Picasso et Cocteau : parce que c’était lui, parce que c’était moi<!-- --> | Atlantico.fr
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"Picasso tout contre Cocteau" de Claude Arnaud est à retrouver aux éditions Grasset.
"Picasso tout contre Cocteau" de Claude Arnaud est à retrouver aux éditions Grasset.
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Atlantico Litterati

Amateur d’art depuis toujours, l’écrivain Claude Arnaud révèle les ressorts cachés ( admiration réciproque, affection, jalousie, mimétisme, rivalité) à l’œuvre dans cette relation fusionnelle qui, cinquante année durant, lia deux géants du XXe siècle : Pablo Picasso et Jean Cocteau. (« Ce rêve d’union a bien évidemment une composante érotique. Il est porté par les désirs sous-jacents de Cocteau(…)Or loin d’embarrasser Picasso, ces désirs le flattent « ).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Repères Claude Arnaud est romancier et critique. Il a publié « Le mal des ruines » (Grasset- Prix du Memorial d’Ajaccio) « Proust contre Cocteau » Grasset (Prix Cabourg) »Qui dit je en nous ? » ( Prix Femina de l’essai)Chamfort( prix de l’Essai de l’Académie Française)

J’étais inquiet, en publiant en 2013 Proust contre Cocteau. C’était dix ans après la biographie que j’avais consacrée au second, un monstre de 864 pages où j’avais voulu « ramasser » les vies d’un multiartiste des plus singuliers, et j’avais peur de me répéter. Que tant de lecteurs se passionnent pour cette amitié amoureuse ayant tourné à la rivalité agressive me surprit. Que des admirateurs de Proust y décèlent une vérité parfois- occultée, celle d’un créateur aimant torturer autrui en se faisant passer pour sa victime, m’étonna aussi. Son cadet de vingt ans, Cocteau fut pour l’auteur de la Recherche une proie facile à culpabiliser, de leur rencontre autour de 1910 à la mort de ce dernier en 1922 : il n’avait qu’à lui reprocher de vivre comme lui- même l’avait longtemps fait, avant de se retirer pour écrire.

Cette divine surprise m’a donné l’envie de raconter l’amitié, plus cruelle et fatale encore, qui unit Cocteau à Picasso de 1915 à 1963. Le rôle du « bourreau » y

est tenu de façon limpide par Picasso, lui aussi l’aîné de Cocteau de neuf ans. Son sadisme assumé vit dans le masochisme non dissimulé de l’écrivain un allié très sûr : lui qui avait besoin de vampiriser son entourage comprit très tôt que les souffrances de l’écrivain constituaient le ressort de sa créativité. Les périodes d’intense séduction purent alterner avec des phases d’agacement aigu, le couple se reforma toujours, un demi-siècle durant. L’indignation passée, chaque coup de griffe reçu engendrait chez Cocteau un désir accru de se rapprocher de Picasso.

Tout paraissait pourtant éloigner un peintre aussi concentré que Picasso d’un créateur aussi divers que Cocteau. Chacun enviait néanmoins les dons de l’autre et n’hésita jamais à lui « voler » ses trouvailles : nombre de ballets et de portraits, de décors et de costumes, de préfaces et de textes, naquirent de cette union ambiguë. Complémentaire quoique inégal, leur couple s’avéra increvable et leur contribution à l’esthétique du xxe siècle, décisive.

L’Antiquité aimait rendre en parallèle des vies de guerriers et d’orateurs afin d’éclairer leurs mérites respectifs. C’est autant leur psyché que Picasso et Cocteau révèlent, dans ce face-à-face fascinant. Leurs ressorts s’y montrent à nu, le zèle complimenteur de Cocteau se doublant d’une extralucidité envers un peintre pléthorique, tout comme le cynisme de Picasso se complique d’une admiration sincère pour l’intelligence et l’inventivité de Cocteau.

On se sent parfois mieux dans la conscience d’autrui que dans la sienne ; elle pèse moins et semble presque limpide. On entre dans un mort comme dans un moulin, disait Sartre ; entrons dans l’intimité de ces deux meuniers d’exception qui ne cessèrent de moudre mots et couleurs, de s’admirer et de s’agacer l’un l’autre.

 Enfances de l’art

            Fils du directeur du musée de Malaga, en Andalousie, Pablo Picasso suscite très tôt l’étonnement de son père. En le voyant sans cesse dessiner, alors qu’il sait à peine lire, cet amateur passionné l’encourage à poursuivre. L’enfant n’a pas huit ans qu’il réalise ses premiers tableaux, jugés assez prometteurs par Don José Ruiz pour que ce dernier partage avec lui ses feuilles au format raisin et l’inscrive en 1891 au lycée de La Corogne, où il prend un poste de professeur de dessin.

            Ce géniteur faible et bon, sujet à la mélancolie et à la dépression, transmet à son aîné sa passion pour la corrida et les pigeons, qu’ils traduisent par des esquisses croisées. L’enfant intériorise ce modèle inespéré à travers des gestes-miroir et progresse si vite que son père lui confie le soin d’achever celles de ses toiles que le déclin de sa vue l’empêche de parfaire. La diphtérie que contracte Maria de la Concepción, la sœur bien-aimée du petit Pablo, décide du reste ; en voyant sa cadette de six ans souffrir le martyre, il prie Dieu avec ardeur et Lui jure de cesser à jamais de peindre si ses vœux de guérison étaient exaucés. Dieu l’ayant préféré à sa sœur, Pablo décide devant le cadavre de celle-ci de se consacrer à la peinture – il a tout juste treize ans.

Cette même année 1895 Don José, quarante-sept ans, se résout à lui céder ses pinceaux devant l’exactitude avec laquelle il a reproduit les pattes d’un pigeon mort qu’il a clouées sur une planche – c’est ainsi que le grand Picasso rendra compte plus tard de ses débuts légendaires, ajoutant qu’à cet âge, il dessinait comme Raphaël. Dans les faits, le père continuera longtemps de peindre et d’exposer et tiendra son fils comme un très bon élève, plus que comme un génie prématuré.

Don José ayant été recruté par la Llotja, une excellente école barcelonaise d’art et de design, Pablo est exceptionnellement admis à en passer le concours d’entrée alors qu’il a cinq ans de moins que la plupart des élèves. Bon copiste et formateur d’innombrables copistes, Don José l’encourage à fréquenter les musées, lui loue un atelier et préside encore en 1896 à la composition de sa toile Science et charité, où il pose pour la figure du médecin. Mais sa vue déclinant de façon inexorable, ce père honorablement doué cesse d’être le professeur de Pablo pour se faire son entraîneur personnel, et transfère sur lui ses ambitions frustrées : il ne lui servira plus de modèle qu’au sens passif du terme.

C’est donc le fils qui portera haut leur nom, comme il arriva parfois dans l’histoire de la peinture, des

Bassano aux Breughel. C’est Pablo qui signera des portraits – de son père entre autres – et des autoportraits d’une rare intensité comme La tía Pepa, en 1896, avant d’être admis à l’Académie des Beaux-Arts de San Fernando, centre du système officiel éducatif espagnol. Signe d’une inversion générationnelle précoce, Pablo Ruiz Picasso est à seize ans l’élève rêvé des meilleures écoles d’art d’Espagne.

N’ayant d’ambition qu’académique, l’adolescent ne s’applique encore qu’à illustrer la peinture narrative que son père lui a enseignée. Il copie les plus grands tableaux du musée du Prado avec une assiduité qui lui permettra d’assimiler nombre de maîtres d’autrefois et même de les « améliorer ». Il s’en prend encore en 1897 à une mode aussi futile que le pointillisme et montre le plus grand mépris pour l’impressionnisme, qu’il gardera toute sa vie.

Sa formation date donc, comparée à d’autres jeunes peintres d’alors. Pas un instant il ne remet en cause la figuration réaliste et les lois de la perspective, comme le font les pionniers de l’avant-garde. Regardant du côté du symbolisme expressionniste d’un von Stuck, il s’inscrit dans le sillage des maîtres en place et s’impose comme le plus talentueux des jeunes peintres pour vieux.

L’interventionnisme paternel commençant à lui peser, le jeune Pablo part à l’été 1898 pour Barcelone. Il a seize ans et l’héritage, à distance de son géniteur, s’avère moins fort que le tempérament. Le Malaguène

= : page16image3798768se modernise au contact de la capitale catalane, haut lieu de l’avant-garde artistique et de l’essor indus- triel espagnols, et Don José perd de son prestige. Pour n’avoir jamais pris au sérieux sa propre vocation – il aurait préféré vivre de ses rentes –, il devient une sorte d’anti-modèle. Après avoir signé ses toiles du nom de Ruiz Blanco, celui de ce père déclinant, Pablo y ajoute celui de sa mère, Picasso, pour ne plus garder en 1901 que ce dernier ; le sublime Yo Picasso, peut-être son plus bel autoportrait, concrétise une émancipation que son départ pour Paris entérine.

S’il ne reverra plus son père, le lien n’est pas rompu pour autant. Don José continue à lui envoyer cadres et tubes durant toute la période bleue (1901-1904) où Picasso doit réutiliser la même toile pour s’exercer, faute de moyens. L’éloignement étant aussi esthétique, il engendre une forme clandestine de culpabilité. Convaincu d’avoir découragé son père de poursuivre, Picasso va même voir dans son double reniement une forme détournée de parricide : En art chacun doit tuer son propre père, dira-t-il.

Il gardera néanmoins de l’affection pour ce raté bien-aimé. Il veillera à l’aider matériellement, dans les périodes difficiles, et fera tout pour conforter le sacrifice que Don José lui a fait : sa propre réussite sera la meilleure preuve de sa gratitude. Il ira jusqu’à dire après guerre, alors que le Mouvement de la Paix apposait ses colombes sur tous les murs du monde développé, qu’il l’avait amplement remboursé en pigeons.

Pas question de parler d’hérédité pourtant, encore moins d’œuvre à quatre mains : Picasso juge désormais l’esthétique de son père trop passéiste pour qu’il reconnaisse sa dette. Ce dernier a pu lui transmettre le flambeau, lui seul est responsable de la flamme qui le consume depuis qu’il vit à Paris. De Montmartre à Arcueil, il s’imprègne de tout ce qu’il voit avec une avidité qui étonne. Il ne trouve plus seulement ses motifs dans les musées et les ateliers, comme en Espagne, mais dans la ville, sur les boulevards, au cœur même de la nature – précisément ce que les impressionnistes prônaient : Je me promène dans la forêt de Fontainebleau. J’y attrape une indigestion de vert. Il faut que j’évacue cette sensation sur un tableau. Le vert y domine.

Ce père dilettante le marque toutefois, en creux. Le peu de traces que Don José va laisser le convainc qu’on ne s’impose qu’au prix d’une obstination acharnée. Les enfants miracles n’existent pas en peinture, dira- t-il à Brassaï, son ami photographe, après avoir confié à Apollinaire qu’il ne croit qu’au travail, infirmant la légende du génie-né qu’il fera tout pour asseoir. Son acharnement à donner des preuves de sa créativité vient en bonne part de là. Sa compulsion aussi à conserver toutes ses esquisses, de neuf à quatre-vingt-onze ans, et la moindre trace de son passage sur terre – cartons d’invitation, tickets de cinéma, additions de restaurant... – il n’est pas le fils d’un directeur de musée pour rien. Comme si chacune de ces reliques avait potentiellement la valeur qu’aucune toile paternel n’est parvenue à acquérir. Qu’il était prêt à user de tous les moyens pour combattre l’oubli qui menace la plupart des créateurs.

