Marina van Zuylen : savoir ne penser à rien !<!-- --> | Atlantico.fr
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"L'art d'être distrait" de Marina van Zuylen, à retrouver aux éditions Flammarion.
"L'art d'être distrait" de Marina van Zuylen, à retrouver aux éditions Flammarion.
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Atlantico Litterati

L’essayiste anglo-saxonne Marina van Zuylen - déjà auteure chez Flammarion d’un « Eloge des petites vertus » - publie un nouvel essai : « L’art d'être distrait » ( Flammarion). Comment se perdre pour mieux se trouver. Beau programme, vérité profonde que nous avons souvent vérifiée.Court bréviaire bien nécessaire en ce siècle débordé… Parution le 24 avril. Un « must » en exclusivité pour Atlantico.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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La seule science que ne possèdera jamais l’IA, c’est-celle qui consiste à ne PAS penser. Tous les robots du monde ne pourront jamais rêvasser, cette manière humaine -tellement humaine- de  se perdre de vue un moment « pour mieux se retrouver » ( l’art et la manière de  laisser notre esprit vagabonder comme le faisait, par exemple,  Roland Barthes face à la splendeur de tel ou tel  Haïku japonais ) ; or, nous apprend l’ essayiste anglo-saxonne Marina van Zuylen dans son (subtil) essai :« L’art d’être distrait- se perdre pour se trouver » (Flammarion, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clotilde Meyer ),la capacité qu’ont certains  (rares) humains de pouvoir se fortement concentrer pour mieux appréhender telle ou telle problématique a vu ses vertus triompher au fil des apprentissages de l’humanité, certes.Personne n’en disconvient. Cependant – et beaucoup moins célèbre- l’art de ne penser à rien,  cette manière de laisser  à son cerveau une totale vacuité, est une composante essentielle de l’intelligence et de la créativité.

« Rappelons-nous que Nietzsche affirmait trouver ses idées les plus fécondes en se promenant sans but ; pour être valable à ses yeux, une pensée devait surgir de la déambulation », rappelle  l’essayiste Marina van Zuylen, qui se penche en philosophe et artiste de la pensée sur la notion de « distraction », révélant les plaisirs et les perspectives méconnues  de l’éparpillement mental, les petits et grands miracles qu’il accomplit. »

Parfait exemple de ce  vagabondage riche de conséquences créatives : les rêveries de Roland Barthes face à tel ou tel Haïku (cf.  bref poème japonais).(  Lire- à propos du haïku vu par Barthes : « La préparation du roman » Point/Seuil/ L’empire des signes/ Point-Seuil) .

 Au passage, deux exemples de haïkus :

«  Sur la pointe d'une herbe
devant l'infini du ciel
une fourmi »

Ozaki Hôsai (1885-1926)

Et encore :

« Ce matin l'automne - 
dans le miroir
le visage de mon père »

Murakami Kijô (1865-1938)

«La dialectique entre présent et passé ou plutôt entre instant et souvenir fait dire à Barthes que  dans le haïku » :  « Le sens n’ est qu’un flash, une griffure de lumière. » Roland Barthes (1915-1980)

«  Griffure de lumière. » C’est beau.Cherchons donc désormais nos « griffures de lumière ». Nous irons mieux, malgré l’actualité et le deuil, forcément.

 « Nous sommes la seule espèce capable de se connecter et se déconnecter à des objets, d’à la fois s’y attacher et s’en détacher. En vertu de notre incapacité de rester continuellement concentré, et du fait de notre propension à sauter d’une pensée à une autre, nous produisons et créons accidentellement des merveilles », affirme Marina van Zuylen dans son « Art de la distraction ». Un ouvrage nécessaire.

En cette période extrêmement  cruelle -pour ne pas dire barbare-, vu ce printemps moche que nous vivons en France, nous sommes sollicités par les impératifs de notre métier avec, en toile de fond,une actualité stressante ; le temps devient une peau de chagrin. Ce pourquoi cette bible de l’art et de la manière de savoir se détacher  afin de rêvasser, mine de rien, nous fait tant de bien. Bravo, voici le remède plaisant ô combien qui nous aidera à supporter ce moche printemps. Annick GEILLE

« Le malaise et la culpabilité attachés à la distraction sont largement liés à la tendance, dans notre culture, à assimiler activité et valeur. Si vous êtes absorbé par une tâche, occupé à taper fiévreusement votre clavier, vous avez l’air beaucoup plus respectable, pour ne pas dire plus « bankable », que si vous êtes en train de rêvasser sur un banc dans un parc.(Marina van Zuylen/L’art d’être distrait/Flammarion Avril 2024)  En librairie le 24 avril prochain.

