Le défi de l'intelligence artificielle face aux fragilités du système économique français<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
High-tech
Le défi de l'intelligence artificielle face aux fragilités du système économique français
©ludovic MARIN / POOL / AFP

IA

L'intelligence artificielle est dans tous les esprits et à entendre les responsables politiques, serait la solution aux difficultés économiques françaises. Ainsi, l'IA serait considérée comme une baguette magique capable de solutionner tous les manquements de l'Etat.

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

Voir la bio »

Atlantico : Est-ce vraiment le cas ? Quelle est la part de mystification autour de l'IA et du secteur informatique ?

Rémi Bourgeot : Le discours qu’on a vu se développer rapidement sur l’intelligence artificielle, au cours des deux dernières années, a tendance à prendre une forme soit enthousiaste soit inquiète, mais de façon extrême dans les deux cas. L’enthousiasme est motivé par des évolutions importantes en termes d’accès à l’intelligence artificielle, sous la forme du machine learning en particulier (qui repose sur des algorithmes massivement alimentés en données de façon à optimiser la réalisation d’une tâche particulière). Cette évolution est notamment rendue possible par l’explosion de la quantité de données que l’on peut collecter et par l’évolution continuelle de la puissance de calcul. Les principes sous-jacents ont été développés au cours des quatre dernières décennies mais n’ont pris le dessus que lorsque le caractère tangible d’une collecte massive de données a permis de reléguer l’approche opposée au machine learning, qui dominait la discipline de l’intelligence artificielle jusqu’à il y a une petite quinzaine d’années. 
Par ailleurs les quatre dernières décennies ont été marquées par le recul de la notion de stratégie industrielle dans le monde développé, motivé par l’idée selon laquelle l’orientation technologique résultait avant tout des mécanismes de marché, indépendamment de la vision des Etats. Depuis la crise mondiale, le discours politique se réempare progressivement de la question technologique, mais de façon très inégale. 
Aux Etats-Unis, le retrait du rôle de l’appareil d’État n’a été que relatif cependant, car l’évolution technologique, en particulier dans le secteur informatique, a continué à y relever de l’interaction complexe entre les géants industriels technologiques, le Pentagone et diverses grandes agences étatiques, et les entreprises relevant du monde des start-up et de la Silicon Valley notamment. Le culte voué à un personnage comme Steve Jobs a masqué une réalité industrielle plus complexe, faite d’évolutions incrémentales, menées par un ensemble d’acteurs, notamment dans le domaine universitaire américain et dans le monde quasi-anonyme de l’open source. On voit les entreprises comme Google reprendre en profondeur les principes et les systèmes élaborés dans les milieux universitaires et de l’open source, comme lorsque l’entreprise a développé Android comme variante de Linux, puis les orienter vers la collecte commerciale de données. 
Plus encore que le reste du secteur informatique, l’intelligence artificielle se prête à un discours quelque peu mystique qui fait l’impasse sur la réalité technologique de la discipline. Ce type de discours nourrit une certaine incompréhension sur les applications concrètes, qui, à ce stade conceptuel de l’IA, s’appliquent à un très grand nombre de problématiques mais qui sont nécessairement liées à des tâches précisément définies et de nature répétitive. Pour se traduire par des gains de productivité (et donc à termes de richesse collective) importants, l’intelligence artificielle nécessite une stratégie d’intégration industrielle concrète à l’échelle des entreprises de toute taille comme des Etats. 
Cette tendance abstraite, nourrie par le marketing spécifique au secteur, trouve un écho particulier dans les pays qui se sont plutôt tenus à l’écart de la révolution du secteur informatique depuis les années 1980 et où le discours politique peine d’autant plus à l’intégrer dans une perspective industrielle. Cette pensée abstraite sur le secteur informatique dans son ensemble a masqué la réalité du secteur, reposant sur la maîtrise de procédés que l’Europe n’avait pas de raison de délaisser. On explique aujourd’hui que les pays européens n’ont pas un marché suffisant pour développer des bases de données comparables à ce que font les Etats-Unis et la Chine dans le domaine du machine learning. Mais en réalité, cet effacement européen relève également d’une tendance plus profonde dans l’informatique en général, qu’illustre l’absence d’acteurs de premier plan en Europe, ne serait-ce que parmi les constructeurs informatiques et de plus en plus dans le secteur des semi-conducteurs.
C’est notamment le cas de la France ; et cela est paradoxal, dans le sens où la culture scientifique française, qui est de nature bien plus mathématique que celle de la plupart des pays développés, apparaît adaptée aux évolutions en cours. Mais manque très souvent le cadre économique et institutionnel et une stratégie pour mettre à contribution ce vivier intellectuel, par-delà la mise en valeur du concept de start-up. 

