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Et si les routines du matin n’étaient pas vraiment la recette pour une vie épanouie
©Capture d'écran // Youtube Lauren Snyder

Développement personnel

Les "morning routine" ou routine du matin sont à la mode ces derniers temps. Elles fleurissent sur internet sous la forme de vidéos encourageant les individus à se lever très tôt le matin, et à faire bien des choses avant même d'avoir véritablement commencé sa journée.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Les "morning routine" ou routine du matin sont depuis, quelques années, très à la mode. On voit par exemple, le nombre de vidéos dédiées aux morning routine exploser sur les réseaux sociaux. Tout d'abord qu'est-ce que ce phénomène et pourquoi cet engouement soudain pour le fait de se lever aux aurores ? 

Nahalie Nadaud-Albertini : Les « morning routine » sont des vidéos dans lesquelles des personnes connues invitent le spectateur à suivre ce qu’elles font le matin. Cela consiste en un réveil très tôt, puis viennent le verre d’eau qu’elles boivent ou non avant de se lever, les produits qu’elles emploient pour leur toilette, l’ordre dans lequel elles les appliquent, ce qu’elles prennent au petit-déjeuner, leur séance de sport, le chien qu’elles vont promener etc. Tout cela est effectué aux aurores, avant la journée de travail.

Lorsque l’on visionne ce genre de vidéos, on entend parfois les intéressés dire qu’ils apprécient d’évoluer dans un environnement où les autres sont encore endormis. Certaines expliquent explicitement qu’il s’agit pour eux d’une façon de se sentir productifs. En somme, à première vue, cela ressemble à une variante contemporaine du « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » de nos grands-parents.

Qu'est-ce que cette tendance et la discipline qu'elle demande traduit-elle de notre société ? Pourquoi ce besoin grandissant de règles et de cadre ? 

Les routines du matin traduisent un idéal du soin de soi qui se situe dans la continuité des normes de la fin du XXème siècle. En effet, dans les années 80, le mode d’expression collectivement défini pour permettre à l’individu de s’épanouir était « le culte de la performance » pour reprendre le titre d’un livre publié en 1991 par le sociologue Alain Ehrenberg. Il s’agissait du premier volet d’une trilogie dépeignant la condition de l’individu post-moderne sommé d’ « être lui-même », c’est-à-dire de se réaliser pleinement en inventant sa vie et en la dotant de sens par ses compétences personnelles (décision personnelle, engagement dans l’action, estime de soi, disponibilité à autrui…). Ce premier ouvrage montrait comment l’individu était contraint de conquérir à la fois son identité personnelle et la réussite sociale en se conformant aux valeurs de la concurrence économique et de la compétition sportive. Dans la suite de cette trilogie (L’individu Incertain et La Fatigue d’être soi), Alain Ehrenberg expliquait que l’injonction de la performance s’avérait trop lourde, de sorte qu’échouant à se réaliser à la fois sur les terrains de la réussite économique et de la vie personnelle, l’individu de la fin du XXème siècle était souffrant et recourait à des béquilles identitaires et relationnelles telles que les psychotropes et les reality-shows.

Les routines matinales sont un avatar contemporain de cette normativité encadrant la subjectivité. En effet, avec la crise, on a scindé l’injonction à la réalisation personnelle en deux en séparant le domaine économique et le domaine privé. On a considéré que si l’individu ne pouvait pas toujours se réaliser dans le domaine de la concurrence économique, dans le domaine personnel, il était pleinement responsable du soin de soi et du son développement personnel. Ces « morning routine » se situent dans ce cadre et sont des sortes d’abécédaires expliquant comment prendre soin de soi pour développer pleinement son potentiel personnel, tout en enjoignant l’individu à être performant et productif dans ce domaine. Autrement dit, ces « morning routine » sont une façon de continuer à sommer l’individu de se réaliser lui-même en étant performant selon les valeurs de la concurrence économique et de la compétition sportive que l’on a rabattues sur le domaine personnel. En effet, on considère dorénavant que c’est en maximisant son potentiel personnel que l’on va parvenir à conquérir la réussite économique et sociale, car ces modèles sont véhiculés par des personnes qui incarnent des modèles de réussite du début de notre XXIème siècle.

Si la tendance a  le vent en poupe, elle ne peut pas convenir à tout le monde. Pourquoi imposer ce type d'injonctions qui loin d'être réalistes pour tous, se traduisent par de la culpabilité chez une partie de la population ? 

Effectivement, ces routines relèvent plus du domaine de l’idéal plus que du domaine du réaliste. Cependant, le modèle s’impose, car il se situe dans le prolongement des normes relatives à notre façon collective de penser ce mélange de sommation normative et d’aspiration qu’est le gouvernement de soi et qui se traduit par la nécessité accrue de se prendre en charge et de se réaliser dans un monde où la vie ne se déroule plus dans un cadre fourni a priori.

En effet, pour se réaliser, il ne suffit plus de suivre le sentier d’un « destin collectif » pris en charge par le politique et balisé par des règles, des comportements fixes et automatiques, et des rapports d’autorité, il faut s’inventer une histoire personnelle sur un fond d’attentes toujours imprégné d’un imaginaire de la mobilité sociale, et indépendamment d’une inégale dotation en bagage scolaire, sociale et professionnel. Autrement dit, la culpabilité ressentie face à ces routines est l’expression du revers de la médaille de ce modèle de la réalisation de soi. Pour l’individu, elle sonne comme un rappel à l’injonction de s’inventer lui-même en lui disant que s’il échoue, il en est pleinement responsable.

Finalement, les morning routine ne sont-elles pas l'anti-recette pour une vie épanouie ? 

D’une certaine façon oui parce que le bonheur et l’épanouissement personnel deviennent des obligations qui finalement pèsent lourd pour l’individu. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes, car, à première vue, ces routines matinales se présentent comme un temps opérant à la marge de la marche du monde, comme une sorte d’échappée de la vie quotidienne et de la société où l’on peut se consacrer au soin de soi, avant le temps des obligations et des contraintes collectives.  

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