La mélancolie des Bartleby<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
La maison Fayard ( Mille et Une Nuits) publie une nouvelle édition de « Bartleby, le scribe» d’Herman Melville.
La maison Fayard ( Mille et Une Nuits) publie une nouvelle édition de « Bartleby, le scribe» d’Herman Melville.
©

Atlantico Litterati

La maison Fayard ( Mille et Une Nuits) publie une nouvelle édition de « Bartleby, le scribe» d’Herman Melville. Attention, chef-d’œuvre. J’aimerais mieux ne pas», répond invariablement l’employé Bartleby dès que son employeur lui demande un coup de main. Que signifient ses refus d‘obtempérer, devenus « culte » ? La subtile postface d’Olivier Nora révèle ce que nous voulons savoir.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

Olivier Nora : Bartleby, un cri entre deux silences

Auteur de la postface de cette nouvelle édition de « Bartleby, le scribe » ( 1001 Nuits/Fayard), Olivier Nora utilise sa   science du conscient et de l’inconscient des  écrivains. Bluffant. Et très beau. (« Conserver »).

Pour Olivier Nora, qui revendique son appartenance à la tribu des « bartlebiens » : « Bartleby est le frère de « l’Idiot »  dostoïevskien qui « révèle » au sens chimique ceux qui l’entourent ». Tel est le fil rouge de la  subtile  postface  rédigée par le PDG des éditions Grasset  en l’honneur de cette nouvelle édition de « Bartleby ».Olivier Nora voit juste, il existe des points communs entre Bartleby- son silence obstiné, sa pâleur, sa douceur, et  la bonté christique  de l’Idiot de Dostoïevski.  « Mais combien de difficultés et d’énigmes recèle cette œuvre, la plus complexe que Dostoïevski ait écrite, « lequel voulait relever le défi presque impossible de présenter le portrait d’un homme comparable au Christ, et d’imaginer, avec la plus puissante sensibilité dont un créateur fut capable, ce qui lui adviendrait à lui et aux autres, quel enchaînement imprévisible d’événements se déclencherait, si un tel homme, la bonté incarnée, devait se présenter sur la scène des hommes, comme tombant de nulle part et perturbant le cours ordinaire de leur vie » (cf.La littérature et le bien (II) par Michel TerestchenkoRevue du MAUSS (n° 41). Car « L’idiot est le drame d’un homme vrai dans un monde faux ») :  « Dire qu'il a été un homme tout à fait convenable, je m'en souviens parfaitement. Il était reçu dans le meilleur monde. C'est curieux comme ils s'effondrent rapidement, tous ces hommes convenables! Il suffit du moindre changement de leur condition ; il ne reste alors plus rien, sauf une traînée de poudre ». Fiodor Dostoïevski « L’idiot »/Le livre de Poche) 

« I would prefer not to : la formule cryptée de la résistance passive est contagieuse comme la folie. Tout le monde l’«attrape» au contact du pestiféré. Bartleby est bien le frère en littérature de l’idiot dostoïevskien qui « révèle », au sens chimique du terme, la déraison de ceux qui l’entourent. Surgi du néant, retourné au néant, « seul en ce monde dont il est le seul absent », Bartleby l’écrivain n’est apparu que le temps de dérégler les horloges du monde... » L’instinct divinatoire d’Olivier  Nora lui permet, dans le même mouvement d’envelopper de sa bienveillance Melville et Bartleby. Comment, sans délicatesse, et cet attachement porté à autrui, Olivier Nora pourrait-il savoir d’instinct qui est (en secret) Herman Melville après la mort de son père, la ruine de son frère,  son propre mal -être ? Comment pourrait-il en même temps lire à livre ouvert  ce qu’il se passe dans la psyché de Melville (qui s’engage comme mousse à dix- neuf ans à bord du Saint -Lawrence pour s’initier à la vie en mer, et  fuir le malheur ?    ( « L'écriture de Melville, infiniment libre et audacieuse, tour à tour balancée, puis hachée au rythme des houles, des vents et des passions humaines, est d'une richesse exceptionnelle. Il faut remonter à Shakespeare pour trouver l'exemple d'une langue aussi inventive, d'une poésie aussi grandiose », note un lecteur de Moby Dick sur « Babelio »)

