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Pascal Quignard : « Elle se dirigeait vers la mer », ou l’émerveillement qui se dit adieu…
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Atlantico Litterati

Pascal Quignard a consacré vingt ans à ce Grand Œuvre qu’est « Dernier Royaume (12 volumes). Il a tout quitté pour créer « cette cathédrale de mots » (cf. Atlantico- /2020), abandonnant ce qui faisait sa vie d’« avant ». Pascal Quignard voulait -plus ou moins consciemment- construire cette fresque immense, concept parfaitement abouti d’une forme géniale de la pensée. Une sorte de Recherche du Temps Perdu et Retrouvé du XXI siècle. Or, voici que parait en cette rentrée littéraire 2023 « Les heures heureuses » (Albin Michel), le dernier volume du Dernier Royaume. Ces « heures », souvent, n’ont « d’heureuses » que le nom. Paradoxe voulu par l’auteur, au faîte de son art. Le bonheur n’advient qu’avec son retour par le souvenir, cette nourriture obligée de la littérature. « Les heures heureuses » ? L’écriture. Et pour nous un bonheur de lecture, « au fond de l’âme »…

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

Extrait d’un compte-rendu du onzième volume du « Dernier Royaume » de Pascal Quignard

« La littérature aime une voix qui ne sonne plus dans l’espace mais qui s’entend au fond de l’âme », dit Pascal Quignard dans « L’homme aux trois lettres » ( Grasset 2020/Folio 2022),onzième volume du « Dernier Royaume . Le premier tome de  ce « Dernier Royaume » avait valu à Pascal Quignard le  prix Goncourt. « L’homme aux trois lettres – onzième volume de cette cosmogonie de l’imaginaire quignardien s’insère en un tout parfaitement unifié, par la volonté du Maître de Maison, ce bâtisseur- fondateur d’un ensemble à nul autre pareil. Pascal Quignard est notre meilleur styliste, le rythme chez lui exprime une pensée parmi les plus profondes qui soient aujourd’hui. Les onze volumes- qui semblaient à première vue hétérogènes- forment un tout unifié par la vision de l’auteur ; sa psyché, son inspiration, sa vie d’artiste fabriquent cet infini ne ressemblant à rien de ce qui existait avant lui, et qui devient universel à force de singularité. Un imaginaire d’érudit- sensuel (cf.« La jouissance d’écrire ») fait le reste, mettant en relief la force conceptuelle de l’ensemble, et la qualité exceptionnelle du détail. Des milliers voire des millions de « meilleurs ouvriers de France » n’auraient rien pu construire de si beau. C’est la cathédrale des mots.

« Il en va des humains qui lisent comme des oiseaux qui migrent dans le chant qu’ils élèvent ». La littérature polymorphe d’hier forme aujourd’hui une sorte de continuum philosophique. Le récit fictionnel se marie aux contes et paraboles bibliques approfondissant le thème développé par Quignard, aidé en cette entreprise par le Christ en personne, les saints et martyres, l’antiquité gréco-romaine, la psychanalyse ( les écrits de Freud, puis de Lacan), une vision libre et décomplexée de la sexualité, tous récits métaphoriques qui forment une matrice fictionnelle renforçant à la fois le thème de chaque volume et l’homogénéité de l’ensemble. Il s’agit au final d’ un univers baroque, telle la musique composée par l’auteur, qui a l’oreille aussi fine au piano qu’il l’a à l’écoute de ses mots. La littérature, c’est de la musique. Les onze tomes du « Dernier Royaume »-par la grâce du volume XI - « L’homme aux trois Lettres », deviennent les planètes d’un cosmos prodigieux. La littérature brille. Les volumes se complètent en une réverbération savante, il s’agit d’une esthétique éclairante, car ces formes disparates sont accordées, et parlent notre langue pour nous confier un secret. Le voleur perdra. » (cf. « Le voleur» c’est la mort/NDLR). -Atlantico /sept 2020. 

