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Netflix contre la télévision : deux mondes de séries qui s’affrontent
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Pour tous les goûts

Les fictions les plus populaires à la télévision (Seconde chance, Au nom de la vérité, Les Mystères de l'amour...) n'ont pas grand chose à voir avec les grands succès de Netflix (La Casa de papel, Stranger Things...). Ces deux façons de consommer du divertissement semblent irréconciliables.

Vincent   Colonna

Vincent Colonna

Vincent Colonna est consultant en séries télé. Il est l'auteur de deux volumes sur la technique narrative de la série télé : L'art des séries télé, tome 1 et 2, Payot éditeur.

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Atlantico : Le rapport du CSA indique des résultats vraiment surprenants quant à l'audience de la fiction sur les chaines gratuites, durant les années 2015-2019. En tête de tous les programmes de fiction, les formats les plus regardés sont "Seconde chance" (feuilleton de TF1 diffusé sur la chaine TF1 série films), "Au nom de la vérité" ("Scripted reality" ou docu-fiction, diffusé sur la chaine "TF1 série films"), "Les Mystères de l'amour" (feuilleton diffusé sur TMC et TFX) et "Alerte Cobra" (série policière allemande)Comment expliquer le succès de ces programmes dont personne ne parle et qui ne sont pas médiatisés ?

Vincent Colonna : Votre idée de faire commenter le dernier rapport du CSA est excellente car ce rapport jette une lumière crue sur un aspect de la télévision inconnu des élites et d'une partie des adultes ; une région télévisuelle ignorée, invisible, souterraine. Il s'agit de l'univers du feuilleton (type "Plus belle la vie") et plus largement de la fiction populaire, dont seuls les magazines télé très très populaires suivent l'actualité, vous savez ces magazines papier qu'on trouve en arrivant aux caisses des super et des hypermarchés. La télévision est certes un média populaire, le premier loisir des Français dit-on, mais au sein de ce média, une segmentation implicite, doublée d'une hiérarchie tacite, a cours ; validée par une partie de l'audiovisuel, l'opinion éclairée et les grands médias : il y a les programmes de haut lignage et les programmes du quart monde, les fictions "nobles" et les fictions "populacières". Faites bien attention, je vous fais une description en sociologue ou en sémiologue, cette sournoise lutte des classes culturelles n'est pas ma guerre. Car l'un des effets de cette structure consiste bien en cela, l'exercice d'une violence symbolique, pour s'imposer et écraser son voisin, via une distinction culturelle ; une "distinction" dont le mécanisme général n'a été que très partiellement étudié, malgré un classique de la sociologie critique sur le sujet. "Il y a des classifications qui sont ,bien médiocres en tant que classifications, écrivaient les frères Schlegel en 1803, mais qui gouvernent des nations et des époques entières..." Une chose est sûre, l'Histoire culturelle mondiale montre que toutes les cultures, sous des formes et à des échelles diverses, sont dualistes, vivent d'une tension entre des oeuvres "hautes" et des oeuvres "basses", entre des artefacts valorisés et des artefacts banalisés ou stigmatisés. La culture télévisuelle n'échappe pas à cette configuration, qui a sa logique et son utilité sociale (on y reviendra).

Paradoxe de "Seconde chance" qui marche mieux en rediffusion

Mais je vais un peu vite en besogne, reprenons du début. "Seconde chance", "Au nom de la vérité" et "Les Mystères de l'amour" sont donc les fictions télé les plus visionnées par les Français entre 2015 et 2019. De quelles fictions parlons-nous ? "Seconde chance" est un feuilleton, comme "Plus belle la vie", "Les Mystères de l'amour" aussi (je le connais mal, j'espère ne pas me tromper, car le fournisseur d'accès internet est en berne ) ; "Au nom de la vérité" est une collections de scripts ("Scripted reality" dans le jargon du métier), des faits divers fictionnalisés, avec des procédés empruntés à la téléréalité (confessionnal). Tous ces titres, accident ou tour de force, sont des programmes concoctés par TF1.