Après  l’échec de Mardi (1849) et de Moby Dick, puis l’échec de « Pierre » ( 1852), Herman Melville devient un écrivain raté, une sorte de mort-vivant, à force de rêves brisés et « de mots pas lus qui s’évanouissent en cendres », précise Olivier Nora, profitant de  cette tendresse qu’il a toujours éprouvée pour les artistes en général, et  ses auteurs  en particulier. « Si Taïpi et Omoo, récits de voyage exotiques teintés de simplisme rousseauiste, sont deux des plus grands succès de librairie de l’époque, le reste de l’œuvre, d’une écriture spéculative beaucoup plus ambitieuse, connaît un destin tragique : Mardi, épais roman allégorique publié en 1849, est assassiné par la critique et ignoré par le public, tout comme le seront Moby Dick deux ans plus tard, et Pierre, ou les Ambiguïtés, en 1852. Le sort s’acharne : un incendie ayant détruit en décembre 1853 les entrepôts de l’éditeur américain Harper, pas un seul exemplaire des œuvres de Melville n’y survit. Aucun de ses romans ne sera réimprimé de son vivant. Imagine-t-on ce que signifie, pour un écrivain déjà désespéré d’avoir été aussi peu et mal lu, la condamnation à ne plus pouvoir l’être du tout ? » 

Et pourtant Herman Melville était « né à l’écriture en mourant au monde terrien », murmure Olivier Nora.  Ce gentleman des lettres est sans doute  l’un des deux ou trois éditeurs de France connaissant le mieux l’imaginaire de ses auteurs.  En sa perfection stylistique,  sa postface nous guide dans le labyrinthe fictionnel de Bartleby, nous éclairant sur les intentions de l’auteur, et décryptant celles du personnage. Pour Nora, Bartleby est né de la mort symbolique de son créateur,  détruit par l’insuccès «  C’est un petit mois avant cet incendie que tombe, du ciel melvillien déserté́, un astre noir : Bartleby the Scrivener. Le texte Bartleby est aussi dénué de passé et d’avenir que le personnage de Bartleby ; il n’a pas d’origine et n’aura pas de prolongements. Rien ne l’annonce véritablement et rien ne lui fera vraiment écho. Ce court chef- d’œuvre est un cri entre deux silences : en amont, celui des mots qui n’ont pas été lus et qui ne tarderont pas à s’évanouir en cendres; en aval, celui des balbutiements poétiques, que le fiasco du Grand Escroc et la publication posthume de Billy Budd ne suffiront pas à trouer »  ,dit Olivier Nora. « Bartleby, dans ces conditions, ne serait-il pas le double du narrateur, son intériorité condamnée aux « Lettres mortes » ? « L’écriture spéculative » (cf. Olivier Nora) de Melville  fut, de son vivant, un échec. Le patron des éditions Grasset-cette grande maison, la plus  désirable de France avec Gallimard- aime et comprend  tous les Bartleby . Las ! Il n’est pas de justice en art. Un bon texte peut se vendre, un mauvais livre aussi. Comme tous les éditeurs, Olivier Nora sait que les « mots pas lus s’évanouissent en cendres ». Le lecteur est aussi désemparé que le narrateur de Melville dans Bartleby. Le narrateur  protègera en vain son scribe ( qui refuse le travail et les écritures de bureau), le retrouvant  plus livide encore que d’ordinaire, mort contre un mur « aveugle ».Bartelby aura donné sa vie pour résister à quoi ? A tout. Ce pourquoi ce personnage  emblématique a fait couler beaucoup d’encre : tous les philosophes et penseurs contemporains, sans oublier les psychanalystes ont « pensé » Bartleby mais le mystère demeure.  Dans la vie réelle, Herman Melville laissa sur son bureau (1891) un courrier « mort-né » : « Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse »…Maxime que  le romancier  a  respectée sa vie durant. Olivier Nora s’est donc lui aussi interrogé sur cette quête de sens incarnée par Bartleby. Le patron de Grasset chérit  les artistes. Il  en est un, la preuve. La joie souvent. La tristesse parfois.Et toujours- mais secrètement- la  mélancolie des Bartlebys.

             Annick GEILLE

Repères Olivier Nora

« Fils de Simon Nora, conseiller de Pierre Mendès France et de Jacques Chaban-Delmas, Olivier Nora est un homme de lettres et éditeur français, neveu de l’historien Pierre Nora(« après avoir passé cinquante-sept ans chez Gallimard à piloter le paquebot des sciences-humaines, l’ académicien Pierre Nora a publie  en 2022 sa biographie intellectuelle : « Une étrange obstination » (Gallimard).

Entre 1991 et 1994, Olivier Nora est directeur du Bureau du livre français à New York.

Il revient en France pour diriger les éditions Calmann-Lévy, puis se voit nommé  en 2000 à la tête des éditions Grasset, prenant la suite du patron « historique » Jean-Claude Fasquelle

De 2009 à 2013, Olivier Nora devient en même temps le PDG de Fayard, maison qui appartient aussi au groupe Hachette.

Aujourd’hui président -directeur-général des éditions Grasset-Fasquelle, Olivier Nora est une figure  majeure de l’édition française. 

