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La démocratie à l’épreuve des réseaux sociaux
©Amy Osborne / AFP

Art de communiquer

Ce qui se passe sur les réseaux sociaux ne représente certainement pas le pays dans son ensemble, mais les mécaniques émotionnelles déclenchées sont beaucoup plus dommageables pour les institutions qu’on pourrait le penser.

Samuel Veissière

Samuel Veissière

Samuel Veissière est anthropologue et professeur de psychiatrie à l’université McGill à Montréal. Spécialiste en évolution de la cognition et de la culture, il étudie les modulations automatiques et influences sociales sur le comportement humain — de l’hypnose à l’effet placebo en passant par les smartphones, la méditation, et la psychologie des foules.  Dans ses travaux le plus récents, il s’est penché sur la montée de l’anxiété, de la fragilité, et de la polarisation chez les nouvelles générations. 

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Sebastian Dieguez

Sebastian Dieguez

Sebastian Dieguez est chercheur en neuroscience à l'Université de Fribourg (Laboratory for Cognitive and Neurological Sciences, Unité de Neurologie, Département de Médecine, Université de Fribourg). 

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico.fr : Aux Etats-Unis, certains observateurs de la vie politique estiment que les réseaux sociaux menacent la démocratie en générant des forces centrifuges. Ils détruiraient ce qui faisait le tissu vivant d'un débat démocratique apaisé, c'est à dire l'échange rationnel. 

La promesse de certains réseaux comme Facebook était d'améliorer la communication entre leurs utilisateurs. Est-ce vraiment ce qui est advenu ? N'est-ce pas plutôt la performance publique individuelle qui est devenue la norme de communication sur les réseaux ? 

Samuel Veissière : La performance publique de la « vertu morale » dans un paramètre de normes sociales – en concurrence féroce avec les modèles de vertu d’autres groupes –est un comportement universel chez l’être humain. Ce phénomène précède l’invention des médias sociaux électroniques de plusieurs centaines de milliers d’années. Pour bien cerner le problème, examinons le d’abord en perspective évolutive, du point de vue de la relation de notre espèce avec les outils.  Quel genre d’outil est l’internet ? Quels sont les conséquences de l’utilisation de l’internet sur notre cerveau et nos modes de relations sociales ?

Un outil est une invention humaine qui permet d’externaliser et exponentialiser nos capacités internes.  Le marteau, par exemple, externalise et décuple la force du bras. Notre espèce – jusqu’à la morphologie de notre corps – a co-évolué avec les outils que nos ancêtres ont inventé pour améliorer leur avantage de survie.  La domestication du feu qui à permit la cuisson de la nourriture, par exemple, a entrainé une économie d’énergie requise à la digestion, nous permettant ainsi de raccourcir nos intestins, et d’allouer plus d’énergie à la fonction du cortex, qui c’est ensuite surdéveloppé avec l’invention du langage !  Chaque nouvel outil apporte des gains et des coûts.  La surutilisation d’un outil augmente généralement le risque d’hyperspécialisation (au coût de perte de généralisation de compétences) et d’atrophie des modalités externalisées.  Par exemple, la voiture, qui externalise la capacité humaine à se mouvoir, augme le risque d’atrophie musculaire, de gains de poids, de maladies cardiovasculaires, et même de troubles de l’humeur. Plus un outil est puissant, puis le potentiel d’atrophie augmente.  L’Internet (et l’Internet mobile après lui) est sans aucun doute l’outil le plus puissant – et donc le plus destructeur ! – jamais inventé, parce qu’il exponentialise le pouvoir de l’esprit humain !