Le paradoxe est que "Seconde chance" fut considéré comme un échec lors de sa première diffusion (2008), le feuilleton ne récoltait pas les audiences attendues ; et cet échec coûta leur place à plusieurs personnes, qui, à présent, doivent bien rire ou être amères, c'est selon. La narration avait trouvé un ton intéressant, mi-réaliste mi-sitcom, mais faute d'avoir installé un ressort dramatique vraiment puissant, qui mette en branle le récit avec des passions élémentaires ou archaïques, le feuilleton connut une fréquentation décevante. Disons aussi que le public de 2008 n'a pas cru au milieu publicitaire mis en scène, la publicité étant la tarte à la crème de la fiction française depuis Papa poule (1980), l'histoire d'un dessinateur qui élève seul ses quatre enfants ; et début d'une longue litanie de héros publicitaires dans les séries télé.

"Au nom de la vérité" : le script comme genre

Quant au genre du script, il fut l'objet d'une polémique féroce lors de son apparition sur les écrans en 2012 et un ou une ministre de la culture désapprouva sa diffusion sur le service public. Car la question fut débattue au parlement.

Vous avez oublié, ou vous étiez trop jeunes pour suive ces débats politico-culturels ? Petit retour en arrière, en 2012, je présente le format aux lecteurs d'Ecran total : "Le script est un programme court, souvent diffusé par blocs de deux unités, qui en vingt minutes met en scène un pseudo-fait divers incarné par des comédiens, plus ou moins dramatique selon les chaines. Au nom de la vérité sur TF1 est le plus léger, Si près de chez vous sur F3, grave comme une histoire policière ; entre les deux Le Jour où tout à basculé (F2) ou Face au doute (M6). Toutes les chaines s'y sont mises, et pour cause, c'est un programme très peu coûteux, objet d'un engouement dans le public et qui permet de remplir une partie des quotas de production nationale. Un autre type de Script, feuilletonnant cette fois, existe sur NRJ12, où l'on suit des acteurs de téléréalité qui tentent une carrière aux États-Unis."

Vous voyez que le genre a fait des petits : ces "été à St Tropez" ou "en suivant la A 10", ou encore ces "factions" sur des flics en mission dans des bourgades de l'Amérique profonde, sont des dérivés du "script".

Le script a en commun avec le feuilleton de raconter des histoires au plus près du quotidien français, un quotidien classe moyenne certes, mais tout de même bien de chez nous. En outre, il traite de la famille et du couple, des relations amicales et sociales, encore un thème commun avec le feuilleton. Vous voulez un exemple de script, version "Au nom de la vérité" (car chaque formule possède sa coloration dramatique, son degré de tragique) ? Dans "Au nom de la vérité", les intrigues figurent un adultère dénoncé par une copine, la souffrance d'une jeune fille séduite par un garçon malintentionné ou la fin d'une fausse amitié. Nous sommes à la limite inférieure du fait divers, degré zéro du tragique, il n'y a pas mort d'homme comme on dit.

Quant au feuilleton, pour les béotiens complets, je rappelle l'argument de "Seconde chance" : une mère de famille séparée (deux enfants) se remet sur le marché du travail, elle trouve un emploi comme grouillot dans une agence de pub ; sa vie se partage entre cette agence, vrai panier de crabes, où tous les coups sont permis ; et sa famille, avec deux ados qui font bien des bêtises et découvrent leur sexualité. Comme elle est sérieuse et dégourdie, à l'écoute des autres, notre héroïne ne tarde pas à progresser au sein de l'agence, ce qui soulève des tornades de jalousie contre elle... "Les Mystères de l'amour", sauf erreur, consiste en une histoire plus chorale, avec plusieurs couples dont on suit la vie sentimentale compliquée ; et également, plus dramatique, car dans ce dernier feuilleton, il y a mort d'homme, ce qui n'était jamais le cas de "Seconde chance". La particularité des "Mystères de l'amour", c'est de mettre à l'honneur l'actrice principale de "Hélène et les Garçons", une sitcom jeunesse qui faisait des miracles d'audience sur TF1 dans les années 1990.

Comment expliquer le résultat incroyable de ces programmes ?

Pour être péremptoire, il faudrait pouvoir se plonger dans les chiffres, passer du temps à croiser des données, interroger des spectateurs et des gens de télévision, bref conduire une véritable expertise. Toutes chose impossible en période de fête. Bref, mon explication sera présentée à titre d'hypothèse.

Plusieurs facteurs convergent, il me semble.

