Jacques Julliard : « Avec Emmanuel Macron, en fait de révolution, nous n’avons que le chambard ! »<!-- --> | Atlantico.fr
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Le dernier ouvrage de l'éditorialiste disparu récemment, « Chronique du déclin français » (Albin Michel), regroupe plusieurs chroniques publiées ces quatre dernières années, dans Marianne et dans Le Figaro.
Le dernier ouvrage de l'éditorialiste disparu récemment, « Chronique du déclin français » (Albin Michel), regroupe plusieurs chroniques publiées ces quatre dernières années, dans Marianne et dans Le Figaro.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Atlantico Litterati

Publiée chez Albin Michel, cette « Chronique du déclin français » résume avec beaucoup de force narrative la pensée qu’exprima toute sa vie le journaliste-essayiste-éditeur Jacques Julliard (1933-2023) dans « Le Nouvel Observateur » d’abord, « Marianne »ensuite, et une fois par mois enfin pour le Figaro. Ces fines analyses de notre société disent la France avec une pertinence d’expert, tout en traçant le cheminement existentiel vécus par une majorité de français. Indispensable.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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« Il  n’est de bonheur littéraire que dans les choses qui manquent. Pas d’explication», affirmait Bernard Frank.A fortiori quand les êtres manquent aussi, a-t-on envie d’ajouter. En lisant le recueil de chroniques de Jacques Julliard (+1933-2023),qui vient de paraître chez Albin Michel  – son dernier livre, car  ce grand journaliste  et historien  nous a quittés en septembre dernier- on se dit aussi que ce manque qui fait les bons romans devient une tendance lourde  de nos jours : les « êtres et les choses manquant » semblent nous  faire davantage défaut dans la France d’aujourd’hui. Sans qu’augmente pour autant  notre « bonheur littéraire ».Demain, au comble de l’échec national,  nous écrirons sans doute dans un  « bonheur » augmenté par  l’espoir  d’une vigueur retrouvée, mais aujourd’hui, au creux de la vague, nous nous contentons de souffrir- en secret ou pas-de ces êtres et ces choses - qui manquent à notre « douce France » pour qu’elle retrouve  son succès international,son panache des années passées, ses couleurs et ses musées. Aujourd’hui, la France fait pitié.

Nous incarnons tous peu ou prou des naufragés civilisationnels,  tentant de gagner le rivage,un lieu où  s’amarrer et recouvrer  « les choses  et les êtres qui nous manquent  » . Comment oublier nos défaites économiques, et ces humiliations subies par  cet ex grand peuple que nous fûmes apparemment, incapable aujourd’hui de défendre sur son sol la moindre souveraineté, échaudés par nos mauvais résultats à toutes sortes d’examens économiques, politiques et sociétaux. Notre  (fameuse) culture  étant toujours atteinte quand la France va mal, la voici elle aussi sans voix ni élan. A genoux.

 Dérèglements climatiques, insécurité,  désindustrialisation, agriculture aux abois avec la concurrence européenne, immobilier en crise,  dette prodigieuse, impuissance publique,  services à la dérive, délinquances galopantes, hôpitaux, École et République  lessivés, nous ne pouvons même pas organiser un référendum sur l’immigration, comme si le fait que celle-ci devient problématique- voire dangereuse- était notre destin. « Le Christianisme- c'est-à-dire la religion du Christ, fait partie de l'identité française au même titre que sa langue» dit Jacques Julliard, alors que nos professeurs et nos prêtres sont égorgés, quand nos églises en ruine sont pillées.

      A quel moment la France a-t-elle commencé de s’affaisser durablement   ? A force de passivité, nous avons tous été les artisans de ces défaites successives, en quelque sorte.   Nous n’avons rien vu venir, Tous coupables un peu beaucoup- passionnément, nous étions des français distraits, chacun à sa façon ;  Jacques Julliard,  qui fut jadis et naguère biberonné au lait  hyper vitaminé de la revue « Esprit »  a quant à lui tout observé et tout compris au fur et à mesure des avancées de notre décrépitude. C’est pourquoi Jacques Julliard nous manque déjà, quelques mois après sa disparition, à 90 ans ; et nous manquera toujours parce qu’il incarne plus que d’autres penseurs contemporains une figure de l’intelligence politique débarrassée de l’idéologie .Jacques Julliard parle une langue française hors des slogans et formules, toutes choses qui faussent les perspectives et rendent chaque discours de nos dirigeants  chaque fois plus « prévisible », avec des prises de paroles d’un ennui mortel. Nous prendrait- on pour des sots ? Nous sommes vaincus, perdus et perdants certes, mais on nous a endormis. L'innovation dans le discours  surgit avec la liberté de penser, qui provoque  la liberté de ton, donc notre surprise.Un mot aurait suffi pour nous rendre cet esprit envolé. L’esprit français.Jamais surpris, endormis, donc,  nous baillons. Jadis, et naguère, les discours des gouvernants nous réveillaient. Ainsi réveillés, nous  sursautions,  puis agissions nerveusement. Stériles aujourd’hui, avachis sur nos canapés, nous sommes saturés : le creux, le vide est envahissant. Nous sommes morts ? Non, fatigués seulement, donc, obéissants ; nous devenons sans le savoir des êtres faibles, ballotés, médiocres, décevants, tels  le discours ambiant ; celui de la publicité télévisée nous dit que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous consommons rageusement, malgré le pouvoir d’achat maigrichon. Les illusions  perdues nous protégent du manque d’énergie,  d’ambition, empêchant une vision juste de nos dirigeants : « Je viens de parcourir les chroniques mensuelles que j’ai données au Figaro depuis les débuts de la présidence d’Emmanuel Macron. La tonalité en est crépusculaire, avec une tendance à l’aggravation. Est-ce moi qui vieillis mal, ou est-ce la France qui s’affaisse ? Je crains, malheureusement, que la seconde hypothèse soit la bonne. » ( page 221, Jacques Julliard, « Chroniques du déclin français ) « Dans tous les cas, la pente est descendante : et dire que nous avons un président jeune, qui promettait à la France la reprise de la marche en avant ! ( Dieu sait si après la présidence Hollande et ses augustes fiascos ( en particulier la destruction de la Justice), une remise en marche de la France semblait nécessaire : ce sera pour une autre fois. « Plus que cela : la Révolution, du nom de son livre programme. En fait de révolution, nous n’avons que le chambard. » poursuit, très en forme, un Français victorieux et il n’y en a pas deux.

