Tahar Ben Jelloun : « Scènes de la non-vie conjugale »<!-- --> | Atlantico.fr
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Tahar Ben Jelloun publie « Les amants de Casablanca » aux éditions Gallimard.
Tahar Ben Jelloun publie « Les amants de Casablanca » aux éditions Gallimard.
©DR / Francesca Mantovani / Gallimard

Atlantico Litterati

L’Académicien Goncourt Tahar Ben Jelloun fait événement avec son roman 2023 :« Les amants de Casablanca » (Gallimard). Fresque sociétale du Maroc d’aujourd’hui et peinture d’un amour pris au piège du mariage.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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« Je vous écris assis sur un tas de ruines. Le vent venu de l’Est fait trembler les chênes hauts dans le ciel. Il soulève une poussière d'or et des platanes aux racines meurtries. Le vent et des hommes de plus en plus jeunes à califourchon sur un muret. La mer, là-bas. Blanche, verte, bleue », dit superbement Tahar Ben Jelloun dans sa « Lettre à Matisse » (Gallimard, précédée dans le temps d’une « Lettre à Delacroix »/Gallimard). Cette « poussière d’or »  telle que ressentie par Tahar Ben Jelloun  face à une toile de Matisse illumine les beaux instants de nos vies malgré ce « tas de ruines »  que nous  percevons aussi .» Une réflexion sur le mariage.

Ses hauts : « De temps en temps, il arrivait à̀ Lamia de m’accompagner. J’ouvrais une bonne bouteille et nous la buvions à deux, c’était un plaisir simple. J’aimais ces moments. Avec sa ferveur religieuse passagère, cela devenait plus rare. Pourtant, j’étais amoureux de Lamia. Quand je rentrais le soir, j’étais heureux de la retrouver, de l’embrasser et de la serrer contre moi en lui disant des mots doux ».

Ses bas… avant et après la séparation, quand un tiers brise ce qui restait des « liens sacrés »,avec, entoile de fond, la peinture des évolutions et révolutions de la société marocaine. « Tel est le Maroc d’aujourd’hui. On fait de plus en plus le ménage dans les mariages. Même s’il y a bien sûr les islamistes qui tirent le pays vers l’obscurantisme et ne laissent à la femme aucun champ d’action. Le pays est ainsi, moitié aspirant à la modernité à l’occidentale, moitié rivé aux vieilles traditions marinées dans la régression et la domination masculine. Centrée sur les intériorités malheureuses du conjugo« Les amants de Casablanca » -cette fiction douce-amère, voire désolée - aurait plu à Ingmar Bergman (1918-2007), le cinéaste fétiche de Tahar Ben Jelloun ; passionné de peinture et peintre lui-même,l'auteur des "Amants" procèdecomme Bergman par une suite d’effets graphiques pour évoquerle malheur de la non réciprocité ; gros plans en noir et blanc ; chaque visage est un paysage disant la peur de la solitude et celle de la mort. Même pour un couple averti,la présence de l’Autre devientun jourou l’autre ennuyeuse, morne : l’Autre devient familier et cette proximité est certes rassurante maistueuse de désir. L’impossibilité de l’état amoureux dans la durée (cf. « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen) est chez Ben Jelloun une obsession. Tant mieux. « Les amants de Casablanca » pourraient d’ailleurs s’intituler « Scènes de la non- vie conjugale ». Las ! chaque couple refait le parcours, espérant échapper à ce délitement obligatoire.