L’esprit humain fonctionne déjà comme l’Internet : c’est avant tout une machine à sous-traiter l’information à d’autres esprits humains.  Ce qu’on nomme aujourd’hui d’ « économie de l’attention » décrit en fait le mécanisme de base du cerveau humain, qui cherche toujours à identifier l’information la plus pertinente en scannant l’environnement autour de lui pour isoler les indices qui confèrent un haut potentiel de survie.  Pour notre espèce, toutes les comportements essentiels à notre survie sont appris socialement, en commençant par le langage et les compétences de bases jusqu’aux normes morales et autres modèles de comportement culturellement spécifiques qui nous permettent de bien fonctionner au sein de nos groupes.  L’Internet permet à ces modèles culturels nécessaires à la survie sociale de se propager à grande vitesse et grande distance, sans le moindre coût physiologique ou cognitif.  C’est donc l’outil de technologie d’information le plus puissant jamais inventé.  Rappelons que le langage parlé – qui encode du sens et des modèles prédictifs dans des sons modulés par la voix—est déjà une technologie de l’information permettant la diffusion rapide des comportements sociaux.  Depuis l’invention du langage il y a une centaine de milliers d’années, notre espèce a maintenant traversé trois grandes transitions technologiques vers de nouvelles niches d’information, qui ont chacune entrainées de profondes transformations cognitives et sociales.  L’invention de l’écriture à la fin de l’âge de bronze a entrainé une première « perte » de nos fonctions cognitives en externalisant le stockage de notre mémoire, et permettant toutefois la complexification, standardisation, et diffusion des idées et modèles de comportement à immense échelle.  Les premières grandes religions monothéistes sont nées de ces nouvelles possibilités de diffusion rapide et fiables de représentations.   Ce même phénomène a aussi entrainé l’essor de l’expansion commerciale et militaire, l’ampleur des conflits sociaux entre groupes, et les premières grandes guerres à échelle continentale.  L’invention de l’imprimerie au 15eme siècle de notre ère a provoqué une explosion exponentielle de ses mêmes phénomènes, menant à la montée du nationalisme (c’est -à-dire a la conviction intime entre un nombre grandissant de personnes qui ne se connaissent pas et n’interagissent pas face à face qu’ils partagent une histoire et un but de survie commun à leur groupe) et l’exponentialisation du conflits entre groupes.  La guerre, quant à elle, devint de plus en plus efficace grâce à la diffusion de nouvelles de nouvelles technologies, elles-mêmes facilitées par le stockage cumulatif et la diffusion de l’information par les livres.  Nous sommes maintenant en mesure de comprendre qu’il existe une trajectoire logique entre l’invention de l’imprimerie, la diffusion massive et fiable des idées à grande échelles, l’essor du capitalisme et du colonialisme, les charniers de la première guerre, les camps de la mort des années quarante, et la bombe atomique.

La révolution numérique qui n’a pris son essor qu’à la fin des années 1990, puis a décuplé d’intensité avec la révolution numérique mobilecirca 2012 nous est tombé dessus à une vitesse fulgurante.  On perçoit clairement les conséquences de cette transformation dès 2016 avec de nouvelles campagnes électorales menées sur Twitter, l’élection de Trump aux USA, le Brexit en Angleterre, la montée du populisme et des revendications identitaires, la remontée du fanatisme religieux, et l’ampleur inégalée de nouvelles polarisations entre une gauche et une droite de plus en plus délirantes et extrémistes.   Si l’invention du livre imprimé a mis 500 ans à nous mener au génocide de masse, combien d’années faudra-t-il avant que l’Internet mobile entraine la destruction totale de l’espèce humaine ?

Sebastian Dieguez : Il est vrai qu’un certain enthousiasme débridé a laissé la place à une bonne dose d’alarmisme. La thèse généralement avancée est que les réseaux sociaux, loin de simplement permettre et améliorer la communication humaine et l’échange d’information, en fait exploitent certaines propriétés cognitives et sociales à des fins mercantiles ou propagandistes. Un peu à la manière des casinos et des jeux de hasard, qui exploitent et exacerbent, pour faire bref, nos “bas instincts”. Mais on peut aussi s’amuser, passer un bon moment et même parfois gagner de l’argent au casino, tout le monde, loin s’en faut, n’est pas un joueur pathologique, et on est encore libre de s’y rendre et d’en partir quand on le veut! Je ne suis pas aussi alarmiste que beaucoup d’observateurs, dont le psychologue Jonathan Haidt qui n’hésite pas à comparer l’effet des réseaux sociaux, sur notre vie sociale, à l’effet qu’aurait un changement brutal de la constante gravitationnelle en physique, sur notre vie matérielle (essentiellement la fin du monde, donc). L’analogie me paraît tout de même assez disproportionnée. Il est vrai, néanmoins, qu’un changement d’échelle s’est produit en l’espace de quelques années, et que nous avons encore du mal à en saisir la nature et la portée. En particulier, le débat, encore un peu confus, porte sur la question de savoir si les réseaux sociaux ne sont que le reflet de nos tendances profondes, où si celles-ci, et notre vie collective en général, en sont en fait radicalement transformées.