*****

Pascal Quignard  fait événement tant auprès du grand public que des  amateurs de littérature avec la parution du  douzième et dernier  volume  de son « Dernier Royaume » :  « Les Heures heureuses » (Albin-Michel). Un questionnement par fragments et remémorations de tous les visages du temps. Le bonheur ne peut advenir que par son retour via le souvenir,  nous dit le meilleur écrivain français ; c’est-à-dire par l’écriture des moments heureux, ce que l’auteur nomme «  Les heures heureuses », « cet émerveillement qui se dit adieu  (Pascal Quignard/ « Vie secrète »/Folio/1999), c’est-à-dire la littérature. Les Heures heureuses ?   L’écriture du souvenir. « Quand le hasard, la chance, la nuit, ce livre, font que je songe à Emmanuèle Bernheim*, ma tête s’emplit de lumière », précise l’auteur, ajoutant aussitôt : « car nous avions été de prodigieux amis. L’amitié c’est aussi ne rien chercher à domestiquer de l’autre. ». Les  extraits  des « Heures Heureuses » choisis  (voir ci-dessous) pour les lecteurs d’ATLANTICO  expriment admirablement la splendeur- énigmatique- de cette relation.Il s’agit chaque fois de tableaux impressionnistes d’instants volés au malheur, ou d’heures « heureuses » afin d’ évoquer ces visages de nageurs surgissant hors de l’eau pour marquer nos esprits à jamais, tant ces instants retrouvés- sauvés de l’oubli- sont beaux.

« Comme elle avait été maltraitée, elle se maltraitait sans compter. Au point de vouloir s’écarter du cœur d’elle-même, elle fonçait dans le vent qui s’opposait à elle, dans la vague qui se dressait devant sa chair, pour fatiguer son corps, pour se tuer, ou pour s’y blottir. Elle se jetait à l’eau pour apaiser cette incroyagle force panique qui l’habitait toujours ».

Les amis sont heureux de se retrouver. Point besoin de parler, a fortiori  d’échanger sur le(s) manuscrit(s )en cours  ( de toute façon, les écrivains ne parlent jamais du livre en train de s’écrire, sauf avec une personne et une seule  : l’éditeur ou l’éditrice). Inutile de broder, en somme ; l’intimité très forte (qui illumine ces passages du livre) entre le narrateur et cette baigneuse d’exception qu’aurait admirée Picasso, exprime ce lien profond,inaliénable existant -parfois mais rarement- entre un homme et une femme de « qualité ».Amis et non pas amants. La baigneuse ( romancière) et cet homme (  romancier lui aussi, narrateur des  Heures heureuses), nous bouleversent  par   leur délicatesse et  une pudeur  quasi sauvage, une pudeur qui fait barrage à tous les autres, une pudeur à la mesure de leur attachement. Le narrateur de Pascal Quignard a horreur des sentiments qui s’expriment. « Si rare l’amitié entre un homme et une femme sans que rien de sexuel n’y surgisse, ou n’y porte son ombre », chuchote des années après la baignade le narrateur de Quignard sidéré, cloué par l’épreuve du deuil. Car aujourd’hui, elle s’est évanouie dans le paysage normand ou breton de l’Ile aux Moines, la baigneuse sublime, aussi belle qu’intelligente, aussi forte que fragile .Sauf en ces meilleures  pages du dernier tome  du « Dernier Royaume » -qui la ressuscitent littéralement-,  nous ne la rencontrerons plus jamais dans la vie. Cette complicité silencieuse  entre le narrateur ( la littérature est ce « Dernier Royaume »)  et la baigneuse farouchement singulière, autre, différente de toutes les femmes de la terre, nous atteint telle une gifle d’air marin quand on descend du train à Rosporden. 

Le personnage principal des « Heures Heureuses », c’est le temps, avec  ces visages du présent, ces paysages  normands, bretons,  tels qu’ils se voient et se vivent,    saisis sur le vif ;  les deux amis se taisent, ravis . La mer augmente les sensations et émotions- tout  le répertoire de l’humain, en somme- mais nous sentons que ce couple énigmatique jubile. (Cf. « L’amitié c’est l’amour sans les corps ») .Cette femme et cet homme  que peint Pascal Quignard en une série d’instantanés Barthiens semblent liés pour toujours par  une intimité fondamentale, inexplicable : « Je m’étais tellement tu auprès d’elle. Elle s’était tellement tue auprès de moi. L’amitié c’est aussi savoir se taire ensemble. »  murmure le narrateur, comme si l’amie  vivait encore. L’amitié entre une femme et un homme- cette femme-là et cet homme précisément- rappelle le « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne et La Boétie. « Ce n'était pas de l'amour, le sentiment qui régnait entre eux deux. Ce n'était pas non plus une espèce de pardon automatique. C'était une solidarité mystérieuse. C'était un lien sans origine dans la mesure où aucun prétexte, aucun événement, à aucun moment, ne l'avait décidé ainsi. », disait  à l’époque Pascal Guignard dans son roman « Les solidarités mystérieuses «  (Folio 2011 ) ; comme s‘il avait pensé déjà pour une œuvre future ce bonheur d‘hier illuminant ces « Heures » de demain. Un texte d’une importance capitale,  car il clôture plus de vingt ans de travail par cet orfèvre des rêves, des contes et des mots qu’est Pascal Quignard. Qui ajoute d’ailleurs :  « Nous sommes tous des souvenirs vivants de choses qui étaient belles » ( cf.« Les solidarités mystérieuses ). De quels souvenirs s’agit-il  au juste en ce douzième et dernier volume du « Dernier Royaume » ? Elle, Emmanuèle,  la belle nageuse malheureuse qui pensait souvent au bonheur, justement., son amie d’alors et de toujours : « C’est là qu’elle allait se changer, refermant sur elle la porte poreuse, remettant le loquet, les pieds dans la fraîcheur du sable et de la pierre, dans l’odeur tiède du bois d’arganier. Les cabines de bois, qui semblaient adossées à la montagne, étaient à la vérité en partie incrustées dans la roche. C’est la gérante de l’hôtel qui en prenait soin, qui les surveillait et qui les réservait exclusivement aux femmes. Je voyais soudain M. surgir silencieuse, marchant lentement dans le sable, au loin, puis plus près de moi, puis devant moi – moi qui étais toujours en train de lire, allongé  dans un fauteuil transatlantique que le garçon de plage dressait à la limite du sable mouillé. 

« Elle se dirigeait vers la mer. Trois ou quatre fois par jour elle était attirée, inexorablement, par la mer. Je ne puis dire l’émotion que j’en ressens encore, qui est bien plus qu’un souvenir. »

Le lecteur se trouve propulsé dans un rêve éveillé, celui de Pascal Quignard. On voit la nageuse émerger dans une brume  d’été, comme il en existe sur nos rivages. On voit que les « Heures heureuses » est une méditation ( une rêverie) sur la mort. « Il faut avoir du courage quand le bonheur est là. C’est tellement rare : accueillir le bonheur. Il ne faut pas broncher quand il jaillit, spontané, étonnant, debout, effaré, raide, pressant, incompréhensible » nous dit l’auteur, halluciné par ce mirage, cette parfaite illusion créée par l’écriture :  l’instant de joie tremble tel la brume sur le rivage quand la baigneuse entre dans la vague de plein fouet.  « tout narrateur est un revenant du monde des morts, toute narration impose une grammaire du passé » dit une psychanalyste spécialiste de l’œuvre de Quignard. « Toujours  la mer  avant sa mort,   la mer après sa mort, toujours plus belle, sans cesse plus belle sans cesse revenante, sans cesse s’esquivant, elle lève l’embrun qu’elle arrache à la surface des vagues, et le projette sur le regard de celui qui attend(…) » conclut Pascal Quignard, songeant à l’amie disparue .« Tout est fade quand on a senti l’amour » dit  François de La Rochefoucauld,  le moraliste préféré de Pacal Quignard, le meilleur écrivain de France.

Annick GEILLE

Repères : Pascal Quignard/2023

«  Pascal Quignard, écrivain couvert de lauriers, qui obtint le Goncourt 2002 pour Les Ombres errantes (Grasset),  (…)rejoindra Albin Michel à la rentrée littéraire de septembre avec Les Heures heureuses à paraître le 24 août.

« Il rejoint son éditrice et compagne Martine Saada, embauchée après avoir quitté les éditions Grasset », précise l'AFP. Pascal Quignard a reçu le Grand prix de la littérature de la SDGL (1998) pour Vie secrète, le Grand prix du roman de l’Académie française (2000) pour Terrasse à Rome et le prix Jean Giono (2006) pour Villa Amalia.Il vient d'obtenir le prix Formentor 2023 pour l'ensemble de son œuvre* (voir ci-dessous, NDLR). Il a également été lauréat du prix de la Bibliothèque nationale et du prix Marguerite Yourcenar 2019. Son roman « Tous les matins du monde », paru en 1991 a été adapté au cinéma par Alain Corneau.

La nouvelle directrice d'Albin Michel : Anna Pavlowitch, avec l’arrivée de  Pascal Quignard ainsi que celle d’autres écrivains qui l’ont- eux aussi- suivie chez Albin Michel -renforce considérablement  le secteur « Littérature »  de cette maison…

« OU allait donc œuvrer l'éditrice Anna Pavlowitch ? Sa démission de son poste de PDG des éditions Flammarion (appartenant au groupe Madrigall, holding du groupe Gallimard), a été officialisée début janvier. Lundi, l'éditrice s'est réjouie dans un communiqué diffusé en interne « de son arrivée en tant que directrice des éditions Albin Michel : « Je suis très heureuse de rejoindre en confiance un groupe indépendant et une grande maison littéraire et généraliste comme Albin Michel. »Anna Pavlowitch travaillera en tandem avec Gilles Haéri, qui demeure président d'Albin Michel. » (cf.Le Point-01/2022)

Rencontres avec Pascal Quignard (signatures Paris/Province) 

Rencontre avec Pascal Quignard

"Les heures heureuses" ((Albin Michel))

Le Mardi 26 septembre 2023 à 18h00 , L'Armitière

[COMPLET] Toutes les places assises sont réservées, vous pouvez toutefois assister à cette rencontre debout.

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Rencontre avec Pascal Quignard

Le 12 octobre 2023 de 18h30 à 20h00

Théâtre d'Orléans

Rencontre avec Pascal Quignard autour de son livre Les heures heureuses, paru aux éditions Albin Michel. 

Pascal Quignard à Vincennes

Rencontre et dédicace à la Librairie Millepages.

19h30

Librairie Millepages
174 rue Fontenay
94300 Vincennes

Exposition et signatures au Havre

« Le Havre dans l’œuvre de Pascal Quignard »• Jusqu’au lundi 13 mai
À la Maison du Patrimoine, 181 rue de Paris.
Entrée libre.
Les lieux du Havre mentionnés dans l’œuvre de l’écrivain à travers des extraits choisis et des illustrations provenant du fonds B. Esdras-Gosse.Un guide-conférencier et un conteur vous entraînent à la rencontre des différents lieux du Havre relatés dans l’œuvre de Pascal Quignard.
Les dimanches 21 et 28 avril, 5 et 12 mai à 15h.
RDV à la Maison du patrimoine-Atelier Perret.
Dans la limite des places disponibles.
Renseignements au 02 35 22 31 22 

« L’origine est-elle un lieu ? »Lundi 29 avril à 16h, table ronde avec Pascal Quignard.À la Maison de l’étudiant.
18h45 : entretien-rencontre avec Pascal Quignard et Philippe Pintore suivi d’une séance de signatures  à la Bibliothèque municipale Armand, Salacrou, 17 rue Jules Le Cesne.

« Les heures heureuses » de Pascal QUIGNARD

* (cf. Babelio)  «Emmanuèle Bernheim , romancière et scénariste (1955-2017) débute aux "Cahiers du Cinéma" comme responsable des archives- photos ; Très Intelligente et belle, elle écrit. Après "Le Cran d’arrêt" (Denoël/ 1985), elle publie "Un couple" (Gallimard/ 1987). "Sa femme" – son quatrième roman-obtient le prix Médicis. «Tout s'est bien passé" (cf. «Papa m'a demandé de l'aider à en finir." Je me répète cette phrase, elle sonne bizarrement. Qu'est-ce qui ne colle pas ? "Papa" et "en finir" ? )Ce roman autobiographique se voit distingué  par le Grand prix des lectrices de Elle /2014).

 Atteinte d’un cancer du poumon, Emmanuelle Bernheim s’éteint à 61 ans . « Elle était la femme de Serge Toubiana ( patron de la cinémathèque française et directeur des « Cahiers du Cinéma »),  auteur ( entre autres livres) d’un récit intitulé «Les Bouées jaunes" ( Stock/2018) ,  dans lequel Serge Toubiana  dit comment Emmanuelle Bernheim –cette jeune documentaliste  qu'il engagea  jadis aux « Cahiers du cinéma »- allait bouleverser (doucement mais totalement)sa vie pendant 28 ans »…

« Comme ses fiertés étaient touchantes !»