Écrivain, poète, philosophe - Ben Jelloun est aussi un peintre. « Exposé à Rome, Turin, Palerme, Marrakech, Tanger et Paris (Galerie du Passage), Ben Jelloun connut à l’Institut du Monde arabe sa première exposition dans une institution publique. Ses toiles laissent transparaître la jubilation d’être au monde quand son écriture exprime sa douleur » .« Ces peintures rappellent le pays natal, le pays intérieur, celui de mon imaginaire : une prairie qui change de couleur et de lumière, car jepense que l’art sauvera le monde», explique Tahar Ben Jelloun qui obtint le Goncourt en 1987 pour la « Nuit sacrée » ( Folio/ -suite de « L’enfant de sable »/ Folio)Ces deux romans abordaient avant que ce ne fût la mode la complexité de la relation entre le moi intérieur et les mauvaises surprises du genre « On aurait cru qu’elle était chargée par une milice hyper- féministe de se venger de tous les hommes qui s’entaient mal comportes avec les femmes. J’étais la cible, le symbole et la victime. Mais allez dire, dans une assemblée de femmes puissantes et triomphantes, que nous sommes victimes de leur arrogance ! « Les amants de Casablanca » est une peinture hyperréaliste et parfois crue des affres du mariage, avec, entoile de fond, les évolutions et révolutions de la société marocaine.« Qu'est-ce que « le bonheur conjugal » dans une société où le mariage est une institution? Souvent rien d'autre qu'une façade, une illusion entretenue par lâcheté ou respect des convenances. » s’interroge l’écrivain franco-marocain.On applaudit.Annick GEILLE

Repères

Écrivain d’origine marocaine Tahar Ben Jelloun est né à Fez en 1944. Il a publié de nombreux ouvrages : romans, essais et recueils de poésie. Après avoir obtenu le prix Goncourt pour « La Nuit sacrée » en 1987 et le prix international IMPAC en 2004 pour « Cette aveuglante absence de lumière »( Points-Seuil) Tahar Ben Jelloun siège désormais à l’Académie Goncourt.-«Tahar Ben Jelloun ? Une aventure qui semble sortie tout droit des Mille et Une Nuits. », note au passage J. M. G Le Clézio.

« Humaniste, Tahar Ben Jelloun a commenté les Printemps arabes et leurs suites/ estimant qu’avec les victoires islamistes au Maghreb "les révolutions ont avorté". (L’Étincelle (Folio/2011).Après une pièce de théâtre et un essai sur Jean Genet (Jean Genet, menteur sublime, Gallimard, 2010, Tahar Ben Jelloun revient au roman avec Le Bonheur conjugal (2012). En 2017, il publie le Mariage de plaisir » ( voir le compte-rendu dans Atlantico)

Extraits 

« Pourtant, j’étais amoureux de Lamia … »

« Quand j’avais le temps, j’observais Paris avec des jumelles, comme un martien débarqué dans une capitale où tout le monde est affairé. J’aimais tout de cette ville, son architecture, sa lumière, sa grisaille persistante, sa pluie fine, ses orages violents et, plus rarement, son soleil éblouissant. Paris est une ville magique, difficile à̀ apprendre, car elle est en elle- même une langue. Elle est faite pour les riches. Les pauvres, eux, prennent le train pour la banlieue ».

« Une semaine plus tard, j’ai cédé aux demandes de Lamia. J’en ai parlé avec Saïda. J’ai évoqué des problèmes avec les enfants, dont nous devions discuter. C’était un simple déjeuner, il n’y avait rien à craindre. Je pense qu’elle m’a cru ».

 Lamia est passée me prendre au cabinet. Nous sommes allés dans un restaurant sur la Corniche. Dès que nous nous sommes installés face à la mer, elle s’est mise à me poser plein de questions :

— Est-ce que je te manque ? Es-tu heureux ou fais-tu semblant? As-tu l’intention de faire des enfants? Comment vont tes finances? Et tes amis? Et tes parents ?

J’étais embarrassé et content à la fois. Il y a en elle quelque chose qui me bouleverse, malgré tout ce que nous avons traversé. Elle m’a pris la main et l’a embrassée. Je n’ai pas pu résister, j’ai fait de même. Elle est ma principale faiblesse. J’ai pensé: «Quelle histoire! Impossible de tourner la page... »

J’ai retiré ma main en lui rappelant qu’on ne pouvait pas revenir en arrière.

