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Google contre les éditeurs de presse : et si le cynisme n’était pas là où on croit
©Patricia De Melo MOREIRA / AFP

Bras de fer

Google a provoqué un véritable tollé en refusant de rémunérer les éditeurs de presse pour l'utilisation d'extraits de leurs contenus.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Que montre cette volonté de Google d'aller au bras de fer avec le gouvernement et le monde médiatique français ? L'hégémonie de Facebook et Google peut-elle être contrée ?

Il y a selon moi deux raisons qui expliquent la réaction de Google. La première est stratégique: dans le contexte actuel de multiplication de propositions ayant pour objectif affiché de s'attaquer aux grandes entreprises du numérique, Google se doit d'aller au bras de fer pour montrer que les entreprises ne se laisseront pas faire. Dans le cadre des droits voisins, il est clair qu'en se soumettant benoitement à la pression des éditeurs de presse français, puis européens, Google prend le risque de voir émerger partout dans le monde des lois similaires. A terme, cela pourrait devenir un véritable enjeu financier pour l'ensemble du groupe. 

Au-delà de la question stratégique, la raison la plus profonde et la plus légitime est d'ordre économique. En refusant de rémunérer les éditeurs de presse pour l'utilisation d'extraits de leurs contenus, Google veut démontrer l'hypocrisie des arguments utilisés par les éditeurs de presse et les contraindre à révéler le véritable motif de leur action: la plupart des éditeurs de presse n'ont pas su s'adapter au développement d'internet et ils sont aujourd'hui à la recherche d'argent. C'est une logique de lobbying bien connue en économie, qu'on appelle "le deep pocket argument": les groupes de pression bien organisés, comme le sont les éditeurs de presse, ont tout intérêt à convaincre les décideurs politiques de récupérer l'argent dans les poches des entreprises les plus riches plutôt que de faire des efforts pour s'adapter à des changements économiques. 

D'après une étude publiée dans le Monde, la perte de revenus des éditeurs français liée à l'omniprésence de Google et Facebook dans le marché publicitaire est ainsi estimée entre 250 et 320 millions d'euros par an. Comment peut-on mesurer la balance couts/bénéfices des moteurs de recherches sur la presse en ligne ?

J'aimerais bien avoir accès à la méthodologie de ce rapport, car les résultats sont totalement opposés aux conclusions de la littérature scientifique. L'idée soutenue dans ce rapport, ou du moins, telle qu'interprétée par les éditeurs de presse est que Google News détournerait les internautes des sites des éditeurs de presse, les privant ainsi d'importantes recettes publicitaires. L'argument économique implicite est que plus les internautes se renseignent sur Google News, moins ils visitent les sites des éditeurs. Il y aurait un jeu de vase communiquant dans lequel le trafic serait détourné des sites de la presse pour aller vers Google News. Si tel était le cas, les éditeurs auraient raison de se plaindre de l'impact négatif généré par Google. 

Mais ce n'est pas le cas! Les études économiques, que j'ai référencées dans un rapport publié par la Fondation Concorde sur le sujet, (https://www.fondationconcorde.com/wp-content/uploads/2019/02/Presse-et-agrégateurs-de-contenus.pdf) observent que les agrégateurs de contenus - et particulièrement Google News - génère du trafic vers les sites des éditeurs de presse référencés. Cela tient au comportement des internautes qui ne se contentent pas de lire les extraits disponibles sur Google News mais cliquent vers la page du site de l'éditeur. Ainsi, être référencé par Google News permet d'augmenter le trafic d'au moins 14% vers le site de l'éditeur. 

Google News a donc une activité complémentaire des éditeurs de presse. Puisque les éditeurs de presse gagnent du trafic et des recettes publicitaires grâce au référencement, il n'y a aucune raison économiquement légitime pour bénéficier d'une rémunération supplémentaire. Et c'est bien cela que Google démontre en refusant de rémunérer le référencement: les éditeurs de presse qui se plaignent d'être référencés "gratuitement" mais refusent de ne plus être référencés démontrent qu'ils bénéficient déjà de Google News, et que leur action ne vise qu'à obtenir des fonds indus!

En 2014, suite à la volonté de l'Espagne de faire passer une loi similaire, Google avait purement et simplement fermé Google News, ce qui avait eu un impact dévastateur pour la presse en ligne. Peut-on imaginer une telle mesure de Google en France ? Comment la France et l'Europe pourraient-ils rétorquer face à une telle action ?

Vous avez raison. Cette confrontation a déjà eu lieu en Espagne, en Belgique et en Allemagne, et chaque fois le résultat a été le même: quelques jours après avoir été déréférencés les éditeurs de presse ont abandonné leurs réclamations à être rémunérés et ont accepté d'être référencés sans contrepartie. Et encore une fois, cette réaction ne tient pas au pouvoir de Google mais bien au fait que les éditeurs de presse perdaient du trafic et donc des recettes publicitaires en abandonnant le référencement, ce qui prouve que Google News a un impact positif sur l'activité des éditeurs de presse. 

Alors peut-on imaginer la même chose en France? Bien sûr. Pourquoi Google se priverait d'éduquer un peu les éditeurs et les législateurs à la réalité de l'économie? Et si vous avez compris mon propos, vous conviendrez qu'il n'y a aucune légitimité à tenter de contraindre Google. Cela n'a pas de sens économique et ne peut qu'effrayer les autres agrégateurs de contenus et plateformes de partage qui bénéficient à la presse. Selon moi, les gouvernements européens devraient plutôt abandonner cette stratégie contreproductive. Quant aux éditeurs de presse, ils devraient accepter que leurs difficultés ne sont pas liées à Google ou à d'autres entreprises. Leurs recettes publicitaires ont commencé à s'effondrer en 2000, au moment de la démocratisation d'internet, et bien avant l'apparition des réseaux sociaux ou de Google News! C'est tout le modèle économique qui doit être repensé, la qualité des contenus doit remonter en gamme et les stratégies de financement doivent être réinventées. En refusant cette réalité, les éditeurs de presse ont tout à perdre puisque leur aveuglement les conduit actuellement à tenter de survivre aux crochets des entreprises florissantes. En économie, cela s'appelle des "prêts zombies", et ça n'augure rien de bon pour le secteur. 

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