Valérie Pécresse a présenté le plan "IA 2021" en ayant pour ambition de faire de l'île de France la capitale européenne de l'intelligence artificielle. Ce plan est présenté comme "un parcours exhaustif et personnalisé d'accompagnement des PME et des ETI "permettant d'aider "100 entreprises par an, qui accroîtront très rapidement leur productivité grâce à l’IA". Dans un contexte international où la R&D en la matière est marqué par le soutien aux Etats-Unis de l'armée et en Chine de l'Etat, ce plan vous parait-il bien sérieux ? N'est-ce pas là l'occasion de faire oublier que si la France est dépassée dans le secteur de l'IA c'est avant tout car l'Etat n'a pas jugé bon de soutenir son industrie des nouvelles technologies ?

Sur la base des compétences scientifiques spécifiques et de la prise de conscience du potentiel national, on voit actuellement un rattrapage relatif en France en ce qui concerne les montants investis et le nombre de projets, auxquels participent notamment certains géants mondiaux du secteur. Ce rattrapage permet de placer la France dans le peloton de tête européen en termes financiers, mais l’Europe dans son ensemble soufre d’un retard considérable. L’implication des divers acteurs publics reste donc sans commune mesure avec ce qui est fait aux Etats-Unis et en Chine. L’État chinois fait un pari considérable sur l’intelligence artificielle. La collecte massive de données, le développement de la capacité de calcul et le terreau d’entreprises hyperactives permettent effectivement de donner un relai à cette orientation politique qui se manifeste par des subventions considérables et qui vise la maîtrise au niveau national de l’ensemble de la chaîne de valeur.
Il faut insister sur la nature des évolutions technologiques actuellement liés à l’intelligence artificielle. Il s’agit d’appliquer des concepts déjà bien établis à une grande variété de secteurs et de problématiques d’automatisation. C’est notamment ce qui fait que la Chine arrive à se positionner de façon à la fois efficace et massive dans le secteur, à tous les échelons du processus. 
Les plans annoncés en France ont tendance à évoquer l’application aux problématiques de divers secteurs, avec des montants d’un ordre de grandeur bien plus faible cependant. Il manque en général en France et en Europe une vue d’ensemble, c’est à dire une vue industrielle de l’intelligence artificielle visant à en maîtriser le plus d’échelons possibles. Et cela doit notamment passer par une réflexion sur le secteur informatique dans son ensemble et notamment sur les processeurs et l’accès à la puissance de calcul. Aujourd’hui, le secteur de l’IA se focalise sur la question des données dans le contexte du deep learning ; ce qui n’était pas le cas il y a quinze ans. Cette tendance est certes appelée à durer, mais la nature même de l’intelligence artificielle est également appelée à évoluer pour dépasser ses limites actuelles ; ce qui appelle à se positionner à la pointe de la recherche dans le domaine.

En mai dernier, Emmanuel Macron assurait que "la France est en train de rattraper son retard sur les fortes levées de fond". Au niveau européen, les levées de fonds sur l'IA ont beau avoir bondi de 116% en 2017, elles n'atteignent jamais que 687 millions d'euros. Fondamentalement est-ce que la bataille n'est pas perdue d'avance ? L'Europe n'est-elle pas en train de faire fausse route tout simplement ? 

Les levées de fond en France se sont effectivement envolées mais sur une base très limitée en comparaison de ce que l’on voit en Chine et aux Etats-Unis. La France est donc en train de se positionner correctement au niveau européen, mais pas au niveau mondial. Par ailleurs, les levées de fonds constituent une indication intéressante mais qui renseigne peu sur la réalité qualitative des évolutions technologiques et industrielles qu’elles permettent. C’est également, de façon différente, la limite de l’approche chinoise, dont on peine à évaluer la contribution réelle aux processus technologiques en ce qui concerne les sommes engagées.
La France revient de loin, après avoir manqué la révolution du secteur informatique et le retard dans l’intelligence artificielle résulte au moins autant du problème de l’approche politique et industrielle que de la question de la taille des bases de données. On a eu tendance à se focaliser, dans le contexte plus large de la digitalisation, sur les offres de services divers, certes très légitimes mais qui ne représentent qu’une partie du potentiel technologique. La France et l’Europe doivent simultanément se positionner en visant l’intégration de l’IA dans les chaînes de valeur comme levier d’innovations de nature plus vaste, de façon à accroître la productivité, et se positionner sur les évolutions fondamentales des techniques d’intelligence artificielle en tant que telles.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !