Temps de travail et performances économiques : les leçons du vilain petit secret de Google sur les 20% de temps libre accordé à ses salariés<!-- --> | Atlantico.fr
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Pas si sympa de travailler pour Google
Pas si sympa de travailler pour Google
©Reuters

Faux-semblant

Marissa Meyer, ancienne vice-présidente de Google, a dénoncé la pratique de la firme de Montain View visant a laisser 20% du temps de travail libre aux salariés pour qu'ils développent leurs projets personnels. Selon elle, il s'agit d'un prétexte pour mieux faire accepter des volumes horaires conséquents.

Patrice Duchemin

Patrice Duchemin

Sociologue de la consommation, enseignant au Celsa et à l'Iscom, rédacteur de l'Oeil LaSer:  www.oeil-laser.com

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Laurent Lesnard

Laurent Lesnard

Laurent Lesnard est directeur de recherche CNRS à l’Observatoire sociologique du changement (CNRS-Sciences Po). Ses recherches portent sur le temps des sociétés contemporaines, et plus particulièrement sur les questions d'horaires de travail individuels et conjugaux.

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Atlantico : Pourquoi Google pourait-il être tenté d'utiliser ces 20% de faux temps libre comme prétexte ? Que sait-on avec du rapport entre durée du travail ressentie et performance ?

Laurent Lesnard : Le 20% de temps consacré à des projets personnels permet en effet de modifier le rapport au travail. De se l’approprier plus, de s’y investir plus. Ces activités sont plus libres mais néanmoins liées aux projets google qui, pour certaines, peuvent déboucher sur de nouveaux produits ou service proposés par google (gmail par exemple). Avec ce dispositif, Google instaure une sorte de compétition interne autour de projets créatifs. C’est donc également une nouvelle forme de reconnaissance professionnelle. Comme ces projets demandent plus de créativité, les salariés s’impliquent davantage (du moins au début) et donc peuvent y consacrer beaucoup de temps, parfois pris sur le temps hors travail. Lorsque l’on est absorbé dans une activité, on voit moins le temps passer.

Cette idée de laisser aux salariés une part de leur temps pour des projets personnels dans un cadre professionnels a tendance à se répandre. Ce genre d'approche "moderne" est-elle vraiment saine ?   

Laurent Lesnard : C’est une façon différente d’organiser le travail qui accorde plus de confiance dans l’auto-organisation des salariés. Le risque est que cela dérive en auto-exploitation. Cette organisation du travail s’apparente à certains égard au mode de fonctionnement scientifique. La créativité comporte une partie de risque, celui de ne pas déboucher sur des découvertes ou trouvailles intéressantes. La question est plus généralement celle de savoir si s’impliquer beaucoup, voire trop, dans son travail est sain. Si on prend l’exact opposé on peut déjà dire que ne pas s’impliquer dans son travail est souvent une source de souffrance. S’impliquer dans son travail permet d’y trouver un sens : bonheur et travail ne sont pas incompatibles comme l’ont montré les sociologues Christian Baudelot et Michel Gollac. S’impliquer trop dans son travail risque de déséquilibrer les autres investissements dans d’autres domaines, la famille par exemple. 

Patrice Duchemin : Cela dit beaucoup de choses sur notre époque. Que Marissa Mayer ait raison ou tort n’est pas vraiment la question, ce qui est intéressant c’est ce que cela dit sur notre imaginaire et notamment le débat autour de ce 20%, ce qui revient à un débat sur le temps en entreprise.

La première chose c’est l’existence d’une idée assez nouvelle : l’idée que l’être humain doit prendre sa place par rapport au salarié. Avant le salarié était vu sous l’angle de l’efficacité, du rendement, des performances pures. Aujourd’hui de plus en plus d’entreprises prennent également en compte la part d’humanité en chaque salarié, et cela signifie surtout l’expression personnelle. Les employeurs sont de plus en plus sensible à ce que l’humain présent dans le salariat s’épanouisse. Entre-temps on est passé par des vagues, de licenciement, de casse sociale, Moulinex, Pirelli et compagnie, cela a influencé cette idée nouvelle. C’est radicalement opposé aux années 80, pendant lesquelles les gens souhaitaient tout donner pour leur entreprise.

