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La réparation dans l’art : un livre virtuose étonnant
©Melitta Schneeberger

Critique

Il est rare d’être intrigué par le titre d’un livre. Quand on tombe sur l’ouvrage que nous offre Norbert Hillaire, c’est le cas. La réparation dans l’art.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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On s’interroge. Il y a quelque chose de triste dans la notion de réparation. On pense à une brisure, à une cassure. Il y a aussi quelque chose de mécanique. C’est une machine que l’on répare, grâce à une opération technique. Quand on lit l’ouvrage extrêmement original de Norbert Hillaire, on change d’avis.  

Il est beau que quelque chose soit réparable. Loin d’être la preuve d’une fragilité, cela prouve plutôt une intégrité  profonde que la réparation révèle. En outre, briser un silence pesant, l’indifférence ou la médiocrité, c’est libérer et de ce fait non pas casser mais réparer. Pour revenir à l’harmonie de ce qui est fondamentalement, il faut une brisure. C’est ce que suggère Norbert Hilaire en nous le donnant à penser. 

Au-delà du visible, il y a l’invisible. Si le visible est ce que nous sentons de façon immédiate et utilitaire, l’invisible est ce que nous sentons en profondeur à partir de notre être comme de ce qui est. Relation d’être à être, il est ce qui nous permet de sentir en relevant de la sensation originelle. Quand nous sentons ainsi, nous sommes habités par l’existence au sens fort et nous habitons celle-ci. C’est ce que l’art recherche. « Nous ne sommes pas au monde » dit Rimbaud. « La vraie vie est ailleurs ». L’art qui nous emmène du visible à l’invisible à travers nos sensations profondes, nous met au monde en nous faisant renouer avec la vraie vie. 

Il est toujours bouleversant d’effectuer un tel pasage.  On était dans une vie qui n’était pas habitée. Soudain, on s’ouvre à une vie habitée. Cela marque un avant et un après. Il y a là quelque chose d’irréparable au sens lumineux. Sans le savoir, du fait qu’elle n’était pas vécue, notre vie était brisée. Brisant cette brisure, la sensation lumineuse que provoque l’art répare notre vie brisée en la remettant debout.  D’où le lien que l’on peut établir entre brisure, réparation, temps et être. Quand on est dans l’être qui est la vie pleinement habitée, cette ouverture brisant   la lourdeur qui pèse sur nous, nous découvrons la vie réelle avec des avants et des après, c’est-à-dire du temps réel.  Nous comprenons la métaphysique et la morale. 

 Le fait que l’existence existe est un fait inouï, proprement unique  qui marque un avant et un après. Voir la réalité ainsi relève de la métaphysique et  la vivre ainsi de la morale.  Vivons la réalité  métaphysiquement et moralement. On crée un bouleversement créateur. C’est ce que signifie la brisure réparatrice.   Lorsque celle-ci brise, elle n’est pas tant blessure que ce qui prévient toute blessure.  Bouleversant toute indifférence afin d’installer le règne du vivant, elle se situe avant le couple brisure-réparation. Mystiquement, c’est ce que signifie la miséricorde divine ainsi que le salut. 

Lorsque Dieu crée le monde, il ne le crée pas, il le sauve, le sauver ne consistant pas à venir après sa brisure pour réparer celle-ci mais avant.  Ce geste est appelé  miséricorde. Terme trompeur. Qui dit miséricorde dit  misère et souvent misérabilisme. La pitié peut être dangereuse, rappelle Stefan Zweig. On se complaît souvent dans le misérabilisme. 

Dieu ne vient pas après la catastrophe mais avant. Il n’attend pas que le monde soit perdu pour le sauver. Quand il crée le monde il le crée comme étant fondamentalement ce qui peut être sauvé. Comprenons la réparation en ce sens. On commence à voir se lever un coin du voile qui recouvre le mystère de l’art et de la création. 

Les artistes pourquoi font-ils de l’art ? Pour retrouver quelque chose de perdu, dit-on. Superficiellement, c’est vrai. Dans la vie quotidienne nous ne voyons pas le monde ni les autres, ni l’existence, rappelle Bergson. Il n’y a rien d’étonnant à cela. À force de vouloir vivre nous ne voyons plus la vie et nous ne savons plus vivre, En nous incitant à regarder les choses et les êtres pour eux-mêmes, l’art nous permet de retrouver la vie perdue que nous devrions vivre et que nous ne savons pas vivre. Toutefois, cela ne va pas au fond des choses, l’art apparaissant comme réparation de la brisure ordinaire alors qu’il va plus loin. 

Jacques Derrida a écrit un essai brillant intitulé La pharmacie de Platon dans lequel il rappelle le génie de Socrate avant de le déconstruire.  Socrate, souligne-t-il,  a fait de la pensée un remède qui passe par le poison.  Il a pensé que la pensée brise, mais pas suffisamment.   Pour Jacques Derrida toutefois Socrate ne va pas assez loin. Son approche est trop idéale. Cet idéalisme vient de ce qu’il est marqué par le mythe d’un Logos originel transparent. Il rêve d’une réparation idéale. Pour Jacques  Derrida il faut aller au-delà de ce mythe en déconstruisant la notion de Logos originel. 

   Jacques Derrida ne veut pas d’une brisure qui répare. Il veut une brisure qui ne répare pas, la pensée étant dans la pensée quand, à travers l’intellectuel hypercritique, elle pratique une révolution permanente de type  anarcho-trotskyste. Farouchement opposé à toute métaphysique il est dans le « faire » de l’action militante. Attitude violente que l’on retrouve dans la problématique de l’art contemporain. 

Aujourd’hui, tous les artistes travaillent la question de la blessure.  Une grande partie d’entre eux se reconnaît  dans la déconstruction militante en pratiquant une blessure permanente  et agressive. D’où la violence de cet art et son cercle vicieux. Plus il est violent, plus il lui faut réparer le monde. Plus il lui faut  réparer le monde, plus il est violent. Cet art militant n’a pas compris ce qui brise vraiment le monde de façon créatrice. Il n’a pas assez pensé Socrate et le Logos originel. Il existe toutefois un art qui le pense.    Pour Norbert Hilaire cet art s’exprime sous trois formes.  

La première est l’art dit primitif qui renvoie à l’art non européen, manifeste dans l’art japonais ou chinois. Nous sommes fascinés par le calme émanant des peintures qu’on y trouve. Rien d’étonnant à cela. Celles-ci pratiquent une blessure irréparable de notre inertie, de notre lourdeur et de notre indifférence en provoquant une résonance infinie avec l’être. Elles sont l’être en montrant la vie dans sa splendeur avant toute brisure et toute réparation. 

Cet art de l’irréparable créateur se retrouve dans tout ce qui, comme la marque Hermès  fait vivre l’élégance et le raffinement, en se reconnaissant dans cette formule de Robert Dumas, l’un de ses fondateurs : « Le luxe est ce qui se répare ». Formelle étonnante. Le luxe n’est-ce pas ce qui n’a jamais été cassé ? Un objet réparé a moins de valeur qu’un objet intact, pensons nous.  Justement non. Quand une chose est belle et de qualité elle peut toujours le redevenir. Ce n’est pas parce qu’elle est cassée qu’elle est vouée à devenir un déchet. Le beau même cassé ne part jamais à la casse. Il demeure toujours beau et la réparation fait ressurgir le beau qui, étant fondamentalement, est et sera toujours. L’irréparable créateur parle d’une intégrité originelle avant le temps, ses brisures et ses réparations. Le fondamentalement réparable qui définit le luxe parle de la même chose. 

Enfin, il y a la réparation au sens mystique et pas simplement artistique ou esthétique. Toute la kabbale hébraïque se fonde sur l’idée du tikhun ou retour, terme que l’on traduit par rédemption. La création est si belle qu’elle peut, comme l’objet de luxe,  être réparée. C’est ce que veut dire le retour ou tikhun. Message d’espoir renversant.  Dans la kabbale l’accès au retour  est décrit par l’arbre des sefirots, arbre de la connaissance au sein duquel trois éléments jouent un rôle central : la rigueur din, la miséricorde hessed et la beauté tiferet. La rigueur et l’amour s’opposent comme le parfait et l’imparfait. Quand ils se réconcilient ils donnent non pas le beau mais le plus que beau, beau inouï brisant de façon créatrice le beau statique. Brisure sublime qui emmène vers le haut, libère, délivre, donne du souffle comme l’art colossal   d’Anselm Kiefer. 

Les artistes qui se hissent au niveau de la brisure réparatrice sont des virtuoses. Dans cet ouvrage hors du commun par sa culture époustouflante, Norbert Hillaire démontre que ceux qui savent la penser et la donner à penser sont également des virtuoses.

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