— Une deuxième chance, tu ne veux pas ?

— Non, on a tous les deux refait notre vie, on ne va pas blesser les autres pour recommencer un mariage qui a été torpillé par ta trahison.

— Tu parles comme si tu n’y étais pour rien...
Je me suis levé, j’ai réglé l’addition et fait appeler un taxi. Je l’ai laissée, sombre, devant son verre de Coca, le visage tourné vers la mer .

Par honnêteté, j’ai tout raconté à Saïda. Elle n’a pas réagi sur-le-champ. Le soir, elle m’a fait jurer de ne plus voir Lamia. J’ai juré, sachant pertinemment que c’était impossible, ne serait-ce qu’à cause des enfants.

— Je te promets de ne plus la voir en tête- à -tête.

Je ne veux pas faire de la peine à Saïda ; elle mérite que je l’aime et que je la fasse passer avant tout le reste. J’essaie.

Nous sommes partis quelques jours en vacances à Marrakech. Nous avons visité les environs et avons parlé de notre avenir. De retour à Casa, j’ai trouvé une lettre de Lamia :

« Nabile, mon amour,

Je ne voudrais pas déranger ta vie, te créer des problèmes, car je te sais heureux avec ta nouvelle épouse. Je voudrais juste te dire que mon amour pour toi vit toujours, il survit dans tout ce que je fais, tout ce que j’entreprends. À chaque fois que je dois prendre une décision, je me demande ce que tu aurais pensé. Tu es là, une présence doublée d’une absence physique. Ton image surgit souvent, de nuit comme de jour, et je ne sais quoi faire. Je pense m’être libérée de la folie qu’avait créée en moi l’autre que je ne nommerai pas. Je crois même que je l’ai oublié. Mais toi, toi qui m’as aimée sans allumer de grands feux, je n’arrive pas à t’effacer de ma mémoire.

Ça ressemble à une déclaration, oui, comme une adolescente, je te fais une déclaration en espérant qu’elle te ramène à moi. Je sais, tout est compliqué. Dans cette histoire, de mon côté comme du tien, nous avons pris des engagements. Mon mari est brave, il est brave comme on le dit d’un boulanger qui fait bien son travail, qui donne du pain à chacun tous les matins. Je pense, peut-être comme toi, à ce film que nous avions vu ensemble, La femme du boulanger, de Marcel Pagnol, où Raimu, le boulanger du village dont la femme s’en est allée avec un autre, se met à parler à sa chatte, la Pomponette, partie à l’aventure puis revenue au moment où son chagrin était immense. Je pense que c’est ce qui nous est arrivé́. Sans nommer Aurélie, la jeune et belle épouse du brave homme, tout le monde comprend sa douleur, et les larmes de la femme lorsqu’elle revient nous avaient tant émus.

Mes larmes, tu ne les vois pas. Pourtant je pleure souvent, loin des enfants. Je pleure sur mon sort, sur mes faiblesses, sur mes prétentions, sur ma vie. La vie, me diras-tu, ce n’est pas du cinéma. Pourtant, un film sorti en 1938 et vu dans une vieille cinémathèque un après- midi d’hiver a surgi dans ma mémoire en écho à la réalité. Je suis revenue. Mais tu ne m’as pas vue. Tu n’as pas voulu me voir.

Je sais que tu es un homme de parole. Je sais que tu ne quitteras pas ta nouvelle femme. Je sais que tu fais tout pour m’oublier, nous oublier. Mais ce que je te demande, c’est une petite sortie de route, une échappée pour quelques heures de temps en temps – clandestinement, car nous n’avons pas le droit de faire du mal à nos conjoints respectifs.

Comment ? Quand ? Dis-moi d’abord si tu es d’accord, si tu te sens capable de faire revivre par moments ce premier amour. Dis-moi si ma proposition ne t’effraie pas – même si elle te met dans l’embarras et que, te connaissant, tu dois déjà être contrarié, et maudire ce lien qui ne veut pas mourir.