Repères Marina van Zuylen

Franco-américaine, Marina van Zuylen est professeure de littérature comparée à Bard College (État de New York). Elle trouve dans l’oisiveté des qualités philosophiques. Elle a publiéÉloge des vertus minusculesen 2023, livre « coup de coeur des libraires », qui a reçu un excellent accueil critique.

EXTRAIT de  « l’Art de la Distraction »

Charles Darwin- concentré sur ses recherches, se vit, à la longue, privé d’émotions artistiques

Dans Aux étudiants, aux enseignants, qui rassemble les premières réflexions de William James sur les principes de la psychologie, le philosophe américain livre une série de remarques étonnantes sur les dangers de l’extrême concentration. L’attention, selon lui, est une vertu à double tranchant, qu’il faut cultiver en douceur plutôt qu’inculquer à toute force : il en a été convaincu en lisant le poignant aveu auquel se livre Charles Darwin dans son autobiographie. Ce dernier y explique en effet combien la concentration absolue qu’il a vouée toute sa vie au projet exclusif de théorie de l’évolution a ruiné sa pensée non linéaire, émoussé son goût pour la musique, pour Shakespeare, et même pour les arts visuels. Dans l’étonnante entrée du 1er mai 1881, Darwin conclut amèrement que ses ambitions scientifiques ont fini par atrophier son cerveau, bannir ses poètes favoris et altérer définitivement son jugement de goût :« Jusqu’à l’âge de trente ans environ, tous les genres de poésie [...] me procuraient un grand plaisir ; de même, à l’école, je me délectais de Shakespeare, surtout des pièces historiques. J’ai aussi raconté qu’autrefois, j’aimais beaucoup la peinture, et plus encore la musique. Mais, depuis plusieurs années, je ne supporte plus de lire une seule ligne de poésie ; j’ai essayé récemment de lire Shakespeare, et je l’ai trouvé ennuyeux à mourir. J’ai également perdu presque tout goût pour la peinture et la musique. [...] Mon esprit semble être devenu une sorte de machine à moudre de grandes séries de faits pouren tirer des lois générales, mais pourquoi cela a-t-il causé l’atrophie de la partie du cerveau qui commande le sens esthétique, je ne puis me l’expliquer. [...] Si je devais revivre ma vie, je me ferais une règle de lire un peu de poésie et d’écouter de la musique au moins une fois par semaine : peut-être les parties de mon cerveau aujourd’hui atrophiées auraient-elles pu ainsi se maintenir en activité. Perdre ces goûts est non seulement une perte de plaisir, mais c’est peut-être aussi dommageable à l’intellect et à nos facultés morales, puisque cela affaiblit notre capacité de ressentir des émotions6.

La soudaine imperméabilité esthétique de Darwin est une forme particulière d’anhédonie, en l’espèce l’incapacité de ressentir un quelconque plaisir à travers l’art. James présente ce mal mystérieux dans un passage de ses conférences intitulé « Les lois de l’habitude » : notre capacité de ressentir des degrés subtils d’émotion, affirme-t-il, repose sur la pratique, la mobilisation régulière de façons non téléologiques d’appréhender le monde. Dès lors que le cerveau cesse de poursuivre des buts gratuits – musique, poésie, peinture – et limite son champ d’action à la description factuelle, à la quête exclusive d’informations, alors sa souplesse émotionnelle et esthétique se détériore. Esthétiquement « atrophié » et affaibli, le cerveaude Darwin n’est plus capable de retrouver le « plaisir » fugace procuré par sa « capacité de ressentir des émotions ». Son malheur évoque celui du bourreau de travail qui, désœuvré, se retrouve complètement désemparé. La découverte fortuite du texte de Darwin fit comprendre à James que ses élèves avaient besoin d’être impliqués esthétiquement et non seulement intellectuellement dans leurs études. Pour produire une pensée riche, la concentration doit être stimulée par des ondes de choc empathiques. Inversement, l’attachement de Darwin à un unique objet d’étude a provoqué chez lui une profonde mélancolie, un sentiment de déconnexion. Si, pour James, l’art nous aide à reprendre possession du monde autour de nous, la malédiction de Darwin serait au contraire l’impossibilité de reconquérir un monde perdu.

Le travail, contrairement aux activités de loisir, suit en général une seule direction et vise un but clairement défini. Cela lui confère une automaticité rassurante. L’art et le jeu, inversement, mobilisent des zones du cerveau moins sollicitées, exigeant davantage d’effort et de souplesse, ce à quoi n’est pas toujours prêt un esprit peu entraîné. James n’en fait pas mystère : la fréquentation des œuvres d’art exige un entraînement régulier(Marina vanZuylen/L’art  d’être distrait »/Flammarion)

COPYRIGHT : Marina van ZUYLEN « L’Art d’être distrait : Se perdre pour se trouver » (Flammarion 18 euros/ toutes Librairies et « La Boutique » à partir du 24 avril

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