La deuxième chose vient de l’approche générationnelle. Aujourd’hui le jeune ne souhaite ni donner son corps, ni son âme à l’entreprise. Le côté "je travaille le plus possible, donc je suis un super-héros", n’existe plus, aujourd’hui celui qui travaille le moins est le plus malin. Les nouvelles générations qui apparaissent dans le marché du travail considèrent les loisirs comme aussi importants que le travail. Un manager se dira que dans ce cas-là, il faut mieux que tout le mondre exprime sa créativité. Maintenant les boîtes proposent plutôt à leurs salariés des cours de cuisine que des séances de saut à l’élastique ou de paint-ball. Elles préfèrent permettre à chacun de s’exprimer, d’aider les autres, de faire des missions sociales : l’entreprise fait le choix de se mettre au service de l’humaine, de l’environnement etc. C’est un changement de paradigme.

Aujourd’hui, même des écoles de commerces sérieuses comme l’ESCP encouragent la création de groupes de rock par leurs élèves. Alors imaginez Google, qui représente un peu, après Brooklyn, "temple du cool". L’entreprise dira forcément que c’est génial que ses salariés s’investissent dans des projets personnels. Dans le discours tout ça est parfaitement cohérent : c’est générationnel, ça vient d’une époque souffreteuse. Sauf que lorsque l’on se confronte à la réalité, on se rend compte qu’il y a de moins en moins de monde dans les entreprises, qu’il y a donc de plus en plus de travail à faire, et que c’est donc difficile. Google demande à la fois des objectifs à ses salariés, et en même temps veut passer pour une entreprise "cool".

Au-delà du cas des entreprises de la tech, on voit apparaître de plus en plus de modèle alternatifs au classique "9 à 6" : horaires à rallonge, horaires décalés ou atypiques... Que sait-on de l'efficacité en termes de performance économique de ces nouveaux modèles qui ont tendance à rogner sur la vie personnelle ? 

Laurent Lesnard : Les longues journées de travail sont souvent le fait des cadres ou des professions intellectuelles et culturelles. Aussi certaines professions où un temps d’attente s’ajoute au temps de travail (restauration par exemple).

Les horaires décalés sont plus fréquents chez les ouvriers et les employés du commerce et des services. Pour ces derniers, cela résulte d’une politique d’optimisation temporelle de la masse salariale. L’informatique permet de prédire le nombre de clients à chaque instant et donc aux employeurs d’ajuster le nombre de salariés à l’affluence attendue.

Contrairement aux longues journées, les horaires sont subis. Les longues journées sont souvent "choisies", c’est en effet les salariés qui ont la maîtrise de leur temps qui pratiquent le plus souvent ce type de journée de travail. On retombe sur les 20% : ces professions sont souvent très investies par les salariés et ils ont tendance à l’auto-exploitation, travailler beaucoup.

Les conséquences pour la vie personnelle sont différentes selon le type d’horaires atypiques. Les longues journées, parce qu’elles sont associées à une autonomie professionnelle, réduisent un peu la sociabilité amicale et familiale, mais pas trop. (le pouvoir d’achat permet également d’acheter du temps, femme de ménage par exemple.) Les horaires décalés réduisent très fortement la sociabilité amicale et familiale. Des études aux Etats-Unis et aux Pays Bas ont montré qu’à long terme, la désynchronisation des horaires de travail qui résulte de ces horaires atypiques affaiblissent le lien familial (séparations et divorces plus fréquents).

Entre les Etats-Unis, où nombre de salariés ne prennent pas la totalité de leurs vacances, et la France, brocardé comme les pays des RTT où pourtant le présentéisme est important. Comment développer un rapport sain au temps de travail performant au plan économique  ?

Laurent Lesnard : La France est le pays dans lequel les longues journées de travail sont les plus fréquentes, devant la Grande Bretagne. En Finlande les longues journées de travail n’existent pas (c’est très marginal) : travailler trop tard est interprété comme le signe d’un manque d’organisation et d’efficacité. On voit bien qu’on ne peut pas faire de lien entre longues journées de travail et performance économique. 

Le problème des longues journées de travail et du sur-travail en général est que le risque de burn out est plus grand. Travailler trop peut à la longue être contre-productif pour tout le monde. Il y a donc un enjeu fort à ne plus considérer le travail comme la seule valeur centrale de nos sociétés. Je pense comme Dominique Méda qu’il faut travailler moins mais mieux, moins pour pouvoir s’investir dans d’autres activités (association, amis, famille) qui permettent de diversifier les sources de bien être. À long terme cela est bénéfique pour tout le monde, y compris pour le travail.

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