Dans sa postface, Olivier Nora évoque une ressemblance conceptuelle entre le personnage de Melville : « Bartleby » et « l’idiot » de Dostoïevski .

Résumé de « L’idiot :  

« Après plusieurs années en Suisse pour raisons de santé, le prince Mychkine rentre dans son pays pour rencontrer la bonne société russe. Visionnaire fondamentalement bon, il sera accepté par cette société cupide et hypocrite comme un être à part. Offrant une autre manière d’être au monde, celui qu’on nomme l’Idiot révèle les excès d’une société en pleine décadence »

Extraits « Bartleby, le scribe » par Herman Melville/ Mille et une Nuit-Fayard) 

« Ah, Bartleby ! Ah, humanité ! »

« Je suis un homme assez avancé en âge. Au cours des trente dernières années, la nature de ma profession m’a mis tout particulièrement en contact avec une catégorie d’hommes apparemment intéressants et quelque peu singuliers à propos desquels rien, que je sache, n’a jamais été écrit — je veux parler des copistes de documents légaux, ou scribes. »  

« Je restai un instant immobile dans le plus profond silence, tentant de reprendre mes esprits stupéfiés. Je pensai aussitôt que mes oreilles m’avaient abusé, ou que Bartleby s’était totalement mépris sur le sens de mes mots. Je réitérai ma demande de la voix la plus claire possible »

« J’étais assis très exactement dans cette position lorsque je l’appelai, lui expliquant brièvement ce que j’attendais de lui — à savoir qu’il collationnât avec moi un court document. Imaginez ma surprise — non, ma consternation — quand, sans abandonner sa solitude, Bartleby, d’une voix singulièrement douce et ferme, me répondit : 

« J’aimerais mieux pas. » 

« Je restai un instant immobile dans le plus profond silence, tentant de reprendre mes esprits stupéfiés. Je pensai aussitôt que mes oreilles m’avaient abusé, ou que Bartleby s’était totalement mépris sur le sens de mes mots. Je réitérai ma demande de la voix la plus claire possible ; mais, tout aussi clairement me parvint la réponse précédente,  « J’aimerais mieux pas» dit-il. »  

« De même, lorsqu’une affaire pressante, un renvoi en cour de chancellerie se déroulait dans mon étude et que la pièce était pleine d’hommes de loi et de témoins, il arrivait qu’un de ces messieurs fort occupés, s’apercevant de l’oisiveté de Bartleby, lui demandât de courir à son bureau (celui de l’homme de loi) et de lui rapporter certains documents. Bartleby refusait tranquillement, et restait tout aussi oisif qu’auparavant. Alors cet homme, abasourdi, se tournait vers moi. Et que pouvais-je dire ? Je finis par comprendre que, dans le cercle de mes connaissances professionnelles, une rumeur étonnée courait au sujet de cette étrange créature que je gardais dans mon bureau »

« je décidai de ne plus y penser pour le moment, je trouverais bien le moyen d’y réfléchir plus tard. « Bartleby, dis-je d’un ton encore plus doux, venez ici ; je ne vais pas vous demander de faire quoi que ce soit que vous aimeriez mieux ne pas faire — je voudrais simplement vous parler. » Sur ce il apparut sans aucun bruit.

« Me direz-vous, Bartleby, où vous êtes né ? »

« J’aimerais mieux pas. »

« Me direz-vous quoi que ce soit à votre sujet ? »

« J’aimerais mieux pas. »

« Mais quelle objection raisonnable vous interdit de me  parler ? Je me sens plein d’amitié pour vous. »

Repères

«  Herman Melville (1818- 1891), né et mort à Manhattan, est un écrivain ( poète, romancier et essayiste) américain. Pratiquement oublié après sa mort, Melville est redécouvert dans les années 20 après  la célébration du centenaire de sa naissance, grâce à son œuvre- maîtresse Moby Dick  (1851), chef-d’œuvre de Melville avec-  entre autres textes magnifiques« Bartleby » ;  « Moby-Dick » est l'histoire d'une obsession : depuis qu'un cachalot a emporté la jambe du capitaine Achab, celui-ci le poursuit de sa haine. « Jamais on n'épuisera la science des baleines », note Melville. « Jamais non plus on ne viendra à bout de la fascination qu'exerce ce roman sombre et puissant », ajoute un lecteur».Herman Melville est considéré aujourd’hui comme  l’une des grandes figures de la littérature mondiale ».

Copyright Herman Melville : « Bartleby le scribe , une histoire de Wall-Street »- traduction Bernard Hoepffner, postface Olivier Nora ( 1001 Nuits- Fayard)/80 pages/ 4euros /Toute librairies et « La Boutique » 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !