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Soif de père
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Litterati

Régis Jauffret, auteur de « Univers/Univers » ( Prix Décembre 2003),« Asile de fous » ( Prix Fémina 2005), « Microfictions 2018 » (Prix Goncourt de la nouvelle), publie « Papa » ( Seuil).Cri (à dessein) puéril chapeautant une écriture orpheline... Une méditation sur la paternité.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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  • « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte »,   note Albert Cohen dans « Le livre de ma mère » (1954), constat qu’illustre tristement l’actualité. Cette solitude radicale de l’homme éprouvé fonde l’entreprise  romanesque, car si tout allait bien ( ou plutôt si tout avait bien été), le romancier n’écrirait pas. Régis Jauffret  est au cœur du  processus narratif qu’inscrit la douleur dans son nouvel opus : « Papa ».En effet, l’auteur de « Microfictions » (Gallimard  /Folio) recrée la figure du père ( dont il avait fait son deuil dans la vie) par l’écriture. Qui peut se passer de l’intercession paternelle pour se développer -dans les paradoxes de son désir-  face aux objets du monde ? Qui peut s’aimer et se comprendre-donc être capable d’aimer  et  de comprendre autrui-  sans avoir pu se mesurer à la figure symbolique du père ? Lors de son séminaire du 12 décembre 1956, « Jacques Lacan  explora  l’idée du « Père symbolique », recouvrant   ses concepts antérieurs, intitulés « Métaphore paternelle » et « Noms-du-Père » :soit une situation œdipienne précoce,  amenant Jacques Lacan à reformuler  lavision freudienne du « complexe d’Œdipe ». « La nature et la fonction du père sont comprises « sous l'angle symbolique ».

    « Celui de ce « Grand Autre », reprenant le modèle biblique  du « Grand Autre » qu’est Dieu disant à Moïse ( Exode 3 :14) « Je suis celui qui suis ». «…Celui qui suis» signifie que Dieu est au-delà de tout temps). Sans doute mesure-t-on ainsi l’importance que Lacan accorda au « Père symbolique », et à la fonction paternelle. « A force de n’avoir pas été celui de mes rêves, mon père me fait rêver ».  Comme tout écrivain poussé par la nécessité, Régis Jauffret  comble un vide par les mots.  Alors qu’elle semble + contaminée par la barbarie que par le coronavirus,  la France devient ce pays où l’on peut désormais tuer qui l’on veut en visant sous la ceinture, là où cela fait mal ; la doxa sémantique exige, par contraste, pour calmer le jeu, un vocabulaire  adoucissant les mœurs, tels ces produits compensant  la dureté de l’eau. La douceur est la qualité de essentielle des périodes de barbarie civilisationnelles: les mots  ne sont jamais assez doux, ils doivent nous calmer, rassurer, démentir la  violence ambiante, tandis l’inconscient collectif, à force de feuilletons TV, bascule  comme un seul homme en une sorte de singerie à la Tom Pouce  de ce qu’il y a de pire aux Etats-Unis. Plus la société française  devient barbare, plus les mamans et papas supplantant les « mères » et « pères » d’hier.Régis Jauffret a choisi:« papa »   ,- vocable puéril, donc- pour titrer son parcours mémoriel de fils dépossédé. Afin de laisser en lui la priorité à cet enfant qu’il fut. « Le lendemain ( des obsèques, ndlr), j’ai passé l’après-midi à lire au bord de l’eau. Il me semblait avoir enterré un personnage secondaire de ma vie. Nous avions si peu parlé, si peu fait de choses ensemble et il ne m’avait jamais donné l’impression d’être un homme dont en cas de nécessité je pourrais espérer le moindre secours. En réalité je n’avais pas eu de père, presque pas.. » ( P.31)