L'effet générationnel et l'effet vintage du feuilleton

Une donnée très importante, décisive, est d'abord à signaler, au moins à titre de conjecture. C'est que les trois programmes cités ("Seconde chance", "Au nom de la vérité" et "Les Mystères de l'amour") sont multi-rediffusés depuis quelques années. Je n'ai pas les données de cette rediffusion, mais enfin la rediffusion sur plusieurs chaines et sur plusieurs années, finit par engranger des chiffres astronomiques. Ce n'est pas le cas des feuilletons des autres chaines. Naguère, la rediffusion était impossible avant un délai qui se comptait en mois ou en années ; cette loi de la programmation est tombée

Ensuite, il y a un effet générationnel et un effet vintage. "Les Mystères de l'amour" sont regardé (en partie) par un public féminin qui a fait son éducation sentimentale avec "Hélène et les Garçons", qui renoue ainsi avec sa préadolescence, via une fiction qui, elle, est contemporaine. Cela n'a l'air de rien, mais c'est l'un des bénéfices du feuilleton : qu'il vieillisse avec nous, que son temps soit isochrone au nôtre, de manière à former une sorte de miroir de notre existence. L'attraction de "Seconde chance" est différente, il produit un voyage dans le passé : l'effet vintage. J'ai attrapé un bout d'épisode de "Seconde chance" il n'y a pas si longtemps, j'avais le sentiment de regarder une série des années 90, c'était incroyable combien tout avait vieilli, paraissait daté, le jeu des acteurs, les décors et même l'intrigue. Vous pensez que c'est un défaut ? Pour la jeunesse oui, certainement, mais pas pour un public de seniors, nostalgique de cette atmosphère. La perception de "Seconde chance" s'est inversée, ce qui était défaut en 2008, est devenu qualité. Les conventions qui paraissaient naguère insupportables de fausseté, se sont bonifiées avec l'écoulement temporel, sont devenus des artifices amusants, une signature visuelle. Ainsi, dégagé de toute violence, "Seconde chance" se regarde avec les petits enfants, un avantage incomparable ; que ne partagent pas les feuilletons français actuels ; qui ont tous opté pour un ingrédient criminel et policier, dont l'utilité est de dynamiser l'intrigue.

Ces deux caractères, l'effet générationnel et l'effet vintage, sont des bénéfices secondaires (bien qu'ils puissent faire la différence, dans la course à l'audience). Le bénéfice principal du feuilleton (et du script, avec qui il présente un "air de famille") est de traiter au quotidien, chaque jour (car la diffusion est journalière), d'histoires de famille et de couple. Si j'ai bien compris l'originalité des "Mystères de l'amour", c'est d'accentuer la dimension du couple, de se recentrer sur lui, alors que dans le feuilleton traditionnel, le couple est indissociable de la famille. Quand on y pense, les créateurs "Mystères de l'amour" ont pris un vrai risque : mettre les enfants à distance. Le résultat gagnant n'était pas prévisible par avance.

La domination mondiale de l'univers familial du feuilleton

Le feuilleton (ou soap opera) traite d'ordinaire d'histoires de familles entières, son objet est la confrontation de différentes structures familiales, qu'il évolue dans le monde doré des familles richissimes comme Amour, Gloire ou Beauté ou Les feux de l'amour ; ou dans un univers plus classes moyenne et populaire, tel Plus belle la vie (F3), Un si grand soleil (F2) ou Demain nous appartient (TF1), Le point de départ, c'est toujours la mise en contraste, sur un mode agonistique ou pacifique, de plusieurs foyers, liés par des alliances matrimoniales, une relation professionnelle, ou le voisinage. Quand un différent sentimental surgit, les enfants sont également "impactés" et cette réverbération est parfois plus vitale pour le fil de l'action.

Dans tous les pays, les feuilletons ou les "telenovelas" ( qui sont bouclés en 6 mois, alors qu'un soap peut durer quarante ans) dominent les audiences télévisuelles, que ce soit en Turquie, en Inde, au Brésil ou en Grande-Bretagne. On l'ignore car ces programmes s'exportent mal, à l'exception des soap opera américains, et ne sont pas traités par les grands médias européens. Leur public est féminin et/ou plutôt âgé, mais les enfants y ont droit aussi, parfois les adolescentes également, si elles ne protestent pas. Leurs intrigues sont rarement mauvaises, ainsi que leur traitement et leur axiologie, il leur arrive souvent d'être critique sur le plan social et intelligent sur le plan humain, - mais la lenteur inhérente au genre rebute. Pour arriver à regarder un feuilleton, il faut convertir son regard, changer de posture spectatorielle ; ce n'est pas évident ; personnellement, j'ai eu du mal. Il a fallu la commande d'une chaîne et des heures de visionnage, avant d'y arriver ; tant mon écoute était déformée par le film et la série !

Le rejet du feuilleton, une forme de racisme social ou culturel ?

Comme le genre est regardé beaucoup par des CSP (catégories socioprofessionnelles) modestes ou faibles, il est critiqué par principe ; une forme de racisme social ou culturel. Les contempteurs du feuilleton n'ont jamais regardé plus de 5 mn un épisode. Et le seul reproche qui tienne est sa lenteur ; l'impression que l'histoire fait du surplace, piétine inlassablement. Les comiques ont proféré les meilleurs et les pires blagues sur ce sujet. Or si le genre est aussi lent, c'est que le feuilleton est écrit afin que le téléspectateur régulier puisse rater deux épisodes sur cinq ; plus d'un demi-siècle d'expérience a enseigné que le fidèle regardait en moyenne trois épisodes sur les cinq diffusés chaque semaine. La contrainte d'écoute quotidienne est très coercitive, difficile de l'appliquer sans accroc. D'où la répétition et la redondance, conçues pour permettre le "lissage" de l'information narrative. Quand on tourne une fiction quotidienne, ce mode d'écriture est indispensable ; comme la réalisation et le décor "bon marché", sans prétention artistique ; seul moyen pour le format d'avoir un modèle économique viable. Derrière le plaisir du divertissement, la finalité cachée quoique essentielle du feuilleton, est d'entretenir le lien social, d'adapter la mentalité collective aux mœurs ; pas de fabriquer des œuvres d'art.

En 2019 et 2020, les séries les plus considérées sur la plateforme Netflix ont un profil plus attendu : "Stranger Things", "Sex education", "Emily in Paris", "Family Business", "La Casa de papel", "The Witcher"... Est-ce qu'il y a des points communs entre ce "podium Netflix" et le trio gagnant de fictions télévisuelles vu plus haut (Seconde chance, Au nom de la vérité, Les Mystères de l'amour) ? Ou alors ces deux types de fiction n'ont rien à voir, sont totalement étrangers l'un à l'autre ?

Le palmarès de Netflix a quelque chose de rassurant. Malgré une dominante anglo-saxonne et même américaine, je note qu'une série espagnole ("La Casa de papel") a décroché une médaille d'or et que l'inspirateur de la série de fantasy "The witcher" est polonais. A l'origine de cet opus, "Le Sorceleur" (en polonais : Wiedźmin), un cycle romanesque écrit par Andrzej Sapkowski et publié entre 1990 et 2013 ; un cycle qui mêle intrigue gothique, mythologie slave et éléments médiévaux de l'histoire polonaise. Vive l'Europe !

La série "Stranger things" est aussi de la fantasy, cette forme de fantastique dont les entités surnaturelles doivent être préindustrielles. "Stranger things" est très inventive par ses monstres et la forme d'inquiétude qu'elle communique au public, moins par ses personnages, très calibrés, avec un air de déjà vu.

Secrètement, Netflix et le feuilleton s'influencent mutuellement

Apparemment, l'univers de Netflix n'a aucun atome crochu avec le feuilleton ou le script français. Prenez la fantasy, tout le monde sait qu'il s'agit d'un genre (au départ) adolescent ou jeune adulte ; alors que le feuilleton français, toujours terre-à-terre, très soucieux du vraisemblable social, est apprécié par les plus de 60 ans. Les séries Netflix flirtent avec le sexe, la violence, la méchanceté et l'imagination débridée ; les seniors aiment les histoires linéaires, naturalistes, pacifiées et pleine de bons sentiments.

