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Espionnage et renseignement par temps de Coronavirus (ou comment ne pas rater informations et matériels essentiels quand il faut même se méfier de ses alliés)
©© STR / AFP

Confiance

Au fur et à mesure que le monde se confine pour endiguer la pandémie de Covid-19, les agences de renseignement se réorganisent pour éviter de propager la maladie dans leurs propres rangs, afin d’assurer leurs missions prioritaires.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico.fr : La crise du coronavirus peut-elle avoir un impact sur le renseignement et les méthodes d'espionnage ? Si oui, de quelles manières ? 

Franck DeCloquement : La crise du Covid-19 affecte naturellement le bon fonctionnement du « plus vieux métier du monde », pour reprendre à notre solde la délicieuse formule du général Vernon Walters. Toute la communauté mondiale du renseignement, et notamment la communauté française, est évidemment impactée par cette terrible pandémie. De même que le travail des opérateurs à la tâche qui doivent eux aussi se calfeutrer comme l’ensemble de la population. Et ceci, afin d’éviter les affres d’une contamination massive des fonctionnaires engagés, afin de préserver et d’assurer la continuité des activités de renseignement essentielles à la nation. 

Les centrales étrangères sont elles aussi touchées. À titre d’exemple, nous apprenions ce jeudi 2 avril que le ministre israélien de la santé ultra-orthodoxe Yaakov Litzman avait été testé positif au Covid-19, ainsi que son épouse. Dans la foulée, tous deux ont depuis été placés en quarantaine à leur domicile. Mais également, Moshe Bar Siman-Tov, Directeur général du ministère de la Santé, et Yossi Cohen, Chef du célèbre Mossad israélien dont l'agence d'espionnage a joué dernièrement un rôle déterminant dans l'obtention d'équipements médicaux pour Israël (voir à ce propos notre précédent papier pour ATLANTICO). On compte également le conseiller à la sécurité nationale Meir Ben-Shabbat, tout comme certains responsables clés de l’exécutif qui étaient en contact direct avec le ministre Litzman. Le chef d'état-major de Tsahal, Aviv Kohavi qui était déjà en quarantaine après avoir été en contact avec un officier infecté par le virus, et sorti quant à lui de l'isolement ce week-end : son test de dépistage s’étant finalement révélé négatif à l’agent pathogène. 

On le mesure ici, le Covid-19 peut très rapidement désorganiser les services spécialisés les plus emblématiques de la planète, et rendre critique leur bon fonctionnement en cas de contamination d’une portion critique de leurs effectifs. Dans un autre registre, une célèbre lettre confidentielle hexagonale indiquait d’ailleurs, dans l’une de ses dernières livraisons, que : « La DGSE a dû, par un arrêté du 17 mars, reculer tous ses concours d'entrée ainsi que ses examens d'avancement d'avril à juin, voire à septembre pour les entretiens ». Et cela ne va pas sans compliquer en l’occurrence la tâche de la centrale, dont les objectifs en matière de recrutement et de fidélisation de ses effectifs à haute valeur ajoutée demeurent une priorité du service, puisque confronté à certaines difficultés en la matière. 

Par ailleurs, cette pandémie virale pose de nombreux autres problèmes de taille. Et notamment de logistiques aux sièges des différentes administrations en charge du renseignement : difficile en effet de faire du « télétravail » à domicile avec les documents classifiés que les personnels manipulent, et qu’ils n'ont en aucune manière l’autorisation de partager sur des réseaux informatiques « classiques », ou de ramener « du travail » chez eux... Aucun de ces documents n’a naturellement vocation à quitter l’enceinte protégée des locaux des services spécialisés pour des raisons évidentes de protection du secret. Sous peine de très graves compromissions. Idem pour la consultation de bases de données souveraines dès lors que l’on travaille sur des réseaux sécurisés de niveaux CD, et plus… 

