Plus de morts liés à la pollution de l’air causée par les fermes que par les centrales à charbon ? Retour sur des données américaines choc<!-- --> | Atlantico.fr
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L'agriculture serait aussi émettrice de CO2 que les centrales à charbon.
L'agriculture serait aussi émettrice de CO2 que les centrales à charbon.
©MARIO TAMA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Atlantico Green

Selon des recherches américaines, les émissions de l’agriculture seraient si importantes qu’elles représenteraient autant de décès annuels que la pollution des centrales à charbon. Et pourtant, elles sont peu prises en compte dans les politiques de réduction des émissions.

Philippe  Stoop

Philippe Stoop

Philippe Stoop est membre correspondant de l’Académie d’Agriculture de France, où il intervient sur l’évaluation des effets sanitaires et environnementaux de l’agriculture. 

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Atlantico : Depuis quelques années, toutes les industries sont soumises à des réglementations strictes aux niveau de leurs émissions polluantes, mais selon des recherches américaines celles émises par l’agriculture sont peu prises en compte. Et elles seraient si importantes qu’elles représenteraient autant de décès annuels que la pollution des centrales à charbon. Comment sont-ils arrivés à de tels résultats ? Quels sont-ils ? 

Philippe Stoop : Le fait que l’agriculture émette des particules fines et des gaz à effet de serre (GES), tout comme l’industrie, n’a rien d’un scoop. Ce qui est nouveau dans cette publication, c’est que les auteurs ont cherché à quantifier l’effet que ces polluants d’origine agricole sur la mortalité aux USA. Mais ils ont employé pour cela une démarche très aventureuse, et très mal justifiée scientifiquement.

Les chercheurs qui ont publié cette étude (Domingo et al, 2021i) sont partis des chiffres de l’OMS, selon lesquels une augmentation de 10microgrammes/m3 des particules fines dans l’air (PM2.5) provoquerait une augmentation de 6% de la mortalité. Partant de ce postulat, ils ont compilé les données environnementales sur les émissions de particules fines, d’ammoniaque et de divers composés azotés et soufrés émis par les différentes productions agricoles, et en ont déduit des cartes d’émissions de polluants. Ils ont ensuite fait entrer ces émissions dans des modèles sur la circulation de l’atmosphère, pour calculer le nombre de personnes impactées par ces pollutions, et au final le nombre de morts qui en résulterait. Ils arrivent ainsi à une estimation globale de 17 900 morts par an qui seraient dus aux pollutions d’origine agricole. Les émissions directes de particules fines (dues aux carburants utilisés, aux poussières lors du travail du sol, ou au brûlage des résidus de récolte par exemple) compteraient seulement pour 27% environ ; l’effet majeur (69%) viendrait des émissions dites indirectes, dues à l’ammoniaque (NH3) émis par les effluents d’élevage, et lors des épandages d’engrais. En effet, le NH3 lui-même est gazeux, mais en se combinant avec d’autres composants présents dans l’air, il forme de PM2.5.

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Même si ce n’est pas exprimé directement dans l’article, de nombreux commentateurs dans la presse ont souligné que d’après ces résultats, le nombre de décès dus à l’agriculture serait désormais bien supérieur à celui causé par les centrales à charbon : le nombre de décès attribués à ces dernières aux USA est tombé entre 9000 et 11000 en 2017, alors qu’il était estimé entre 57000 et 64000 en 2008ii !

Dans cette publication, il faut bien séparer trois étapes :

  • Au départ, l’évaluation de la part de l’agriculture dans la pollution de l’air, qui s’appuie sur des chiffres déjà bien documentés par les agences environnementales du monde entier, qui n’est donc pas du fait des auteurs, et prête peu à discussion.

  • Ensuite l’introduction de ces données dans des modèles de circulation de l’atmosphère, pour voir où partent ces pollutions, et donc combien de personnes y sont exposées. Cette partie est la plus originale de la publication et la plus complexe… mais aussi la moins bien étayée. Les auteurs ne présentent nulle part une comparaison entre les cartes de PM2.5 calculées par leur modèle, et la réalité. Ce serait pourtant nécessaire, car c’est là qu’est le point le plus audacieux de leur théorie : les émissions agricoles sont bien sûr plus diffuses géographiquement que les émissions urbaines et industrielles. Leur modèle implique donc que les effets sanitaires de ces particules fines s’exercent loin de leur lieu d’émission. Cela se voit bien d’ailleurs dans les cartes d’émission figurant dans l’article, quand on les compare aux cartes de PM2.5 et de mortalité :

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  1. Cartes des émissions de particules fines d’origine agricole, modélisées par Domingo et al

  2. Carte des concentrations de PM2.5dans l’air (Source : https://www.nasa.gov/topics/earth/features/health-sapping.html )

  3. Carte de la mortalité (valeur absolue et tendance) par comté (les comtés rouge et orange vif ont une mortalité à la fois forte et stable sur la période 2008-2016, alors que les comtés noirs et violet avaient déjà une mortalité plus faible en début de période, qui a encore diminué depuis. (Source : https://www.cdc.gov/pcd/issues/2019/18_0486.htm )

La carte de PM2.5 (b) et la carte de mortalité (c) sont assez similaires. Le Sud-Est des Etats-Unis (hors Floride) est à la fois la région avec le plus fort taux de PM2.5, et avec la plus forte mortalité, ce qui explique que, comme en Europe, on trouve une forte corrélation statistique entre ces deux variables. Mais cela ne suffit pas à démontrer une relation de causalité. On note d’ailleurs un certain décalage, les régions à forte concentration de PM2.5 étant un peu décalées au Nord-Ouest, par rapport aux régions à forte mortalité.

