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Economie numérique : la France intoxiquée au romantisme de ses start-up
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Inventer n’est pas tout

Les start-up et, au sens large, la disruption technologique, font l’objet d’un engouement très romantique: on admire le pouvoir de l’invention, on spécule sur ce que sera, avec leur apport, le monde de demain. Malheureusement, la société française, gouvernement compris, obnubilés par ce romantisme, oublie les deux questions majeures que pose la révolution numérique. D’abord, qui sera le maître des innovations de demain? Ensuite, quelle stratégie développer pour y maximiser notre rôle?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Les start-up américaines maîtresses du monde?

De temps en temps, la presse française aime se donner l’illusion que nos start-up peuvent concurrencer leurs grandes soeurs américaines. C’est évidemment placer le débat, encore une fois, sur le plan romantique: personne n’a jamais douté qu’il existait suffisamment de Français innovants, intelligents, brillants, novateurs, pour créer des entreprises capables de développer des technologies qui changent le monde.

Le problème est que le sujet n’est pas là, mais plutôt dans la capacité à donner une taille mondiale aux innovations. Inventer n’est pas tout, il faut savoir produire, diffuser, développer, et surtout doter le monde entier de sa technologie ou de son produit. C’est ce que Google est parvenu à faire, aussi bien que Facebook et Twitter, et c’est ce que l’Europe, dont la France, peinent à faire.

Cette difficulté tient à plusieurs facteurs: la taille immédiate du marché, d’abord, qui est plus importante aux Etats-Unis que dans chaque pays d’Europe pris individuellement, mais aussi, qu’on le veuille ou non, dans la rémunération du risque que prend l’entrepreneur lorsqu’il développe son entreprise.

De ce point de vue, la grande force des Etats-Unis est de disposer d’un véritable marché capitalistique, capable de financer des opérations de capital-risque sans intervention de l’Etat, et capable de rémunérer les entrepreneurs qui créent de la valeur. La grande faiblesse d’un pays comme la France est d’avoir réglementé et étatisé son capital, de telle sorte que les innovations sont d’une façon ou d’une autre bridées par une caste de rentiers qui manifeste une véritable aversion au risque.

Les start-up et les réseaux sociaux de vidéos

Pour illustrer ce dernier propos, je ne vois pas de meilleur exemple que les destins parallèles de Youtube etDailymotion, réseaux sociaux de vidéos en ligne bien connus.

On ignore trop souvent que Dailymotion et Youtube sont nés à peu près en même temps. C’est en février 2005 que trois anciens employés de PayPal lancent Youtube, dont la première vidéo est mise en ligne en avril suivant. Les fondateurs de Dailymotion imaginent dès mars 2005 la start-up qui prend forme en France en août de la même année.

Chronologiquement, les deux jeunes pousses sont donc contemporaines et suivent très vite des destins qui en disent long sur le fossé qui existe entre le capitalisme anglo-saxon et le capitalisme de l’Europe continentale. Dès octobre 2006, les deux entreprises sont en effet « revendues » de fait. Youtube est racheté pour 1,65 milliard de dollars par Google, et Dailymotion lève… 7 millions d’euros de fonds auprès de deux sociétés de capital risque toutes les deux à moitié américaines.

En novembre 2009, l’Etat français monte au capital de Dailymotion pour un montant de 7,5 millions d’euros. En 2011, Orange valorise l’entreprise à 120 millions d’euros et engage un processus d’acquisition majoritaire.

Les start-up et le capitalisme d’Etat en France

La comparaison succincte entre ces deux trajectoires nous renvoie aux tristes réalités du capitalisme français.

Premièrement, lorsqu’il s’est trouvé, aux Etats-Unis, des acteurs qui ont parié sur l’avenir de Youtube, ceux-ci ont mis sur la table une somme deux cents fois supérieure à leurs homologues européens. La différence dans la capacité à valoriser le risque pris par les start-up est ici flagrante. On pourra dire tout ce qu’on voudra sur les « méchants exploiteurs capitalistes », mais on ne pourra nier qu’il était plus honnête de la part de Google d’acheter Youtube 1,6 milliard que de la part d’Orange d’acheter Dailymotion pour une somme dix fois moindre.

Deuxièmement, ceux qui ont parié sur Youtube aux Etats-Unis étaient eux-mêmes nés de l’économie du Net. En France, les « parieurs » ont d’abord été des sociétés de capital-risque euro-américaines, avant d’être l’Etat lui-même, puis une ancienne nationalisée (Orange) dont l’Etat est actionnaire, et qui a fait sa fortune dans les anciens monopoles des télécommunications.

Ces deux questions sont au coeur de la problématique des start-up: quelle valeur le capital leur accorde-t-il? le capitalisme d’Etat que nous connaissons est-il armé pour financer le développement de l’innovation disruptive aujourd’hui?

Les start-up et la question de leur valeur

Pourquoi Youtube valait-il, en octobre 2006, 1,65 milliard de dollars, quand Dailymotion levait 7 millions €? À cette époque, les deux concurrents avaient à peine un an d’existence et pouvaient donc sérieusement rivaliser sur leur avenir. Rien ne justifiait une telle distorsion dans la valorisation des entreprises, ni dans les besoins de financement de chacune.

La réponse à cette question est au fond assez simple: le capitalisme américain oriente l’ensemble de sa stratégie de développement sur le financement des innovations disruptives, alors que le capitalisme européen, et singulièrement français, reste un capitalisme d’avant-garde extrêmement frileux vis-à-vis de l’innovation. Cette différence de valeur dans les stratégies et d’abord dans les esprits explique pourquoi les Etats-Unis deviennent les maîtres de l’Internet et de l’économie de demain: ils misent sur l’innovation.

À titre d’exemple, Uber a levé, début 2014, plus que la totalité du capital-risque français pour l’année 2013. Là où la France investit moins de 1 milliard par an, une entreprise qui a moins de cinq ans d’existence aux Etats-Unis lève d’un seul coup 1,2 milliard de dollars.

Les start-up et le capitalisme d’Etat

Le capitalisme français est aujourd’hui plombé par l’origine et la nature socio-professionnelles de ses capitalistes. En dehors de la famille Mulliez, la France ne compte que très peu de « tycoons » qui ont fait fortune sans des liens privilégiés avec l’intervention publique. Au premier de ses corsaires qui ont privatisé les bénéfices des coups de pouce publics, on mettra les Arnault, les Lagardère et les Dassault.

Dans le cas de Bernard Arnault, le développement colossal de sa fortune a commencé, rappelons-le, avec les subventions publiques au groupe Boussac qui ont permis de transformer une fortune familiale en fortune mondiale. Il n’est pas besoin, pour le reste, de rappeler la dépendance des Lagardère et Dassault aux investissements ou aux commandes publiques. Pourquoi ces familles prendraient-elles le risque de détruite des valeurs créées par des rentes en prenant des risques inconsidérés sur l’obscur marché de l’innovation technologique?

Toute la difficulté de la France est là: à force de détester la valeur privée, elle s’empêche d’intégrer le train de l’innovation mondiale, en mégotant systématiquement sur le moindre centime placé dans le risque d’avenir. Le capitalisme français est largement composé de rentiers réassurés par l’Etat, qui détestent la prise de risque « en fonds propres ».

Les start-up et la sous-traitance de l’innovation

Avec Dailymotion comme avec Youtube, une nouvelle économie des start-up est apparue, qui limite la start-up à une phase d’amorçage de l’innovation, préparant à un rachat immédiat destiné à industrialiser une technologie prometteuse. Dans cette division globale du travail, la start-up sert juste à incuber une idée ou une technologie nouvelles. Dès que celle-ci est formalisée et mise en état, un grand acteur la rachète pour permettre son industrialisation.

Dans ce modèle, la start-up devient une forme d’externalisation de l’innovation pour les grands acteurs du marché. En quelque sorte, les acteurs matures et dominants développent peu à peu une logique de sous-traitance souple de leur innovation en rachetant des jeunes pousses qui leur apportent une solution d’avenir ou un possible relais de croissance. Plutôt que de financer un improbable département « recherche et développement », les grands acteurs préfèrent aujourd’hui ne pas s’embarrasser de développements internes et acquérir des produits clés en main inventés par des acteurs extérieurs à l’entreprise.

Autrement dit, la start-up devient une solution d’externalisation de la recherche et du développement.

La différence entre le capitalisme anglo-saxon et le capitalisme continental sur ce point tient à la valorisation de cette fonction.

L’exemple d’Orange est illustratif. Avec un fonds de 20 millions d’euros destiné à financer les start-up, Orange cherche à acquérir à bon compte des technologies qui trouveront leur place dans la mutation de cet acteur semi-public héritier de l’époque du fil de cuivre.

C’est la particularité du modèle français de capitalisme. Les grands rentiers du passé imaginent qu’ils pourront survivre en achetant à bon compte des technologies qui sont développées par d’autres. L’avenir dira si ce pari est gagnant. En tout cas, ils témoignent d’une stratégie d’adaptation de l’élite française à un nouveau modèle économique en limitant au maximum les disruptions sociales qui risquent de suivre les disruptions technologiques.

Pour l’instant en tout cas, la suprématie de l’Internet américain, au sens large, laisse perplexe sur la soutenabilité du modèle français.

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