Franck DeCloquement : Tous ces détournements, ces falsifications, ces contestations en verve sur les réseaux sociaux, ou comme on voudra bien le dire, sont des symptômes, des marqueurs patents d’une véritable lame de fond qui fracasse notre société en crise. En une décennie à peine, les médias sociaux ont irrémédiablement changé la vie de millions d’individus à travers le monde, avec une force et une soudaineté inégalée dans l’histoire humaine. Facebook, Twitter, Wikipédia ont tous profondément modifiés la nature de nos échanges interpersonnels, de nos rapports sociaux et de nos modalités d'argumentation sur les réseaux. Mais aussi, la  présentation de soi. Désormais davantage connectés les uns aux autres sur ces plateformes interactives géantes, que dans l'espace public conventionnel, la prise de parole individuelle s’est démocratisée, mais également doublée (grâce au « web participatif »), des effets contagieux et délétères de la mimesis humaines. Autrement dit, l’imitation envieuse et la concurrence mimétique universelle et contagieuse des subjectivités humaines entre elles. « La guerre de tous contre tous » en somme, selon les préceptes girardiens empruntés à Thomas Hobbes. 

Dans sa théorie, Hobbes posait le postulat qu'à l'état de nature, la condition primitive de l'homme ne lui permettait pas de vivre en bonne intelligence avec ses semblables, compte tenu de son tropisme à la violence. Sous ce prisme de vue, le débat est donc envisagé comme une forme d'interaction entre des acteurs sociaux, qui se situe toujours – peu ou prou – entre le pugilat et la conversation... Le sacrifice et l’envie n’étant jamais très loin des débats engagés, derrière les apparats surannés de la convivialité sociale. Partout sur le Net, et à tout propos, se manifeste cette totale « libération des subjectivités », pour reprendre l’expression de Dominique Cardon. Les équilibres démocratiques s’en trouvent irrémédiablement modifiés et les digues de la socialité dangereusement déstabilisées à l’ère digitale, ou les prises de paroles violentes sont totalement décomplexées en vertu de l’anonymat relatif de chacun. La question est de savoir si toutes ces mutations corrosives pourraient constituer une menace irrémédiable ? Cela se pourrait en effet. 

Nos concitoyens sont désormais davantage inter-reliés et interconnectés les uns aux autres. Ce qui les oblige aussi à augmenter leurs performances publiques sous le regard de la multitude, et à encourage la surenchère verbale sur des plateformes conçues pour rendre immédiatement contagieuse, toute forme d’expression exacerbée ou réaction épidermique. Une lutte irrémédiable des Ego pour la reconnaissance a donc commencé, dès lors que chacun cherche à s’octroyer les plébiscites de la multitude et l’approbation de la foule, à travers le sempiternel cumul des « likes ». Cette quête de la popularité à tout prix est, à notre avis, la raison profonde pour laquelle beaucoup de nos contemporains  –  mais aussi de concitoyens de nombreux autres pays à travers le monde – vivent la démocratie comme un lieu où la présence concurrentielle et antagoniste d’autrui (du contradicteur, du semblable, de l’ennemi mimétique) est devenue insupportable. Une source inépuisable de stimuli agressifs en germe, et de conflits insolvables. La réputation et la popularité sont définitivement des drogues dures pour notre biochimie cérébrale. Et les GAFAM savent s’en servir à leur profit : n’oublions pas non plus que le modèle économique de ces plateformes sociales consiste à générer du trafic et de l’audience qu’elles monétisent. Et donc, à privilégier la conflictualité qui génère ce flux pourvoyeur d’annonceurs rétributeurs. Il s’agit ici d’une boucle rétroactive positive très efficace, mais particulièrement corrosive pour convivialité générale des échanges. On ne peut que très rarement avoir le beurre, et l’argent du beurre… Et ne parlons pas de la crémière !

