Nostalgies communistes : mon père, ce héros au sourire si doux…<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Nostalgies communistes : mon père, ce héros au sourire si doux…
©DR

Bonnes feuilles

Des pages faites de rage, de passion et d'amour. La tragédie du siècle incarnée par la tragédie d'un homme. Extrait de "Fils d'Adam - Nostalgies communistes" de Benoît Rayski, publié aux éditions Exils (2/2).

Benoît Rayski

Benoît Rayski

Benoît Rayski est historien, écrivain et journaliste. Il vient de publier Le gauchisme, maladie sénile du communisme avec Atlantico Editions et Eyrolles E-books.

Il est également l'auteur de Là où vont les cigognes (Ramsay), L'affiche rouge (Denoël), ou encore de L'homme que vous aimez haïr (Grasset) qui dénonce l' "anti-sarkozysme primaire" ambiant.

Il a travaillé comme journaliste pour France Soir, L'Événement du jeudi, Le Matin de Paris ou Globe.

Voir la bio »

Je me suis sans doute consolé de ta mort. Mais tu me manques. Et je crois que je te manque aussi. C’est pourquoi nous avons passé du temps ensemble. Je t’ai pris la main et je t’ai fait faire des voyages auxquels tu n’avais jamais osé penser. Tu te les étais interdits. Certainement les restes d’une vieille prudence juive, attentive à ne pas provoquer afin que le mal, compagnon de toujours, continue à sommeiller.

Je suis Télémaque. Tu es Ulysse. Enfin, tu es revenu. « Tu n’étais à l’instant qu’un vieillard, couvert de loques, et maintenant tu ressembles aux dieux maîtres du ciel. » Je t’ai emmené partout. À Bialystok, la ville de ton enfance. À Treblinka, dont tu n’as jamais parlé car tu avais effacé ce nom de ta mémoire. À Paris, au 44 de la rue de Paradis. Là, toi et les tiens aviez reconstitué un shtetl où le yiddish se chantait mieux que le français. À la maison d’arrêt d’Évreux. Prisonnier là-bas, tu avais continué à être mon père protecteur. À Varsovie, où un tribunal militaire t’avait condamné pour trahison.

Tu étais mon père, maintenant c’est moi qui suis le tien. Comment pourrais-je en douter quand je regarde une très vieille photo sépia, avec l’ovale de l’époque ? Un garçon de huit ou neuf ans, propret, habillé comme un petit page. Tes parents, des commerçants aisés de Bialystok, en avaient les moyens. J’arrête les photos. Il y en a d’autres, enfouies au plus profond d’un tiroir. Trop de souffrances. Des adolescentes juives et belles. Tes sœurs. Elles avaient l’âge de mes enfants. Il leur est arrivé ce qui est arrivé à tous les Juifs de Bialystok.

Après tant de temps passé ensemble, je te connais mieux. Sur la route, tu as été mon camarade. Un voyage à deux, cela rapproche. Tu te souviens de la chanson que tu me chantais ? Et que je chantais avec toi ? Elle était dédiée à nos martyrs et à nos suppliciés : « C’est à l’aube / C’est à l’aube / Qu’on achève les blessés / Qu’on réveille les condamnés / Qui ne reviendront jamais / C’est à l’aube / C’est à l’aube / À l’heure triste où le jour point / Qu’on regarde son destin / Dans les yeux / À la croisée des chemins / Les hommes crispent leurs poings / Pour l’adieu / C’est à l’aube / C’est à l’aube / De demain. »

Cette chanson-là, nous la chantions pour l’humanité tout entière. Et puis un jour tu m’as dit qu’ayant la chance de trouver des éditeurs et d’écrire dans les journaux, il fallait que je commence à m’occuper des nôtres, des Juifs. J’ai fait ce que tu m’as demandé. J’ai commencé à écrire, de toutes les manières, avec tous les subterfuges dont j’étais capable : Juifs, je vous aime tous… Et de l’avoir écrit m’a donné une des clés de la destinée juive. Nous nous aimons tous et c’est insupportable aux autres. Eux ne s’aiment pas, et donc n’aiment personne. Car, sans amour de soi et des siens, on ne peut aimer les autres. Chez les Juifs cela se dit depuis toujours de la façon suivante : « Si je ne m’aime pas, qui m’aimera ? Et si je n’aime que moi, qui suis-je ? » Pour ces raisons, les autres n’aiment pas les Juifs. Et pour salir l’amour qui les gêne, parce qu’ils n’en éprouvent pas, ils décrètent que les Juifs se tiennent par les coudes pour dominer ceux qui ne le sont pas.

Pourquoi ces gens-là s’aimeraient-ils d’ailleurs ? Il leur suffit de naître. Ils n’ont pas cette petite crampe au ventre qui vous fait sentir que vous êtes vivant parce que vous aimez et que vous souffrez. Tout leur est donné. Une patrie. Un pays. Une religion. Un toit. Une identité. Une citoyenneté. Ils sont de chez eux, naturellement. Au Juif, il ne suffit pas de naître pour être. Il lui faut certes vivre, mais surtout essayer de ne pas mourir.

Extrait de "Fils d'Adam, Nostalgies communistes" de Benoît Rayski aux Editions Exils

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !