Protection (illusoire) contre restrictions grandissantes des libertés publiques : ce marché de dupes que le gouvernement nous impose sur le numérique<!-- --> | Atlantico.fr
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Pour tenter de limiter les escroqueries en ligne, le gouvernement a imaginé des filtres anti-arnaques.
Pour tenter de limiter les escroqueries en ligne, le gouvernement a imaginé des filtres anti-arnaques.
©NICOLAS ASFOURI / AFP

Postures 3.0

Il faisait partie de la feuille de route des cent jours, et le voilà aujourd'hui : Jean-Noël Barrot présente le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique. ce texte fut un temps envisagé comme une loi technique pour adapter le droit français à un florilège de textes européens sur la régulation des contenus, des données industrielles et de la concurrence dans le monde numérique. Mais il est finalement beaucoup plus politique. Voyez plutôt.

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

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Atlantico : Ce projet de loi sur le numérique intègre une promesse de campagne d'Emmanuel Macron : la mise en place d'un filtre anti-arnaques, qu'expliquait M. Barrot dans une interview au JDD ce week-end. Ce dispositif veut empêcher pour de bon et après trois ans d'échec des règles en vigueur les mineurs d'accéder aux sites pornographiques. Le texte vise aussi à s'assurer que les médias sous le coup de sanctions internationales comme RT et Sputnik ne puissent pas revenir par la fenêtre. Que sait-on au sujet du filtre anti-arnaques souhaité par le gouvernement ? In fine, peut-on croire à une mise en place prochainement ou est-ce voué à l’échec ?

Pierre Beyssac : Au vu des déclarations du ministre, on ne sait rien du filtre à ce stade, excepté de la communication de bonnes intentions. Cependant, au vu du fonctionnement du web, on peut émettre quelques hypothèses.

Depuis l'affaire Snowden, qui a révélé des écoutes en masse par les services secrets états-uniens, a eu lieu un déploiement quasi généralisé des moyens de chiffrement sur les sites web. Ces moyens assurent la confidentialité des communications et leur intégrité : il n'est pas possible par un tiers d'altérer un accès à un site pour y ajouter un message d'avertissement, il n'est possible que de le bloquer de manière totale, à moins d'obtenir la collaboration du navigateur web ou du moteur de recherche.

Les navigateurs et moteurs ont justement déjà ce type de "filtre à arnaque", appelé "Safe Browsing", et nous avertissent sur les sites répertoriés par eux comme douteux (virus, phishing, etc). Cependant, les critères utilisés ne sont pas forcément ceux mis en avant par le gouvernement, qui semble vouloir viser plus large.

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Sinon, il est également possible d'installer dans le navigateur des extensions pour réaliser une fonction similaire avec un répertoire propre. Cela réclame une action explicite de l'utilisateur : cette voie ne peut donc avoir qu'un impact limité.

Le gouvernement peut donc conclure un partenariat avec un système de "Safe Browsing" existant afin de pouvoir y insérer des sites détectés par ses services, ce qui ne va pas de soi, ces systèmes souhaitant garder en général une certaine indépendance "éditoriale". Le gouvernement peut aussi proposer une extension de navigateur qui serait directement gérée par ses services. Dans les deux cas, la nouveauté serait d'une faible visibilité.

Le gouvernement peut enfin envisager d'obliger les éditeurs de navigateurs à installer "son" extension, mais cela semble totalement impraticable.

Une autre solution, nettement plus violente et à combattre, serait un blocage au niveau national des noms de domaine concernés, donc une mise en oeuvre de censure sans juge à une échelle massive.

Que ce soit le filtre anti-arnaque, les contrôles d’âge en ligne ou encore diverses mesures de régulation du numérique. Dans quelle mesure ces propositions relèvent-elles généralement plus de l’affichage que de l’efficacité réelle ?

La plupart des décideurs politiques ne maîtrisent pas les contraintes de mise en œuvre de leurs propositions et ne sont guère motivés pour y réfléchir : il est plus gratifiant de promettre du rêve.

Par ailleurs, les droits fondamentaux ne sont pas souvent au cœur de leurs préoccupations, il importe avant tout de vendre de la "sécurité".

Et enfin, les études d'impact en amont des mesures proposées sont évitées ou bâclées, et en aval l'efficacité des politiques publiques n'est que rarement évaluée en France.

Plus généralement, à quel point les mesures de contrôle d'identité en ligne se font-elles en échange de restrictions grandissantes des libertés publiques, au nom d’une protection illusoire ?

Le principe même d'avoir à divulguer son identité pour consulter des sites web, comme le gouvernement l'envisage en matière de réseaux sociaux avec la loi "majorité numérique", est problématique et représente un grave précédent. Un argument politique classique est qu'Internet doit être soumis aux mêmes règles que la vie "réelle", mais il est le plus souvent fallacieux : on peut acheter le journal sans produire une pièce d'identité.

L'idée est de faciliter le travail de la police, souvent à la demande de cette dernière. Les garanties démocratiques coûtent cher en procédures et temps humain, et il est tentant de les éroder pour accélérer la lutte apparente contre les infractions. Les "bavures" nécessitent donc un recours en justice des victimes à la charge de ces dernières. Autant dire que dans un tel contexte, les abus de droit peuvent perdurer et se multiplier.

Une solution respectueuse de l'État de droit serait de donner des moyens à la justice, qui est sous-financée en France, par comparaison avec d'autres pays et par rapport à la police. La situation actuelle provoque de longs délais de traitement en justice, donc exacerbe la tentation politique de se poser en "homme fort" en se passant du juge. On le voit avec les déclarations du ministre, qui se dit prêt à faire bloquer Twitter sans juge par l'Arcom au titre de la loi en préparation.

Peut-on envisager qu’elles aient été davantage pensées dans un but de censure et de contrôle que par volonté de protection des consommateurs ?

Il existe très clairement une volonté de déployer des systèmes d'identité numérique étatiques. L'UE travaille sur la législation eIDAS qui vise à harmoniser et réguler ces systèmes et sera votée d'ici la fin 2023.

Les systèmes d'identité numérique ont leurs usages pour la communication sécurisée avec les administrations ou d'autres services sensibles (accès à nos comptes bancaires, etc), mais à partir de là, la tentation est grande de les utiliser aussi pour surveiller au maximum nos usages sur Internet à des fins de police. Le législateur semble s'orienter dans cette direction, en commençant à préparer le terrain par le contrôle d'âge quasi généralisé.

Concernant la lutte contre les arnaques en ligne, la démarche semble plus innocente et louable, même si l'idée de censure d'État sans juge y est sous-jacente. Il s'agit d'une promesse, peut-être un peu hâtive, du candidat Macron en 2022. L'intention, non clairement énoncée, semble être de la rendre facultative pour l'utilisateur. Cependant, cela peut être un "pied dans la porte" pour un glissement ultérieur beaucoup plus coercitif.

Emmanuel Macron, comme d'autres avant lui, n'a jamais fait mystère de vouloir rendre Internet plus "civilisé" à ses yeux avec un contrôle accru de l'État, et l'essentiel de son action numérique va dans ce sens.

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