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"Le Festival de Cannes est une fête religieuse inaccessible au commun des mortels"
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Psalmodie d'or

Le Festival de Cannes vient d'annoncer ce jeudi la sélection des films qui y seront présentés. Entre paillettes et cinéphilie, l'événement continue d'attirer, 65 ans après son lancement, son flot d'adorateurs curieux.

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter est écrivain et éditeur. 

Passionné de cinéma, il dirige la collection "Perspectives Critiques" aux Presses Universitaires de France. Il vient de publier Théorie du trou aux éditions Léo Scheer. 

 

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Atlantico : Le Festival de Cannes a annoncé ce jeudi la sélection des films qui y seront présentés. En quoi s'agit-il d'un festival différent des autres ? Pourquoi est-il encore considéré comme le plus important au monde ?

Laurent de Sutter : Par rapport à la « cérémonie » des Oscars, fondée en 1927, et le Festival de Venise, lancé dès 1934 sous le patronage de Mussolini, le Festival de Cannes fait figure de retardataire : sa première édition se tient en 1946. Mais, dès la fin des années 1950, il a bénéficié de l’aura qui était celle de la cinéphilie à la française, dont les Cahiers du cinéma et la Nouvelle Vague étaient la forme la plus voyante (François Truffaut recevait le prix de la mise en scène en 1959 pour Les quatre cents coups).
Même si les relations entre les cinéphiles et le Festival n’ont jamais cessé d’être difficiles, la cinéphilie restait, et reste encore, le milieu du Festival de Cannes : ce n’est pas un Festival où il est question d’apprécier le cinéma, mais de l’adorer – et donc d’en défendre la version la plus pure, la plus haute, la plus sacrée. Or, comme chacun sait, il n’est aucun sujet sur lequel les êtres humains aiment davantage se crêper le chignon que celui de savoir quel est le meilleur dieu.

Vous parlez du Festival de Cannes comme une religion, un rite sacré…

Mais qu’est-ce qu’une « fête », à l’origine ? C’est une célébration religieuse, à date fixée. De cette origine, tous les festivals ont gardé quelque chose qui tient de la messe. Mais qu’est-ce qu’une messe, alors ? C’est la reconstitution du lien qu’une communauté entretient avec un mystère – on y revient. Donc, oui, il y a quelque chose de religieux dans le Festival de Cannes, comme dans tout ce qui concerne les images. Que celles-ci aient fait l’objet des plus grandes controverses théologiques, non seulement dans l’Occident chrétien, mais aussi dans les mondes judaïques et islamiques, indique assez l’importance dudit mystère. La question des images en général, et donc du cinéma en particulier, est en effet celle-ci : est-il possible de construire, par des moyens humains, l’expérience de ce qui est plus qu’humain. Tout spectateur pas complètement bouché sent bien que ce dont il est question dans les images qu’il contemple c’est de la possibilité d’une présence supérieure à lui.
La culture, aujourd’hui, est devenu une sorte d’ésotérisme, dont seules les manifestations d’apparats sont laissées en pâture au public, les initiés se réservant le contact exclusif avec ses produits – c’est-à-dire, dans le cas de Cannes, les images du cinéma. En ce sens, celles-ci retrouvent la structure des cultes à mystères de l’Antiquité, avec ses sacrifices rituels, ses fêtes orgiaques, et surtout son principe secret d’explication du monde. Le spectacle laissé aux badauds à Cannes est donc celui d’une private party dont il est admis qu’ils n’y participeront jamais : à Cannes, la fête est inaccessible au commun des mortels – de même que les films qui y sont projetés.
Tout y relève d’un régime aristocratique d’excellence, clos sur lui-même : le valeur des images et de leurs thuriféraires dépend de la difficulté qu’il y a à s’approcher du secret qu’elles recèlent.

Finalement, est-il si cliché que ça de considérer que le cinéma est plus présent sur la Croisette où errent les badauds en quête de stars que sur les écrans des salles de projection du Festival ?

Le spectacle des stars entrant et sortant de lieux inaccessibles au commun des mortels est aussi vieux que le cinéma lui-même. Après tout, ce dont il s’agit, dans le cinéma, c’est d’épiphanies – d’apparitions faites de pure lumière : celle des projecteurs dans les salles, celle des rampes de spots le long des tapis rouges, celles des flashes des paparazzi. Si nous allons au cinéma, c’est pour jouir de ces apparitions, pour avoir le sentiment de partager, ne fût-ce qu’un instant, l’abstraction de leur monde lumineux. Mais lorsqu’elle descend dans la rue, la « star » entraîne encore avec elle quelque chose de cette nature épiphanique des images – même si celle-ci n’existe que dans l’œil de ceux qui la guettent.
Comme, en matière d’art, Marcel Duchamp pouvait affirmer que c’est « le regardeur qui fait le tableau », dans le cinéma c’est le spectateur ou le fan qui, par son regard, fait la star. Car, au fond, qu’est-ce qu’un œil, sinon un miroir – et un miroir qui reflète, longtemps après que les projecteurs se soient éteints, la lumière qu’il en a capté ?

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