La manière dont nous communiquons sur les réseaux permet-elle d'avoir de vrais échanges ou encourage-t-elle une forme de sectarisme, notamment quand il est question d'opinion politique ?

Samuel Veissière : Il est évidemment possible d’avoir des échanges de qualité, de maintenir ou créer des amitiés, des liens de familles, des rapports professionnels, ou des relations amoureuses par le biais des réseaux sociaux.  Le stockage et la diffusion des idées à échelle totale et immédiate – dans le sens ou nous avons tous plus ou moins accès à la mémoire écrite de toute l’humanité dans nos poches à chaque instant – apporte aussi des avantages.   La diffusion et amélioration des idées par les livres nous a aussi mené à la philosophie des Lumières, à l’essor des arts et de la littérature, puis à la lutte pour la liberté, l’égalité, et la démocratie. Elle nous a permis de redécouvrir, célébrer, et pratiquer des sagesses élaborées au fil des siècles par de grandes civilisations – pensons par exemple au Stoïcisme, au Bouddhisme, au Talmud, a la Mahābhārata.  Ce que l’hystérie de masse engendrée par l’Internet nous a permis de mieux comprendre, c’est que la sagesse, l’ouverture à l’ambiguïté, et les relations de qualité ne sont pas des acquis faciles pour l’espèce humaine.  Il faut donc savoir bien trier l’information, et réapprendre à conquérir certaines ne nos pulsions de bases.  L’Internet à très bien démontré, par exemple, à quel point l’esprit humain est friand d’information négative – c’est-à-dire d’indices qui confère de l’information sur des menaces potentielles.  Nous comprenons maintenant mieux à quel point l’être humain à tendance à vouloir confirmer ses peurs, chercher un coupable, et se raccrocher à une identité de groupe pour mieux faire face à la terreur du vide existentiel.  Dans un monde post-moderne ou tous les grands systèmes de sens, les structures familiales, et les repères sociaux ont fondu dans un individualisme ultra anxiogène, la « politique » offre aujourd’hui un cadrage existentiel que la religion et la socialité plus explicitement tribale apportait autrefois.  La vitesse et l’ampleur de la diffusion d’information sur les réseaux sociaux amplifient ces mécanismes, et rendent l’ouverture à la nuance plus difficile.

Sebastian Dieguez : Parmi les griefs reprochés aux réseaux sociaux, il y a effectivement la notion qu’ils encouragent et augmentent une certaines fragmentation de la connaissance et de l’opinion, notamment en créant des “chambres d’écho” ou des “bulles informationnelles”. Dans les faits, la recherche actuelle est assez partagée sur ce point. Ce qu’on peut dire, je pense, c’est qu’il y a bien des îlots qui se créent avec les réseaux sociaux, mais ceux-ci ne sont pas totalement étanches en dehors de noyaux durs et minoritaires, et en plus ne sont pas indépendants, disons, de ce qui se passe dans la “vie réelle”. Les cercles d’amis, la famille, la bonne vieille télévision et la radio, et même la presse continuent à avoir une influence énorme sur la manière dont les gens se comportent sur les réseaux sociaux. Et c’est en particulier le cas pour les opinions politiques, et les positions sur les sujets de société qui divisent. Dans un sens, avec tous leurs défauts, les réseaux sociaux augmentent en réalité de beaucoup la probabilité de tomber sur des opinions et des idées contraires. C’est même un paradoxe qu’on ferait bien d’examiner de plus près: d’un côté, on reproche aux réseaux sociaux d’encourager l’entre-soi et de réduire les contacts entre les points de vue différents, mais d’un autre côté, on leur reproche aussi de susciter l’outrage, le harcèlement et l’indignation permanente. Il faut savoir! Soit les gens s’ignorent royalement les uns les autres, soit ils passent leur temps à se taper dessus!

Franck DeCloquement : Tout pourrait être résumé à travers cette simple formule : le mensonge, ou plus exactement la fausseté, étend partout son empire. Le « Total Bullshit ! », selon le délicieux titre du dernier ouvrage de Sébastian Dieguez. Les temps sont aux manipulations en tous genres. Des manipulations plus ou moins orchestrées, et plus ou moins menées à grande échelle : enfumage électoraliste, propagande schizoïde, baratin éhonté, faits « alternatifs », désinformation politique diverse, fake news, révisionnismes historiques décomplexés, complotismes compulsifs, prosélytisme économique, théories conspirationnistes, et thèses abracadabrantesques qui flattent les penchants à l’irrationalité de nos esprits. Toutes choses qui, mises bout à bout, participent d’un « régime d’indifférence à la vérité », selon l’expression de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. Tout se passe comme si les vérités factuelles qui exerçaient auparavant un effet social stabilisateur n’existaient plus à l’aune des réseaux sociaux. Signant le triomphe au quotidien de la fameuse formule nietzschéenne : « Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». La tessiture du factuel envisagée tel un pain d’argile malléable, à pétrir aux grès de nos envies. Pour le dire autrement et plus concrètement : le patient contredit son médecin, l’amateur ou le falsificateur autopromu entend rivaliser avec l’expert, l’élève défie le professeur, l’autodidacte met en cause le scientifique, et cela sans complexe, avec aplomb.

Pour qu'il y ait un « débat », une question centrale doit émerger. Les positions de chacun peuvent se construire dès lors entre semblables, à partir de l'argumentation des différents débatteurs. Une forme de désaccord est toujours indispensable car le consensus mou n'amène pas au débat, et ne structure pas les échanges entre ego. Mais les dispositifs de communication numérique modifient substantiellement la forme et les contenus des échanges, ainsi que les argumentaires et des contre discours. On pensait au final, que le numérique offrirait une expression écrite favorable à l'argumentation. Or il n’en est rien. 

La manière dont les réseaux sociaux sont conçus encourage-t-elle le développement du registre de l'émotionnel et de l'indignation ? Pourquoi ?

Samuel Veissière : C’est à la fois triste et rassurant de constater que les grandes entreprises de technologies ne sont motivées par aucune idéologie spécifique au-delà du désir d’amasser un maximum d’argent de publicitaires en nous maintenant connecté à nos écrans en permanence.  Cela nous rends par contre vulnérable à des campagnes de mis-informations orchestrées   par différents acteurs politiques. Si nous nous rendons nous-mêmes à ces pratiques crétinisantes, c’est par ce nous somme accros à l’outrage moral, au plaisir de dénoncer les autres, mais aussi au désir insatiable d’épier, d’être vu, d’être validé, et d’aitre aimé. Nous sommes aussi très vulnérables au prestige, au charisme, et la popularité des « célébrités » dont nous avons besoin pour identifier les modèles de comportements normatifs au sein de nos groupes.    Les réseaux sociaux nous donnent simplement l’opportunité de consommer en permanence le type d’information sociale que notre cerveau recherche à tout prix. Ajoutez à cela un régime chaotique de notifications constantes (beeps, buzz, lumières rouges) qui annoncent à chaque fois une récompense sociale et surexcitent le système de dopamine du cerveau, et nous plongeons vite dans l’impulsivité et la visceralité tribale constante.

Sebastian Dieguez : Oui, ça je pense que tout le monde est d’accord sur ce point, il semble bien qu’il se passe quelque chose d’inédit de ce côté là. Avant d’être hyperconnectés, nous avions somme toute, et heureusement, assez peu d’occasions de nous indigner et de dénoncer des transgressions morales. Le sentiment d’indignation est une ressource assez précieuse et coûteuse: il s’agit d’interrompre le cours normal des événements pour signaler qu’une norme partagée a été flouée par quelqu’un, c'est donc une accusation qui peut très bien s’interpréter comme un affront. Socialement et physiologiquement, on ne peut pas passer son temps à s’indigner. En fait, se comporter ainsi vous mettait à coup sûr dans la position du transgresseur. C’est celui qui s’indigne tout le temps qui ne joue pas le jeu. Or, ce qu’offrent les réseaux sociaux, ce sont des motifs d’indignation à la chaîne, tout le temps, partout. Chacun peut consommer des transgressions, réelles ou fabriquées de toute pièce, et en proposer. La facilité d’échange via le partage, la rapidité de production, de consommation et de propagation, les indices de visibilité et d’acquiescement tels que le “like”, la concision et la “portabilité” des formats (memes, gifs, extraits, brèves vidéos sous-titrées, titres racoleurs), l’économie du click et la compétition permanente pour l’attention des usagers, tout cela participe d’une sorte de calibration optimale pour rendre une émotion assez rare et spécifique à des contextes très particuliers - l’indignation - et en faire une ressource commerciale et idéologique à haut débit. Il est important pour notre espèce d'échanger des information et de se renseigner sur la réputation des coopérateurs potentiels. Les bons informateurs eux-mêmes acquièrent une réputation d’indicateur fiable. Sur de telles bases, et avec les moyens appropriés, il est donc possible d’enclencher une sorte de course à l’indignation, que les philosophes Justin Tosi et Brandon Warmke ont décris sous le terme de “grandiloquence morale” (moral grandstanding). Si tout le monde s’indigne tout le temps, il faut donc s’indigner davantage, de plus en plus fort, toujours plus rapidement, et pour des motifs de plus en plus dérisoires (voir inexistants), si on espère pouvoir retirer les bénéfices sociaux d’une telle attitude. A ce compte, tout le monde peut s’improviser lanceur d’alerte et redresseur de tort.

Franck DeCloquement : Assurément. Ainsi assistons-nous quotidiennement d’après Raffaele Alberto Ventura, à « une guerre herméneutique de tous contre tous qu’on peut appeler post-vérité ». Dit autrement, on pourrait parler d’une véritable « guérilla sémiologique » de toutes parts sur le web : cela  jacte, vocifère ou déblatère sans fin en une querelle d’égos qui ne dit pas son nom. Chacun y allant de son avis « autorisé ». Un avis toujours irrémédiablement définitif, naturellement sans nuances, délivré sans aucune modération de la parole. De fait, notre époque sans cesse plus connectée voit croître la prolifération désordonnée des opinions. Partout sur le Web et à tous vents se manifeste cette totale libération des Ego et cette décomplexion des propos. 

En quoi toutes ces manières de communiquer peuvent-elles saper les fondements de la démocratie ? 

Samuel Veissière : Comme je l’ai souligné plus haut, l’économie d’énergie nécessaire au triage d’informations pertinente pour bien fonctionner socialement – le mécanisme de base de l’esprit humain – risque la surcharge dans un monde ou l’information est trop abondante.  Sur les réseaux sociaux, on se raccroche vite à l’information la moins couteuse (c’est-à-dire, celle pour laquelle nous n’avons pas besoin de réfléchir) tout en étant constamment sollicité à être réactif et impulsif.  On ne regarde donc que ce qui confirme nos peurs et notre hantise de l’autre, et on ne partage que ce qui signalise la défense de notre groupe, et le réconfort des idées que nous possédons déjà.  Les indicateurs de fiabilité d’information sont toujours liés au prestige pour les humains.  Les nombres de ‘likes’ de, partages, et de ‘followers’ associé à un compte Twitter ou à un article, par exemple, une fois associés à un groupe « de confiance », deviennent irrésistibles, et bloquent toute autre information.  Ce sont ces mécanismes de triages automatiques décuplés sur l’Internet qui rendent la démocratie presque impossible.

La démocratie n’est pas un projet social fondé sur le contentement de tout le monde, et encore moins sur la validation des croyances de tout le monde.  Bien au contraire, la démocratie requiert des compromis ; elle demande une écoute des points de vue et priorités des autres, une ouverture à la nuance, et un effort de chacun pour le bon fonctionnement du groupe.  En démocratie, nous devons tous « perdre » et donner quelque chose pour pouvoir récolter des avantages. Si la démocratie requiert une suppression des pulsions de bases, une cumulation d’apprentissage individuels, et une quête de maturité collective, l’Internet n’est pas une bonne plateforme pour le projet.  Le dialogue ouvert, honnête, et enrichissant est sans doute possible sur les réseaux sociaux, mais pas pour tout le monde – ou pour être vraiment clair, presque pour personne.  Il est donc temps de changer de plateforme, avant de pouvoir changer de cap. 

Sebastian Dieguez : Les démocraties dites libérales reposent, entre autres, sur un double-idéal de la transparence et du citoyen éclairé. En gros, les choses peuvent fonctionner à partir du moment où les gens sont correctement informés et sont motivés à s’informer correctement. Pour des raisons qui dépassent de beaucoup les seuls réseaux sociaux, cet idéal est largement remis en cause. En gros, il y a une défiance à l’égard des autorités épistémiques (ceux qui sont garants de la connaissance et de la vérité: journalistes, scientifiques, juristes, politiques, en bref, les “élites”), et il y a en parallèle une revendication d’un savoir d’ordre personnel (ma sincérité, mon ressenti, mon intuition valent mieux que les “faits objectifs”). S’il n’y a plus de confiance et si c’est chacun pour soi, la démocratie n’est plus qu’une sorte de façade bonne à gérer les affaire courantes, mais qui sera remise en question à la moindre contrariété. L’idée d’une démocratie ce n’est pas que tout le monde soit d’accord, c’est précisément de permettre l’inverse. Celui qui n’est pas d’accord avec moi a peut-être tort, mais ça n’en fait pas pour autant le diable en personne. Le problème c’est qu’il y a réellement des positions et des projets néfastes et dangereux pour la démocratie, mais ils risquent de passer inaperçus dans le déluge d’indignation et la confusion entre opinions et vérité qui nous frappe. Personnellement, c’est là que j’identifie le problème: ce n’est pas tant que les réseaux sociaux favorisent les mensonges, les manipulations, la polarisation et l’isolement idéologique, c’est-à-dire qu’ils feraient croire des choses aux gens, c’est plutôt qu’ils risquent de nous décourager de pouvoir accéder à la vérité, ou même d'espérer nous en rapprocher. Le temps passé à s’indigner, à dénoncer, à déplorer, à diaboliser, à s’énerver, à se faire mousser auprès de sa claque, en un mot à faire une performance de soi, c’est autant de temps qui n’est pas consacré à construire, à chercher, à échanger, à refonder notre commun, et qui sait, peut-être même à s’interroger, à patienter un peu ou à se remettre en question.

Franck DeCloquement : Populisme et conspirationnisme, racisme et terrorisme, fake news, post-vérité et politiquement correct sont autant les symptômes d'un ordre social conventionnel en pleine déliquescence, que la résultante dans nos espaces publics, de l’introduction de nouveaux dispositifs de communication disruptifs. Mais après tout, est-ce si nouveau ? Bien sûr que non. Ce qui l’est en revanche, c’est la montée en intensité de cette crise. Le crépuscule du capitalisme occidental semble coïncider avec une crise endémique des identités, mais aussi des catégories du politique et de la modernité. Une catastrophe annoncée qui confine à « une guerre de tous contre tous » issue en droite ligne de cette peur généralisée du déclassement et de la désocialisation. Une guerre symbolique, une guerre métaphorique, fictionnelle qui déborde chaque jour davantage du monde virtuel partagé sur les réseaux, pour se répandre et s’incarner irrémédiablement dans le monde réel. Les références faites à la « guerre civile » sont à ce titre assez frappantes et récurrentes dans le débat public des dernières années. Et surtout aux extrêmes. D’une part les djihadistes revendiquent l’objectif de la déclencher en rêvant d’opposer les communautés nationales entre elles, et d’autre part, la droite ne cesse de l’évoquer sempiternellement pour en exorciser la survenue, sans oublier de  mentionner l’ultragauche qui fantasme continuellement sur « cette insurrection qui vient ». Or nous savons grâce à la théorie des jeux, conçue pendant les années de la Guerre froide, qu’il n’y a pas meilleure façon pour déclencher un conflit, que de s’armer contre lui parce qu’on le craint… Prophétie autoréalisatrice. Funeste paradoxe qui ne demande qu’à s’actualiser dans l’attente d’un choc économique majeur. 

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