Pourtant, l'air de pas y toucher, ces univers communiquent. Le grand vent de liberté qui souffle sur la série depuis deux à trois décades contamine jusqu'au feuilleton et la telenovela, il les oblige à évoluer. Ainsi, j'ai pu observé que sur "Plus belle la vie", comme sur "Un si grand soleil", les protagonistes (nos représentants en quelque sorte) étaient soumis à des prises de risque impensables dix ou vingt ans plus tôt. En retour, la série est devenue plus artistique, dans la décade 1990, en empruntant au feuilleton sa structure ABC ( trois intrigues hiérarchisées par épisode). Sans cet emprunt, pas de dialogisme, pas de polyphonie, pas de série chorale. Or sans cette dimension chorale, la série actuelle n'aurait pas la richesse polysémique qui permet sa qualité esthétique : n'oublions pas que le héros collectif a été inventé par le feuilleton.

Netflix et la télévision française se partagent-elles le même public ou s'agit-il de deux mondes différents ?

Bien sûr qu'il s'agit de deux publics et même de deux univers culturels différents, antagoniques, étrangers l'un à l'autre. D'un côté les moins de 25 ans, de l'autre les "mamans" avec enfants et les seniors. A la marge, ces deux mondes échangent entre eux : la maman veut comprendre ce que regarde sa fille ou son fils ado ; une grand-mère s'abonne à Netflix pour rester dans le coup ; les parents jettent un oeil avant d'abonner leur enfant. Mais cela reste limité, les 20-25 ans, c'est bien connu, ne regarde pas la télévision, ou seulement des fragments qui font le buzz, découpés et véhiculés par les réseaux sociaux. Quant à la culture Netflix, comment ne pas voir qu'il s'agit d'un culture jeune ?

Dans la salle des machines, les mêmes jeunes gens concourent aux séries de Netflix et au feuilleton de papa

En revanche, et cela va peut-être vous surprendre, les prolos qui font marcher la boutique, des deux côtés du monde audiovisuel, côté série échevelée comme côté feuilleton pépère, ce sont des jeunes gens, des jeunes filles et des jeunes garçons, des légions de jeunes scénaristes, - chapotés par des aînés plus expérimentés, scénariste confirmé, show runners ou directeurs d'écriture. Plus les robinets à fiction augmentent, plus il faut des jeunes gens bon marché, qui fournissent la matière première dans les "writing rooms", matière première qu'ils sont dans l'incapacité de raffiner seuls, qui doit être sculptée ou modelée à distance par des scénaristes aguerris (il faut dix ans de métier, en plus d'une école éventuelle, pour former un scénariste correct) . Dans les coulisses de l'imaginaire audiovisuel, dans la grande machinerie du rêve éveillé, dans la métropolis des larmes et des rires, une même population s'affaire en cadence, qui à alimenter des feuilletons bien français, qui a nourrir des séries au destin international. Comment voulez-vous que cette promiscuité n'ait pas des conséquences sur la création audiovisuelle dans son ensemble, tous versants confondus ?

Qui va emporter cette bataille de l'audience, les plateformes comme Netflix ou la télévision ?

Si elle est condamnée, la télévision ne va pas disparaitre avant un bon demi-siècle, ni même le feuilleton quotidien ou le script. Sans doute ces deux formats vont-ils évoluer, déjà des Américains cherchent à renouveler le soap opera qui a perdu son hégémonie aux USA, - seul pays où le genre feuilletonnesque se porte mal.

On a plus à craindre pour la disparition du cinéma, progressivement la "salle en extérieur avec public d'inconnus et regard bloqué vers l'écran", risque de devenir aussi rare que le film "noir/blanc et muet", un OVNI comme l'Artiste avec Jean Dujardin. Déjà, on nous propose des simulations de projection cinématographique avec un vrai public, sans bouger de chez soi ; ou, à l'inverse, de privatiser une salle de cinéma, pour une projection d'un grand classique avec des amis. Ces phénomènes, ces nouvelles offres commerciales, sont significatives. Qui eût cru à un tel danger couru par le cinématographe? Vingt ans plus tôt, l'opinion cultivée craignait plutôt pour l'avenir du théâtre.

Ce qui se déroule sous nos yeux ? une immense recomposition de la culture, où ne sont pas en reste l'audiovisuel et l'industrie (naissante) de la simulation, jeu vidéo en tête. Ce qui saute aux yeux : l'effondrement de la presse papier, la raréfaction des librairies indépendantes, le cannibalisme triomphant des réseaux sociaux, le chantier pharaonique de la numérisation de la Bibliothèque universelle. Comme toujours, le grand tournant, le dernier virage, l'achèvement de cette révolution silencieuse, arrivera sur des pas de Colombe, selon un "modus operandi" si inattendu qu'il en sera invisible. Je parie sur les plateformes audiovisuelles comme Netflix : elles proposeront une offre de services qui clôturera le vieux monde. Laquelle ? C'est la question à un million de dollars, la réponse est réservée à de futurs commanditaires (Lol).

Le feuilleton et la série transgressive, deux grands "invariants anthropologiques"

Pourtant, malgré ce chamboulement, les deux extrêmes de la fiction, le feuilleton tranquille ("Seconde chance") et la série transgressive ( "la casa del pape"), demeureront, tout en évoluant dans leur contenu et dans leur mode de diffusion. Car ils correspondent à des grands "invariants anthropologiques" de la civilisation contemporaine : la jeunesse avide de prise de risque fabulée ; les retraités septuagénaires (et plus) en demande d'une fiction journalière pas stressante ; la "maman" au foyer qui allume la télé en "access prime time" (18-19H) pour se détendre, seule ou avec une copine, sous l'oeil curieux des enfants (je rappelle que "maman" est une fonction occupée par un homme ou une femme, comme l'a expliqué le grand pédiatre Donald Winnicott).

Enfin, s'il y a sans doute plus de chance de dénicher un chef d'oeuvre imagée sur les plateformes Netflix ou Salto que dans la famille télévisuelle du feuilleton ou du script, ce n'est pas une fatalité ; le déterminisme absolu n'existe pas en Histoire culturelle. Rappelez-vous Les Misérables (1862) de Victor Hugo, roman-feuilleton et chef d'œuvre tout court, écrit pour produire une version sublimée d'un autre feuilleton fameux, plus inégal en qualité, les Mystères de Paris (1842-43) d'Eugène Sue ; dont l'influence sur la société française vingt ans plus tôt est avérée : un immense courrier des lecteurs, les citations dans des revues de toute obédience, en témoignent. En dehors de cette possibilité, il n'est pas mauvais que cette partition entre fiction télé "haut de gamme" et fiction télé "bas de gamme" continue d'exister. Avec leur simulation banale d'existence banales, le feuilleton et le script transportent plus d'émotions et de morale ordinaires que "Stranger Things" ou "La casa del pape". Or vous vous souvenez de leur public : les seniors certes, mais aussi les "mamans" avec enfants, de CSP modestes. Autrement dit, le futur national dans sa majorité, biberonné aux bons sentiments et au progressisme (le temps me manque pour en faire la démonstration, mais le feuilleton français est progressiste, y compris "Seconde chance", qui en appelle à l'énergie féminine, pour se construire un destin autonome).

Les fictions sont des machines à agir et à pâtir

Les fictions sont des machines à agir et à pâtir, qui proposent des modèles de conduites humaines en fonction de situations génériques, de schémas narratifs spécifiques à chaque genre ; non pour les proposer à l'imitation du public, mais pour fournir des repères ou des balises à l'action (en son for intérieur, le spectateur sait très bien que la fiction n'est pas la vie sérieuse). Il est bon que toutes les fictions ne soient pas orientées du côté de la recherche esthétique, des émotions fortes et des comportements amoraux comme "La casa del pape" ; ou, tel "Stranger Things", dans le sens d'un imaginaire-refuge, d'un réservoir de monstruosités maléfiques mettant à l'épreuve une famille moyenne. La boussole émotionnelle d'une nation résulte non pas d'un genre (ni d'un média) privilégié, fut-il national, artistique et bien pensant, mais d'un système des genres de sa civilisation (et d'un pluralisme de médias), qui comprend pêle-mêle les réussites esthétiques et le tout-venant, les fictions importées de l'Étranger et les productions nationales, les histoires édifiantes et les histoires immorales. Quant au sort du Livre, ne craignez rien chers lecteurs, la quasi-totalité des récits audiovisuels adaptent des livres, roman, nouvelles, enquête, témoignage, autobiographie, autofiction, entretien, etc. Pour des raisons à la fois économique et culturelle, l'invention narrative ne dispose pas d'une niche propice dans le processus de la fabrication audiovisuelle. Et ne vous laissez pas impressionner par les exceptions qu'on ne manquera pas de vous citer. Comme l'orthographe, le monde de la culture est tortueux.

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