus grand &raquo;, comme nous l&#39;ont appris certains Grecs. Il faut ici préciser le terme &laquo; désir &raquo; qui laisse entendre quelque chose d&#39;assez hédoniste. Ce n&#39;est pas tout à fait ça. C&#39;est plus une disposition fondamentale, quelque chose qui vous irrigue. Ce n&#39;est pas un désir de chocolat, de satisfaction rapide. <strong>Si on choisit de répondre à notre élan vital, de suivre notre disposition fondamentale, alors ce n&#39;est pas vraiment dangereux</strong>. Si jamais, face à un dilemme, on ne sait pas quoi faire, j&#39;aurais tendance à penser qu&#39;il ne faut pas prendre de décision rationnellement, mais attendre que la solution s&#39;impose d&#39;elle-même, parce qu&#39;elle va finir par éclore.</p><h3 class="s2">BL : Vous parlez de la &laquo; puissance germinative de la solution &raquo;...</h3><p>AL : Ici, il faut revenir à l&#39;Antiquité et à un penseur sceptique nommé Sextus Empiricus, qui a formulé une idée clé. Il dit : face à un problème, le sceptique doit explorer rationnellement les voies contradictoires. Une fois qu&#39;on a examiné les arguments contradictoires, il prône une attitude qui consiste à faire un pas de côté. On entre dans un état qu&#39;il appelle la suspension du jugement. <strong>Cela consiste à se défier de ce que peut construire, échafauder la raison. Après avoir examiné un problème, la pensée peut s&#39;évader pour trouver cet état d&#39;apesanteur, d&#39;altitude : elle doit être un peu au-dessus d&#39;elle-même. C&#39;est très libérateur par rapport aux attitudes de ratiocination, de bavardage incessant, voire nombriliste</strong>. Une fois qu&#39;on a suspendu le jugement, que reste-t-il&nbsp;? La &laquo;&nbsp;hormè&nbsp;&raquo;, disent les sceptiques grecs, ou impulsion vitale.</p><h3 class="s2">BL : Vous mettez en garde contre l&#39;illusion de vouloir faire de sa vie une œuvre d&#39;art...</h3><p>AL : Il existe toute une école de la sculpture de soi, dont les origines remontent à l&#39;Antiquité et qu&#39;on retrouve, notamment, chez Michel Foucault. Sénèque disait que pour bien remplir une journée, il faut qu&#39;elle soit composée de tous les éléments qui font une bonne vie : il faut un certain nombre d&#39;heures consacrées au travail, un certain nombre d&#39;heures consacrées au plaisir, à la lecture, à l&#39;effort physique, etc. L&#39;idée, c&#39;est de construire chaque journée comme on construirait sa vie parfaite. C&#39;est une technique de soi parmi d&#39;autres. Foucault a revisité ces techniques de soi et les a remises au goût du jour, en inventant un concept qu&#39;il appelle la &laquo;&nbsp;bio-esthétique&nbsp;&raquo;. <strong>Le projet, ce serait ici de se sculpter soi-même, de faire de la vie une œuvre belle. Je pense que c&#39;est une illusion qui, au mieux, fait de vous un dandy et au pire, vous fourvoie gravement. </strong>Derrière cette idée des techniques de soi, il y a en effet l&#39;implicite qu&#39;on peut accoucher de soi-même ou se révolutionner soi-même, changer d&#39;état. Je pense qu&#39;on peut acquérir certaines aptitudes physiques ou intellectuelles, mais qu&#39;on ne peut pas véritablement accéder à un autre être. On ne peut pas se recréer soi-même.</p><h3 class="s2">&nbsp;</h3><p>&nbsp;</p><h3 alt="&lt;--pagebreak--&gt;" class="s2" src="/sites/all/modules/contrib/smart_paging/plugins/wysiwyg/smart_paging/images/spacer.gif" title="&lt;--pagebreak--&gt;">&nbsp;</h3><h3 class="s2">BL : On peut s&#39;améliorer tout de même, panser des blessures, renaître, d&#39;une certaine manière...</h3><p>AL : On ne peut pas faire de soi une œuvre d&#39;art. On peut à partir de la vie composer une œuvre d&#39;art, on peut composer une image sociale de soi-même, mais on ne peut pas entrer dans un rapport à soi-même qui serait de l&#39;ordre de l&#39;autoconstruction. Beaucoup de coaches et de psys vivent et prospèrent sur la croyance diffuse qu&#39;on peut s&#39;autoconstruire. Il y a une arnaque sous-jacente. On ne peut pas, par une application sur soi-même constante, se sculpter ou se métamorphoser. En plus, ce serait dangereux : cela risque de vous instaurer dans un rapport d&#39;hyper-vigilance vis-à-vis de vous-même, une sorte de raidissement paranoïaque.</p><h3 class="s2">BL : Vous formulez quatre &laquo; lois &raquo;, ou règles de vie.</h3><p>AL : Ce sont des conseils. Il ne s&#39;agit pas de délivrer un enseignement positif, de tracer un système. J&#39;essaie de décrire une attitude philosophique, un état d&#39;apesanteur par rapport aux dogmes. <strong>Ces quatre conseils sont : &laquo; ne perds pas ta vie à poursuivre un but illusoire &raquo;, &laquo; ne choisis jamais &raquo;, &laquo; obéis à ton désir le plus grand &raquo; et &laquo; contemple autant que tu le peux les apparences de ce monde &raquo;</strong>. Il y a deux conseils négatifs et deux positifs. Chacun en fait ce qu&#39;il en veut, il peut les réinterpréter, les modifier...</p><h3 class="s2">BL : Il y a quelque chose dans ces conseils qui relève presque de l&#39;instinct...</h3><p>AL : Il ne s&#39;agit pas de congédier complètement la raison pour accéder à quelque chose qui serait de l&#39;ordre de la vie instinctive. Il s&#39;agit d&#39;accepter l&#39;examen rationnel et de s&#39;en dégager, de l&#39;accomplir pour mieux le dépasser.</p><h3 class="s2">BL : Et pourtant, vous terminez votre livre sur l&#39;image de la panthère du Jardin des plantes. Pour arriver à vivre quand on ne croit en rien, il faut être &laquo; une panthère morale &raquo;, dites-vous...</h3><p>AL : Au Jardin des plantes, il y a une très belle panthère des neiges qui n&#39;a de cesse de marcher dans sa cage comme si elle allait pouvoir s&#39;évader et partir chasser à tout instant. Si on met un homme en prison, lui va s&#39;effondrer sur lui-même. Du fait d&#39;être privé de liberté, il va très vite s&#39;intoxiquer de représentations qui vont le plonger dans un état végétatif, mélancolique, dépressif. Si on transpose cette situation à la condition humaine, qui est douloureuse, puisqu&#39;il y a vieillissement et mort, qu&#39;on ne sait pas ce qu&#39;on fait sur Terre ni quel est le sens de cette aventure,<strong> on a le choix entre deux attitudes. Une attitude qui consiste à s&#39;intoxiquer rationnellement en ressassant la misère de cette condition, en se préparant sans cesse à mourir, comme un prisonnier malheureux. Il y a une autre voie, celle de la panthère, qui consiste à se maintenir en mouvement, en vie. L&#39;attitude que je propose tend vers ce mouvement, cette vitalité. Et pour corriger le caractère animal de l&#39;image de la panthère, je propose l&#39;expression de &laquo; panthère morale &raquo;</strong>.</p><p>&nbsp;</p>

"Comment vivre lorsqu'on ne croit en rien ?"

"Comment vivre lorsqu'on ne croit en rien ?"