« À dix kilomètres de Mogador, derrière le rocher le plus élevé du rivage mais avant la tombe blanche du saint, dans le versant toujours dans l’ombre de la falaise, il y avait deux cabines de bain en bois gris. Elles avaient été blanches autrefois. La pluie les avait délavées et couvertes d’une sorte de sel, de chapelure de sel, saison après saison, qui les avait rongées. Le bois était devenu gris, pâle, doux. C’est là qu’elle allait se changer, refermant sur elle la porte poreuse, remettant le loquet, les pieds dans la fraîcheur du sable et de la pierre, dans l’odeur tiède du bois d’arganier. Les cabines de bois, qui semblaient adossées à la montagne, étaient à la vérité en partie incrustées dans la roche. C’est la gérante de l’hôtel qui en prenait soin, qui les surveillait et qui les réservait exclusivement aux femmes. Je voyais soudain M. surgir silencieuse, marchant lentement dans le sable, au loin, puis plus près de moi, puis devant moi – moi qui étais toujours en train de lire, allongé dans un fauteuil transatlantique que le garçon de plage dressait à la limite du sable mouillé. 

Elle se dirigeait vers la mer. 

Trois ou quatre fois par jour elle était attirée, inexorablement, par la mer. Je ne puis dire l’émotion que j’en ressens encore, qui est bien plus qu’un souvenir. Chaque jour, ou elle nageait, ou elle marchait dans l’eau, durant des heures. Le reste du temps elle lisait, ou elle cherchait sur son portable où on pourrait aller manger, où découvrir un lieu nouveau sur la côte, sur la lande. 

Arrivée près de la mer elle laissait brusquement tomber derrière elle son peignoir de bain à la limite du sable sec, ses longs cheveux bouclés et noirs se répandaient sur ses épaules, et elle continuait à marcher de façon un peu mécanique dans l’eau basse et les vagues du bord. Elle se glissait à proprement parler dans l’océan. Elle rentrait impavidement dans l’eau glacée et toujours un peu venteuse de l’Atlantique bourrelé et immense. Comme si l’eau était de l’air. Comme je l’admirais. Comme ses fiertés étaient touchantes. Entrer droit dans la mer tandis qu’elle était plus froide que la neige elle-même. Les vagues blanches d’écume de l’océan Atlantique se hérissaient peu à peu devant elle. Soudain le vent rabattait les rouleaux contre son ventre ou sur ses seins. Elle ne bronchait pas. Quand l’eau avait enfin cerné son nombril, son ventre, elle s’insinuait, le menton très haut relevé, et se dirigeait vers le large. Au loin, très loin, elle montait sur une des roches affleurantes du vieux fort qui étaient beaucoup trop distantes pour mes capacités de nageur. Je ne la rejoignais jamais. L’eau battait violemment la roche à peine luisante et presque imperceptible. Son corps était un petit point entouré de grandes gerbes blanches. Un point au bout du monde dans l’océan. 


Il est des femmes dont l’âme est une braise. 


Le temps passait sans répondre de sa fuite infinie. 

« Je l’attenddais des heures durant » 

Le bruit en bordure de mer est un tonnerre. Tout assourdit l’âme. Le passé revient sans cesse sous la forme d’étranges vagues qui ne sont jamais semblables. Qui douchent et trempent. 

Elles peuvent jeter à terre. 

Le passé de nos vies et, au fond du vivant, le passé de la nature, sur la terre, assaillent. 

Je l’attendais des heures durant sur les rives de l’eau, le long de la mer Égée. De la mer Tyrrhénienne. De l’Adriatique. De l’océan Atlantique. De la Manche. Au moins deux fois par jour j’attendais Emmanuèle aux cheveux si courts et châtains. 

Je l’attendais sur les roches.
Dans les algues.
Sur les talus.
Je ne la voyais plus dans le mouvement des vagues. 

page49image5828944Au bout d’une heure, ou de deux heures, je m’inquiétais. Je me disais : « Peut-être Emmanuèle est-elle allée, de l’autre côté de la baie, prendre son petit déjeuner chez Barbara Cassin. » Je m’inquiétais en vain. J’étais ailleurs. J’étais encore dans un « autre lieu que le lieu ». C’est un trait autistique qui me reste de l’enfance. Soudain je me dissous dans la nature. J’avance toujours mais mon âme s’est évanouie au cours de la marche. Je marche comme un somnambule négligeant tout péril. Je me perds dans ce que j’écris comme je m’égare dans l’ivresse le soir. 

Ce ne sont pas les arts qui comptent, c’est l’abandon aux forces qui font le fond du monde, aux poussées qui précèdent même la vie. 

La mer précède la vie. 

Elle montait et l’angoisse montait. 

Le sentier est ardu. On monte tout en haut de la montagne de Sintra. La brume pèse. On a avancé dans la forêt de plus en plus humide. On a pénétré le nuage qui enveloppe la cime. L’humidité du nuage oppresse. 

Elle soupirait. Étrange expiration.
Elle suffoquait. C’est l’éruption du volcan.
La peur violente, au cœur d’Emmanuèle, qui monte. Étrange soupape de la naissance. Étranges étouffements s’étaient substitués aux sanglots. C’étaient d’authentiques fulminations, des éclats, des brèches, de colère, de lumière. 

Même dans le langage, il existe des fissures.
Même dans la nature tout parle, craque, crie, chante. 

Autant de mots orduriers qui fusaient comme les inspirent fatalement – féeriquement – les extraordinaires improvisations de la fureur. 

Ce fut au mois de mars que le monde a été créé. Ce fut au mois de mars que Jésus a été conçu. Le mois de mars est le premier mois que l’astre ait éclairé quand les dieux se mêlèrent d’inventer l’âge d’or sur la terre. Ce fut mars 1997 avec Emmanuèle à la tour de Belém. 

Puis M., Em. et moi, nous dûmes prendre la voiture. Ce n’était même pas un chemin côtier. C’étaient des roches successives, mais aussi des blocs de béton empilés au-dessus de la mer. Nous ne pouvions pas parler tant le vent soufflait et vrillait sur lui-même et envoyait les mots à l’autre bout de l’univers. Cela formait un énorme vacarme. La mer lançait ses vagues sur les roches au- dessous de nous. Il fallait contourner les maisons dont les façades donnaient directement sur l’océan Atlantique. Les vagues explosaient sous les à-pics en ciment. 

Longer la côte à pied se révéla plus que difficile à cause de l’absence de sentier, à cause de la force du vent. Néanmoins, là aussi, elle plongea. 

C’était comme irrésistible.
Elle ne plongeait pas : elle sortait de ses gonds.
Je me souviens d’un jour, nous étions au restaurant, nous étions à Dinard, nous étions venus de Saint-Énogat jusqu’au port de plaisance de Dinard en suivant le chemin de mer, nous mangions des margates, nous prenions l’apéritif sur le petit balcon d’un restaurant dont la balustrade donnait au-dessus du port, qui s’appelait La Gonelle. 

Emmanuèle se leva. 

– C’est plus fort que moi. Il faut que j’y aille. Vous ne m’en voulez pas ? 

Serge haussa les épaules. M. encouragea son amie. – Vas-y ! Vas-y !
Elle, elle ôtait déjà son survêtement. Elle demanda 

au patron du restaurant où elle pouvait se changer. Tu plongeais dans le port de plaisance sous nos yeux ahuris. On te regardait sinuer entre les coques des yachts, dans le fuel et les packs de bière. Tu revenais trempée, tu mangeais les pauvres margates frites qu’on t’avait laissées, le bout de chorizo qui exhaussait le goût. 

Ô yeux au bleu plus pur que le fond du ciel qui revient après la nuée si noire de l’orage ! 

Longtemps elle avait été boxeuse. Séquelle d’une enfance massacrée. Elle avait enfin rendu les coups plutôt que de les recevoir. Et sans cesse au restaurant, dans le train, au bord de la piscine, dans l’avion, sur le bac qui mène jusqu’au ponton de l’île, la petite fille abîmée, la boxeuse éperdue, avait ressaisi son sac. Elle en avait extirpé un petit miroir rond. Elle est tout à son visage blessé. Dix fois par jour elle est tout à son visage, elle répare les boucles de ses cheveux, elle poudre son nez, elle dévisse son bâton de rouge à lèvres. Elle se regarde. Elle soupire. »

COPYRIGHT PASCAL QUIGNARD « Les heures heureuses » (Albin-Michel) 240 pages 19,9O euros/ toutes librairies et « LA BOUTIQUE » 

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