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"Le Bouquet de tulipes" : la provocation de Jeff Koons face à un marché démesuré de l’art contemporain et un pied de nez à la mairie de Paris
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

Yves Michaud publie "Ceci n'est pas une tulipe : Art, luxe et enlaidissement des villes" aux éditions Fayard. L’inauguration, en octobre 2019, de la sculpture Bouquet of Tulips de Jeff Koons offerte à la France en hommage aux victimes des attentats terroristes de 2015 a attisé des polémiques. Extrait 1/2.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Pour compter, une œuvre contemporaine doit être chère. Elle doit ensuite attirer du monde. Et enfin, elle doit être édifiante. Les nouvelles « valeurs esthétiques » sont financières, de divertissement et de bons sentiments – ici la compassion pour les victimes et la leçon de joie de vivre. 

Le Bouquet of Tulips permet de cocher les trois lignes sur la grille de ces nouveaux critères. Ce qui importe, c’est que Koons ait fait don d’une œuvre qui vaut très cher à l’égal de celles qui circulent sur le marché (comme on ne la revendra pas, on peut de toute manière le croire), que cette œuvre renforce l’attractivité touristique de Paris et qu’elle soit bourrée de bons sentiments même si ceux‑ci sont des sentiments à quatre sous. 

Ces nouvelles valeurs esthétiques de l’art contemporain financiarisé ont un immense avantage : elles dispensent de regarder. Nul besoin de former son regard, de savoir quoi que ce soit, d’être attentif : si c’est cher, si ça fait le buzz et si c’est inspiré par la bienveillance, la gentillesse, la compassion ou le souci des malheureux, c’est forcément bien. 

Dans le cas des Tulips, hormis l’accusation de sucettes kitsch émise par le petit groupe de critiques autour de Georges Didi‑Huberman, personne n’a rien vu à redire à l’objet lui‑même puisque personne n’avait rien regardé. De toute manière, l’accusation de kitsch ne pouvait même pas porter puisque l’artiste en a fait sa marque de fabrique et l’instrument de sa renommée. 

Quand on regarde un peu attentivement (et même de manière peu attentive), il y a quand même une chose qui dérange : ce sont de drôles de fleurs qui ne ressemblent pas vraiment à des fleurs. 

On dira que ce sont des fleurs enveloppées dans des ballons comme les Balloon Dogs de la série Celebration que Koons n’a cessé de décliner. Tous les enfants savent martyriser un ballon de baudruche en lui faisant des hernies et en le ficelant pour donner des formes humaines ou animales à la baudruche. Ça marche aussi avec les préservatifs. Que Koons tienne à se citer en faisant référence à une série de ses œuvres à succès n’a rien d’étonnant : sa  sculpture est d’abord un hommage à lui‑même. 

Sauf que le résultat de la citation est visuelle‑ ment tout à fait surprenant pour qui regarde au lieu de prendre pour argent comptant  l’affirmation que ce sont des tulipes : ces fleurs‑bonbons‑guimauves‑chiens ne sont ni des fleurs ni des bonbons, ni des guimauves ni des chiens mais ressemblent de manière frappante à des anus ou trous du cul – assholes en anglo‑américain – ou à ces masturbateurs anus ou vagins artificiels en tube vendus dans les sex‑shops ou sur Internet pour les individus en misère sexuelle. 

On gagne toujours à être attentif à ce qu’il y a à voir, surtout quand il n’y a rien de caché comme ne cesse de le dire Koons. Il est connu que la meilleure manière de cacher la lettre volée est de la laisser en évidence sur le guéridon. Koons et ses agents nous vendent onze fleurs mais ce sont onze anus au bout de tiges. 

Il est absolument sidérant que, tout au bonheur d’accepter un cadeau aussi royal, ni la maire de Paris ni aucun de ses conseillers pourtant experts en beaucoup de choses n’aient vu la connotation sexuelle évidente de ces prétendues tulipes. 

Un poing fermé tenant une poignée de onze trous du cul couleurs pastel montés sur tige en guise de monument à des victimes d’attentat, on aura du mal à pousser la dérision plus loin, surtout si l’on ajoute que ce poing fermé n’est pas sans évoquer une pratique sexuelle comme le fist­fucking. 

On m’accusera d’exagérer, d’avoir l’esprit mal tourné, de vouloir à tout prix diaboliser ce monument. 

À quoi j’oppose cinq arguments de poids et dont la cohérence est encore plus persuasive. 

D’abord tout simplement ce qu’il y a à voir. Koons est un adepte de la littéralité dans sa recherche de la communication la plus directe avec un public populaire. La tradition « à la Frank Stella » selon laquelle l’œuvre se réduit à « ce qu’il y a à voir là » est bien ancrée dans la culture artistique américaine, notamment celle qui fut enseignée à Koons dans sa jeunesse. Visuellement, ce sont des trous du cul ou des masturbateurs montés sur tiges, pas des fleurs : « ce qu’il y a à voir, c’est ce qu’il y a à voir », disait Frank Stella dans un fameux entretien de 1966. 