La carte des émissions agricoles de PM2.5 (a) est encore plus décalée vers le Nord-Ouest, en particulier pour les émissions de NH3 : le nord du Midwest, à l’Ouest des Grands Lacs, est une des régions où les émissions sont les plus fortes, alors que les concentrations en PM2.5 y sont modérées, et que la mortalité y est une des plus faibles de tous les Etats-Unis. Cette contradiction pourrait s’expliquer par le fait que le NH3 ne produirait des particules fines que loin de son lieu d’émission, quand il rencontre d’autres polluants d’origine industrielle, et qu’il pourrait faire des victimes encore plus loin, quand les particules fines ainsi créées traversent des régions densément peuplées. Mais cela reste une explication bien compliquée, et qui demanderait une validation scientifique beaucoup plus poussée que cette publication. En effet, puisque le NH3 ne peut créer des PM2.5 qu’en association avec d’autres polluants, cela suppose que ces co-polluants soient absents des régions agricoles, et que le NH3 soit le facteur limitant de la production de ces PM2.5 dans les zones urbaines et industrielles, où les PM2.5 sont réellement présentes d’après les mesures. C’est seulement avec ces deux conditions cumulées que le NH3 d’origine agricole pourrait provoquer des mortalités loin de son lieu d’émission. Or les auteurs ne fournissent aucune donnée à l’appui de cette hypothèse très sophistiquée. Ils présentent simplement les résultats finaux d’un modèle très complexe, sans aucune validation de ses différentes étapes intermédiaire.

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  • Enfin, le calcul du nombre de morts générés par ces particules fines d’origine agricole. Cette partie est la plus indigente sur le plan scientifique, car les auteurs se sont contentés d’appliquer le risque relatif (+6% de mortalité pour 10microgrammes/m3) recommandé par l’OMS, sans vérifier si cela donne des résultats cohérents par rapport aux mortalités réellement observées sur le terrain. Or les études épidémiologiques récentes devraient inciter à remettre en doute ce postulat, aux USA comme en Franceiii.

Pourquoi donc ?

C’est justement l’analyse des résultats sur les pollutions générées par l’industrie et les énergies fossiles qui devrait inciter à plus de vigilance. D’après l’étude déjà citée à propos des centrales à charbon, le nombre de morts dus à ces pollutions aurait dû baisser de moitié entre 2008 et 2017 : compte-tenu de la baisse des émissions constatées, et de la sacro-sainte règle de l’OMS, le nombre de décès dus à l’industrie et aux énergies fossiles était estimé entre 176 000 et 229 000 en 2008, et serait tombé entre 89 000 et 136 000 en 2017. Or on n’observe rien de tel dans les statistiques de mortalité iv: non seulement les régions du Sud-Est des Etats-Unis (en rouge et orange sur la carte) restent les plus défavorisées en termes de mortalité, mais leur situation ne s’est pas améliorée pendant cette période, alors que la mortalité continuait à diminuer dans les régions les plus favorisées… qui sont aussi celles où il y a le moins de PM2.5 ! Cela devrait inciter à remettre en cause la relation de causalité entre PM2.5 et mortalité, déduite hâtivement de leur corrélation géographique : si les PM2.5 étaient réellement responsables de la forte mortalité du Sud-Est des USA, ces régions auraient dû au contraire voir la mortalité diminuer plus fort ces 10 dernières années que dans les régions moins polluées.

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Les organisations professionnelles agricoles américaines ont donc bien raison de protester contre cette étude, qui repose sur des hypothèses très aventureuses, sans apporter la moindre justification scientifique.

Cette publication ne montre-t-elle pas tout de même que les agriculteurs doivent changer leurs pratiques ? En particulier les exploitations les plus industrielles ?

Le plus intéressant dans cet article est l’estimation et la cartographie des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’origine agricole aux USA, et l’évaluation des parts des différentes productions à ces émissions. Cela a aussi permis aux auteurs d’estimer les leviers qui permettraient de réduire ces émissions. D’après leurs résultats, les mesures d’atténuation possibles chez les agriculteurs permettraient de réduire ces émissions de 50% environ. Il faut noter que ces mesures (passage à un travail réduit du sol, une gestion plus précise de la fertilisation, et une meilleure gestion des effluents d’élevage) sont applicables aussi bien aux exploitations industrielles qu’aux exploitations familiales. Ce chiffre est à comparer à l’action potentielle des leviers de réduction liés au régime alimentaire des consommateurs : un passage au flexitarisme permettrait à lui seul de réduire les émissions de 68%. Cela montre bien que les réductions des impacts environnementaux de l’agriculture doit reposer encore plus sur les changements de consommation des citoyens, que sur les changements de pratique des agriculteurs. Il faut toutefois noter que les auteurs n’abordent pas dans cette partie le problème de l’agriculture bio, souvent assimilée à une consommation alimentaire plus responsable : comme celle-ci repose sur la fertilisation par des effluents d’élevage, sans recours aux engrais de synthèse, elle est incompatible avec une réduction radicale de la consommation de viande, et des émissions de GES.

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Par contre, toute la partie portant sur le calcul du nombre de victimes de ces GES est d’une telle faiblesse méthodologique, qu’elle ne peut être prise en compte en l’état. Pour que l’on commence à y croire sérieusement, il faudrait déjà démontrer que l’ammoniaque émis dans les zones rurales n’y a pas d’effet sanitaire, mais augmente la concentration des particules fines présentes dans les villes et régions industrielles. Sinon, les cartes d’émission publiées dans cette publication contredisent le dogme de l’OMS sur la mortalité due aux particules fines, au lieu de le confirmer.

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