Don José a donc été bien mieux qu’un modèle, le repoussoir idéal. Il aura figuré l’homme que son fils ne voulait à aucun prix devenir – une élection souvent plus libératrice que celle d’un père triomphant. Le raté encouragea a contrario son fils à ne jamais se satisfaire de rien, pas même de ses succès. Picasso combattra non seulement les lois de la composition que Don José lui avait transmises, mais aussi son besoin d’embellir et d’idéaliser, de faire joli et parfumé, dont il témoignera pourtant jusqu’à la période bleue. Jamais il ne déviera de cet enseignement à rebours, même dans les périodes où il put paraître renouer avec une forme de classicisme. Il aura rompu avec la beauté, la tradition et la sentimentalité bien avant la mort de Don José en 1913, où il va si bien cacher ses émotions que sa famille croira qu’il n’en éprouvait aucune. Comme si cette disparition le libérait de toute dette.

Cocteau était aussi de ces êtres qui, à peine prennent- ils conscience d’eux-mêmes, se mettent en tête de sortir de l’anonymat. Lui aussi était le fils d’un dilettante, le doux et mélancolique Georges Cocteau, un avocat d’affaires ayant profité de l’étonnante stabilité du franc pour vivre dans les années 1880 en rentier. Ce père falot passait la journée devant son chevalet, dans la demeure belle-familiale des Lecomte à Maisons-Laffitte, ou dans

le bric-à-brac d’un hôtel particulier dont son beau-père lui a cédé le second étage. Figurant d’une existence mise en scène par d’autres, il vit dans les deux lieux comme une pièce rapportée.

Georges Cocteau manque plus encore que Don José de détermination. La tutelle encombrante des toiles de Delacroix et des dessins d’Ingres que son beau-père col lectionne l’empêche de croire exactement en lui. Jamais il n’ira jusqu’à composer un tableau, l’aquarelle lui suffit ; et les portraits au dessin qu’il fera de sa femme Eugénie et de son autre fils Paul ne sortiront jamais de la famille.

C’est ce géniteur effacé que le petit Jean, quand il rentre de l’école où il ne brille pas, regarde inlassablement peindre avant de nettoyer ses pinceaux pour mener au théâtre, au concert et à l’opéra une épouse infiniment plus sûre d’elle. C’est lui encore qui initie très jeune son fils au dessin en faisant plusieurs portraits de lui à la sanguine, la mine de plomb et au fusain. Guidé par ce dépressif qui se soigne en crayonnant, l’enfant apprend à figurer leur entourage et les musiciens qui viennent faire de petits concerts chez eux. Il est assez doué pour que son grand-père collectionneur lui achète ses premiers dessins afin de compléter son argent de poche. Il copie son père, mais c’est sa mère qu’il voit comme son modèle et son double, non cet humble prince consort qui vit à contrecœur et dont l’autorité défaille, dès qu’il s’agit de sermonner le cancre indiscipliné.

Jean témoigne déjà d’une réelle habileté manuelle et d’un sens aigu de la ressemblance. Avec des ciseaux, de la colle et du carton, il improvise des décors pour les pièces que ses parents vont voir et s’inspire des caricaturistes à succès de la presse pour croquer leurs invités. Sa précocité s’accompagne d’une forme de nervosité qui inquiète une famille traversée par des rêves artistiques mais bien trop bourgeoise pour accepter l’anomalie. Caméléon-né, Cocteau est capable de prendre les couleurs de tout ce qu’il voit, et chacun l’y encourage: acte fondateur de toute esthétique, l’imitation des maîtres est jugée cruciale. Chaque année, les nations européennes expédient leurs meilleurs élèves dans les Académies qu’elles entretiennent à Rome afin qu’ils prennent exemple sur Raphaël et Poussin, l’Hercule Farnèse et le Laocoon. »

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