Le passé a été gâché par nos défauts, par ma trahison, par ta blessure. Oublions-le. Gardons, de ce que nous avons vécu, les jours merveilleux de bonne entente, de joie, de plaisir et de folie. 

Nous avons construit une maison ensemble. Aujour-d’hui, elle a perdu une grande partie de son âme. Je n’y vis plus, elle est faite pour accueillir une famille unie et heureuse. Je ne l’aime plus. Je la néglige. Heureusement que Khadija en prend soin. Elle astique les objets, nettoie tous les recoins, on dirait qu’elle attend ton retour, comme si tout allait recommencer. Elle soupire et m’envoie des regards pleins de reproches. Les enfants aussi. Je suis de plus en plus présente auprès d’eux et ils vivent avec moi chez mon mari qu’ils respectent, sans plus.

Mon père m’a suggéré de vendre cette maison. Mais ce serait vendre mes plus anciens et mes plus beaux souvenirs. Sur le marché, ça ne vaut pas grand-chose. Comme dit la chanson de Léo Ferré, « achète-moi, je ne vaux rien, parce que l’amour n’a pas de prix ». Je cite de mémoire, mais j’ai toujours aimé cette idée que l’essentiel, l’amour, ne s’achète ni ne se vend.

Mon cher Nabile, je ne vais pas te chanter « Ne me quitte pas ». Tu sais que je n’ai jamais aimé cette chanson, malgré sa beauté, parce que je ne voudrais pas être « l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien ». Et le pire dans tout cela, c’est que c’est moi qui suis à l’origine de notre rupture. Je t’ai dit cette phrase terrible : « Il m’a quittée... et je te quitte. » Tu ne savais pas de quoi je parlais, tu étais choqué, bouleversé, consterné.

Me voici aujourd’hui, non pas à̀ genoux comme l’homme amoureux de Brel, mais les yeux baissés, venue, par cette lettre, te demander de m’accorder dans ta vie un peu de place, un peu de temps, pour qu’on se voie sans engagement – pour qu’on se voie, simplement parce que nous nous sommes tant aimés. Encore le titre d’un film ! Mais si, pour conclure, je devais me référer à un film, je choisirais la fin du chef-d’œuvre d’Ingmar Bergman, « Scènes de la vie conjugale », où les deux époux se retrouvent clandestinement pour s’aimer encore et encore.

comme moi, c’est la femme qui quitte le mari : dans le dénouement, ils se retrouvent sur les lieux de leur premier amour, dans une vieille maison qui ne leur appartient plus et où ils s’aiment comme au premier jour.

Mon cher Nabile, ne jette pas cette lettre. Elle est importante pour moi. Je l’ai écrite avec mon chagrin et mes remords.

À toi.

Lamia.

Je dois l’avouer : cette lettre, lue et relue, m’a ému. Je ne sais pas quoi répondre. Je vais réfléchir. Si je fais ce qu’elle me demande, je devrai mentir, ce qui n’est pas dans mon caractère, je devrai devenir quelqu’un d’autre. Mais cette lettre a réveillé des sentiments. Je suis déchiré et je ne dois rien montrer. La lettre, je vais la cacher dans un endroit sûr, sans doute chez ma mère. Saïda n’en saura rien.

Je suis l’homme des contradictions. Cette lettre me rend heureux et me met en colère. En colère contre Lamia, qui ne renonce pas. En colère parce qu’elle a dû percevoir que mon amour n’a pas totalement disparu. Il faut que je protège Saïda. Pour le moment, je ne vais rien faire, je ne vais pas répondre à Lamia, je vais attendre.

Copyright Tahar Ben Jelloun : «  Les amants de Casablanca » (Gallimard) / 336 pages / 19,95 euros/ toutes librairies et « La Boutique »

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