L’augmentation du risque cyber avec l’usage accru du télétravail qui impact la sécurité de l’activité technique des services, oblige naturellement à une posture d’encore plus grande vigilance des opérateurs qu’à l’accoutumée, quant aux risques d’intrusions étrangères potentielles : car cette épidémie de Covid-19 est aussi « la voie royale » pour les cyber-ingérence de toutes sortes, et l’occasion pour les services adverses de les exploiter également en retour. De même, les échanges avec des services étrangers et les agents chargés de ces échanges sont également impactés : le terme « totem » les désignent dans le jargon des spécialistes. Ce vocable particulier est dû au fait que les documents échangés ont porté historiquement, à une époque donnée, un logo imagé représentant une « tête d’Indien ». Celle-ci revêtant aussi une forte charge symbolique qui instaure le système « d’échange » entre homologues, et la supervision de la coordination des relations avec les services des gouvernements étrangers et les organisations internationales. La crise du Covid-19 vient naturellement perturber et réduire cette optimisation des liaisons avec les services partenaires, par mesure de sécurité médicale, compte tenu du confinement sanitaire obligatoire… 

De son côté, l'industrie du « cyber-renseignement » est durement frappée par la pandémie actuelle, à l’image du secteur cyber israélien. Et cela même, si certains acteurs emblématiques tentent de se placer auprès de leurs clients comme force de proposition sur la gestion de crise du Covid-19, comme le NSO Group, qui propose de mettre à ce titre ses outils spécifiques au service du suivi des personnes contaminées… Très largement exposées à l'international aux affres de la pandémie mondiale, certaines sources attestent que ces entreprises sont sérieusement touchées par la fermeture des frontières de la plupart de leurs Etats-clients. Ce qui a pour conséquence directe de mettre en stand-by leurs contrats spécifiques auprès des services de sécurité des pays tiers. Et plusieurs sociétés leaders du secteur ont d’ores et déjà commencé à licencier et à couper dans leur effectifs, afin d’alléger préventivement leur masse salariale… De même, le suivi des contrats clients devient assez problématique, notamment pour les services supports des ventes d’outils technologiques particulièrement sensibles. Les bases des Israel Defense Forces (IDF) et des différents services de sécurité et de renseignement sont à ce titre placés en confinement comme l’indique une lettre d’information spécialisée. 

Il en va de même pour les opérations de renseignement humain (HUMINT) à l'étranger : la contrainte sur le traitement des sources – faute de contacts humains directs pour cause de pandémie – est limitante et pesante. Et notamment dans des pays fortement touchés par l’épidémie de coronavirus, et placés sous strict confinement comme la Chine, l'Iran, etc… La gestion des sources humaines en contexte pandémique n’est pas chose simple pour un traitant, même si des process existent pour néanmoins s’acquitter des tâches prioritaires : à l’image du recours accru au renseignement d’essence technique (SIGINT). Compte tenu de l’irrémédiable évolution du monde dans ce contexte délétère, on pourra parfaitement explorer le trafic internet mondial à la recherche des ordres d’un chef de cellule terroriste, en usant de la « cyber-infiltration », en lieu et place de manipuler une source humaine et au risque de faire pression sur elle jusqu’à la menacer. Loin de marginaliser le renseignement humain, la multiplicité des moyens de communication et la croissance continue des réseaux sociaux permettent désormais de localiser des suspects et de reconstituer leurs réseaux virtuels. Mais aussi de s’assurer de la fiabilité d’une source, en détectant par exemple la marque « digitale » patente d’une mauvaise foi potentielle, pour mieux arbitrer la décision d’action corrélative. Bienvenue dans la nouvelle ère cyber !

Les centrales américaines ont montré dans un rapport à charge que la Chine aurait caché beaucoup de choses concernant la crise du Covid-19. Dans un monde où il n'y a plus de solidarité, même entre alliés, quel peut être l’impact de ce manque de confiance généralisé sur les services de renseignement des Etats ?  

En arrière-plan de la gestion sanitaire de la pandémie actuelle, l’indéniable rivalité entre les Etats-Unis et la Chine s'accentue drastiquement dans la course au leadership mondial. L'Europe quant à elle montre quotidiennement son incapacité à parler d'une seule et même voix. Et il plane à ce titre comme un nouveau parfum de guerre froide, nouvelle mouture, teinté d’actions de guerre psychologique et de propagande noire… Depuis l'émergence du SARS-CoV-2, le virus responsable de la maladie infectieuse respiratoire « Covid-19 » (pour CoronaVirus Disease), la Chine et les Etats-Unis se livrent une bataille politique et médiatique fratricide, et de très grande ampleur sur le plan mondial. N'hésitant nullement à se renvoyer allègrement la balle quant à la responsabilité de cette crise sanitaire d’ampleur planétaire. Au moment où le président américain ne cessait de pester contre ce qu'il qualifiait il y a encore peu de « virus chinois », plusieurs hauts diplomates chinois n'ont pas hésité en retour à accuser les États-Unis d’être à l'origine de la pandémie apparue sur un marché de la ville de Wuhan… 