    Le lecteur des « Microfictions » ( 2007/2018) sait déjà ce que peuvent être  l’humour  et  les  humeurs également noirs de l’auteur, sa cruauté « juste ». « Papa»,  est ce père navrant et navré, que la malchance a donné au narrateur. Alfred Jauffret, bourgeois malentendant  du 4 rue Marius Jauffret à Marseille,  pendant la guerre, et après, est  ce « gérant » de société, employé à ne (presque) rien faire par son beau-frère.« Papa » ne connaît  ni la joie,  ni le plaisir. Par sa médiocrité besogneuse, « papa »   va se mettre à exister via la même stratégie fictionnelle utilisée  hier par Régis Jauffret dans ses« Microfictions », puisque tout écrivain, mine de rien, écrit toujours le même livre. «  Papa », ce « non-père » absolu, éperdu,  échoue dans tous ses rôles, « conjugo » ( comme dirait Barthes) compris (Madeleine, femme d’Alfred et mère du narrateur, fond en larmes un jour de Fête des Mères,tant  le cadeau d’Alfred est affligeant).« Papa » rate à peu près tout. Il est handicapé par son absence de caractère, et sourd, au sens propre («  Faute de s’entendre il hurlait quand il sortait de son hébétude ) « Papa » incarne  la non-« existence » ( au sens ou Sartre entendait ce mot). »Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements » Alfred  existe si peu, que son fils le perçoit à peine en cette transparence désolée. L’enfant voit tout, enregistre tout et la douleur se tasse, car le fils (unique) d’Alfred, futur auteur du livre que nous lisons, grandit et s’habitue. « Le passage de la mère au père est pour Freud «un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle et donc un progrès de la civilisation »De toutes les théories, celle du père serait donc la première, jusqu’à marquer l’entreprise intellectuelle dans son ensemble ». La filiation disloquée du narrateur fait de cet album de famille un concentré de douleur éclatant au grand jour. «  L’année du bac, au lieu de s’intéresser aux programmes, à mes résultats, à mes projets, il se bornait à me poser régulièrement la question stupide « Tu réussiras ? ». Je répondais d’un hochement de tête, il se replongeait dans son journal » (P.61) . Et moins Alfred est ce père que réclame  son fils, plus « Papa » se fait personnage de roman, beau et grand personnage inconsistant, qui acquiert de l’épaisseur par les prouesses textuelles de son fils.

  • « Le souvenir se modifie mais la photo est un souvenir qui ne change jamais d’avis ».Une sorte d’ « expressionnisme »  à la Goya imprègne les pages. Le lecteur est pris dans les filets d’une écriture sèche, précise,  régnant sur une composition novatrice (trouvailles stylistiques tels ces segments de monologues intérieurs et/ ou remarques-surprises surgissant de nulle part pour commenter l’action). A quoi  s’ajoute, pour renforcer l’intrigue, une séquence cinématographie énigmatique, qui  est la clef de voute du roman:  « sept secondes  d’un film  qui ont réveillé l’enfant tapi dans les couches profondes de mon être,  me donnant une soif inextinguible de père »  précise l’auteur . Ce film montrant Alfred pendant 7 secondes pose la question du livre, et celle de toute la vie d’Alfred .  « Papa » fut- il –secrètement- ce héros interpellé hier par la Gestapo, et qui ne  balancera personne,  au risque de sa vie ? Ou  fut il seulement ce figurant pâlichon d’ un film  d’amateur reconstituant  ces moments où, à Marseille comme ailleurs, la grande Histoire rejoint la petite ? Le narrateur n’obtiendra aucune réponse. Qui sommes nous pour nos proches ? Héros, minus, salauds ? Le glissement imperceptible d’une définition à l’autre figure l’incapacité dans laquelle nous sommes de « voir » véritablement, donc de savoir. Une  métaphore illustrant le mystère ( modianesque) des identités. Régis Jauffret  se garde de  préciser. Le roman ne répond jamais, il est là pour poser des questions. « Mon père ? Je veux l’apprivoiser, le poncer,  passer l’estompe, l’astiquer comme une paire de vieux souliers pêchée dans un grenier « 

Ces réussites successives font de l’auteur de « Papa » le portraitiste désabusé d’un vide, d’une absence : celle de la filiation  « Qu’est-ce qu’un père aujourd’hui ?  s’interroge d’ailleurs le spécialiste. «  Le patriarcat a été remplacé par « l’autorité parentale partagée ». La mère représente aujourd’hui l’autorité familiale du fait de l’effacement du père, ou même de sa disparition pure et simple, comme dans les familles monoparentales ». « Papa » dit autant la douleur du fils hanté par  sa soif de père, que celle du père/ perdu/perdant.«  m’infligeant le spectacle de ce que je deviendrais inéluctablement  ». 

 Là où Jauffret nous stupéfie,   c’est lorsque qu’il garde pour la fin la métamorphose que réalise en lui sa littérature . Soudain, le fils comprend et aime post- mortem ce sous- père auquel l’écriture rend la vie.  L’invisible  père d’hier soudain prend corps et  à force de mots, Alfred devient ce qu’il aurait toujours dû être : « Papa ! ».Délivré, le fils jubile, réconcilié avec lui -même.« Je rends heureux » est une définition comme une autre de l’écriture.

Papa/Régis Jauffret/202 pages/Seuil/19 euros

https://livre.fnac.com/a13898186/Regis-Jauffret-Papa

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