Deuxième argument, le fait que Koons a toujours eu un intérêt avoué pour la pornographie, ce qui n’a pas peu contribué à lui valoir une célébrité de scandale dans une Amérique qui est tout à la fois incroyablement pudibonde et incroyablement graveleuse. C’est lui qui décida d’aller rencontrer la porno‑star italo‑hongroise Ilona Staller, plus connue sous le nom de la Cicciolina, pour lui proposer une collaboration d’abord puis l’épouser et se mettre en scène avec elle un beau jour dans la série pornographique – fût‑elle conjugale – Made in Heaven faite de lithographies d’après photos et de sculptures. Une de ces lithographies de 1991 montre de manière bien visible, graphique comme on dit aux États‑Unis, le trou du cul de la Cicciolina pendant qu’elle est prise en position cow­girl par Koons. La plupart des films pornographiques hétéros comportent une séquence attendue « Koons‑Cicciolina ». 

Troisième argument, Koons a toujours dit et répété que la sexualité est l’objet principal de l’art. À la question du journaliste du Monde Harry Bellet : « Tout votre travail parle de sexe ? », il répond : « La sexualité, c’est l’objet principal de l’art. Il s’agit de la préservation de l’espèce. La procréation est une priorité. Mais cela revêt un aspect spirituel pour moi. Cela parle de la manière dont nous pouvons avoir des enfants. » Je ne commenterai pas cette dernière remarque plutôt paradoxale s’agissant de l’obsession des anus…, pour ne rien dire de la platitude – mais rien n’est inventé et tout est là. 

Quatrième argument, Koons veut absolument qu’on appelle son monument Bouquet of Tulips. On peut y voir la naïveté un peu arrogante de l’Américain qui n’imagine pas qu’on puisse parler autre chose partout dans le monde que sa langue mais cette explication ne tient pas quand on sait qu’en américain des rues « tulip » a une connotation sexuelle archiconnue. Une tulip, c’est un sexe de femme, une chatte, un con, un organe sexuel qu’on ouvre et pénètre. 

Dernier argument, moins directement convaincant pour tout un chacun mais qui l’est beaucoup plus quand on est familier de l’histoire de l’art et qu’on connaît la manière dont les artistes rivalisent entre eux. On se souvient qu’en octobre 2014, le Tree gonflable (décidément, ces artistes américains aiment tout ce qui est gonflable !) de l’artiste Paul McCarthy, en réalité un monumental sex­toy du modèle plug anal, avait été vandalisé par des inconnus opposés à cette sculpture ouvertement sexuelle plantée au milieu de la place Vendôme par les commissaires de la FIAC hors‑les‑murs. Il n’est pas du tout impossible qu’avec son bouquet d’anus Koons ait voulu rivaliser avec son collègue américain et réussir là où celui‑ci avait échoué, y compris en restant dans le même registre de l’analité. Certes ni Koons ni McCarthy ne sont le Titien, le Tintoret ni Véronèse mais concurrence et compétition font partie de l’histoire des arts depuis des lustres. 

Il est évident que jamais l’artiste ne reconnaîtra cette signification provocante de son œuvre, mais elle est, qui plus est, conforme à l’inspiration duchampienne que Koons a toujours reconnue et revendiquée à travers sa gratitude envers Ed Paschke qui lui fit connaître l’œuvre de Duchamp à l’Art Institute de Chicago. Koons pratique pour beaucoup de ses œuvres ce qu’on pourrait appeler une industrie du ready‑made de luxe : au lieu de transmuer en œuvre d’art un Easter Bunny gonflable tel qu’on le trouve au magasin (le lapin qui, selon la légende germanique, apporte les œufs de Pâques et qu’on trouve sur toutes les pelouses américaines à Pâques), il le fait réaliser en acier poli impeccable. C’est Duchamp en acier massif. 

Du coup, le fameux Bouquet prend une signification un peu plus sophistiquée et compliquée, même si elle est insultante, que celle sous laquelle il aura été présenté tout au long de l’affaire des Tulips : non seulement il ne s’agit pas d’un hommage à de quelconques victimes, ni même d’une sculpture décorative célébrant le triomphe de l’art contemporain américain de luxe, pas même de tulipes au sens propre mais d’une sculpture aimablement pornographique sous couvert de fleurs inoffensives qui ne sont pas des tulipes mais des culipes. En quelque sorte un doigt d’honneur « légèrement insolent », pour reprendre les mots cuculs de l’ambassadrice Jane Hartley, à une population d’idiots émerveillés par la valeur financière, la popularité et la gentillesse désarmante d’un artiste bien plus madré et cynique qu’il semble. 

Effectivement alors, ceci n’est pas un bouquet de tulipes – et même pas du tout ! Seule la maire de Paris croit encore que c’est un monument mémoriel.

Extrait du livre d’Yves Michaud, "Ceci n'est pas une tulipe: Art, luxe et enlaidissement des villes", publié aux éditions Fayard

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