Faisant suite aux déclarations initiales de Zhao Lijian, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères qui avait relayé sur Twitter l'hypothèse selon laquelle le nouveau coronavirus avait été introduit en Chine par l'armée américaine, le compte Twitter de l'ambassade chinoise en France est même allé jusqu'à expliquer que ce nouveau coronavirus était apparu initialement sur le territoire américain… Une hypothèse reprise d’ailleurs à son compte par Pékin. Dans son tweet, Zhao Lijian avait d’ailleurs publié une vidéo du directeur des Centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) déclarant devant le Congrès des Etats-Unis que certains Américains que l’on croyait morts de la grippe saisonnière avaient été en réalité retrouvés porteurs après leur décès du nouveau coronavirus responsable de la maladie infectieuse respiratoire « Covid-19 ». Zhao Lijian ne s’appuyant à ce titre sur aucune étude scientifique sérieuse, mais se contentant de retweeter des liens vers deux articles oiseux du site internet « Global Research ». Une adresse bien connue des spécialistes pour diffuser à l’envi des thèses conspirationnistes.

Face à de telles accusations, le Department of State a immédiatement réagi en convoquant l'ambassadeur chinois en poste à Washington. Ces dernières luttes intestines montrent à quel point la gestion critique de cette crise sanitaire est rendue d’autant plus complexe au niveau international que la situation de guerre économique fait rage entre les deux grandes puissances en lutte pour la suprématie planétaire que sont la Chine et les Etats-Unis. La situation semble démontrer que cette crise d’essence globale, et sans précédent depuis les deux dernières guerres mondiales, révèle qu'il n'existe pas encore une « communauté internationale » préparée à faire face conjointement à la pandémie mondiale. Point de confiance mutuelle à prévoir donc. Et la remédiation à cet état de fait n’est pas à envisager encore pour demain… Naturellement, les services de renseignement des deux blocs seront amenés à agir en conséquence de cette posture agressive des belligérants. Et chacun sera vraisemblablement sommé à termes de choisir son camp.      

Existe-t-il des méthodes pour remédier à cette crise de confiance ?  

En faisant récemment reporter les décisions quant aux lois renseignement, la crise sanitaire actuelle permet aux parties prenantes (gouvernement, parlementaires, services) de peaufiner leurs positions en la matière. Une lettre confidentielle nous apprenait récemment en substance que pour les parlementaires français, le débat sur ce texte serait en outre l’occasion de renforcer les pouvoirs de la Délégation parlementaire au renseignement. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) et son président Francis Delon, ont également fait part de plusieurs souhaits : le premier serait de pouvoir contrôler justement les échanges entre les services français et étrangers que nous évoquions plus haut... Francis Delon a d’ailleurs plaidé le fait que ses homologues Britanniques, Belges ou Néerlandais pouvaient passer outre cette règle du « tiers service »… Il craint donc que les services français ne s’appuient sur un service étranger pour effectuer, par exemple, une surveillance que la CNCTR aurait de son côté refusée. Mais le gouvernement, aiguillé par les services, la DGSE en tête, n’en veut pas. La CNCTR plaide également pour l’extension du droit, en matière de surveillance internationale, de ne plus contrôler a priori les simples demandes d’identification de numéro et veut mettre en cohérence les différentes durées de conservation des données recueillies. De leur côté, les services de renseignement souhaitent avoir accès aux réseaux des opérateurs télécoms, prétextant les difficultés que poserait immanquablement l’arrivée de la 5G à la bonne réalisation de leurs missions. 

Toutefois, le gouvernement n’est pour l’instant pas prêt à sauter un tel pas. En question également, la possibilité d'interconnecter les différents fichiers des services de renseignement. La confiance, toujours la confiance…

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