 Nous savions tout faire,  en France, jadis et naguère, mais nous avons  tout oublié. Découragés, nous n’allons même plus voter. Nos dirigeants nous fatiguent d’avance, leurs idées n’en sont pas, seuls les Maires savent. La mairie c’est la science du terrain, au point qu’aujourd’hui certains livres nous tombent des mains, écrits pour affirmer d’abord et avant tout non pas une pensée, une idée, un concept, quelque chose qui risquerait de nous tendre un miroir providentiel ; une parole libre, audacieuse, afin de nous secouer en quelque sorte, et  surtout, de nous éclairer, nous aidant à  mieux penser ; mais nous rêvions encore, et les paroles creuses prennent le dessus ;Chaque famille française n’a pas un maire dans ses relations. D’où notre déprime. Ces articles téléphonés pour nous faire bien voter, ces livres laborieux, écrits par d’autres, signent avant toutes choses l’appartenance fidèle et militante à une famille politique, une idéologie. Nous baillons encore et  revenons à nos chimères, le déclin est à l’œuvre au cœur de nos déceptions .Le déclin est à l’œuvre dans toutes les consciences.Le travail ne nous intéresse plus que pour une chose, et une seule : le pouvoir  d’ achat qui a remplacé Jésus. Acheter, c’est communier.

Et voici enfin le choc que vous attendiez et je vous promets que pour une fois, à la lecture de Jacques Julliard  concernant le déclin français, vous allez sourire, aimer, vivre enfin ! Ces chroniques plus ou moins désabusées ne sont jamais une carte du parti, un ticket d’entrée dans telle ou telle chapelle  de la « deuxième gauche », de la  première droite,  ou de  la fameuse (et contagieuse) « extrême droite » ( tout ce qui n’est pas de gauche étant  aujourd’hui baptisé « d’extrême droite » ( sic)…« Non seulement les démocraties ne progressent pas  à travers le monde, dit Jacques Julliard page 73, mais c’est le mouvement inverse qui se dessine. Des pays comme l’Égypte, l’Algérie, la Tunisie, par exemple, mais aussi le Venezuela, qui étaient naguère au seuil de la démocratie, sont aujourd’hui au cœur de la dictature. Les espoirs, fondés sur une extension indéfinie des droits de l’homme sont réduits à néant. Le fondement de cette philosophie, l’universalisme des Lumières, est battu en brèche, et même dénoncé comme une imposture. Ce que l’on voit déferler sous le nom de wokisme, est une véritable régression, fondée sur le primat du particulier au détriment de l’universel, et potentiellement sur la lutte des races, la lutte des sexes, la lutte des cultures. Les droits de l’homme qui ont été le fondement de l’idée démocratique, sont en train d’en divorcer à cause d’une demande indéfinie de leur extension qui met en cause le consensus nécessaire à la vie démocratique et finissent par consacrer l’hybris individualiste du citoyen moderne. La France, qui, historiquement, de la fin du XVIIIe siècle à celle du XXe siècle a été le vecteur principal de cette démocratie des droits de l’homme est l’illustration la plus éclatante de ce divorce. Est-elle capable de se reprendre ? Et qui pour l’y aider ? (Page 74, Jacques Julliard/ Chronique du déclin français).Remarquable analyse, parole d’or.

La pensée de Jacques Julliard va-t-elle nous permettre de « nous reprendre » un brin, et pourrait-elle nous aider au sursaut libérateur, par ces  doses de vitamines qu’apporte à chacun une pensée libre, une idée vraie ?  Ce surcroît de liberté provoque une pensée en retour, avec augmentation immédiate de nos surfaces intérieures . Un  cadeau gratuit comme seule peut nous offrir une pensée neuve, hors des chemins tracés.

      La pensée d’un ami intelligent (pléonasme)par exemple. «Je suis de ceux qui pensent que la laïcité, notion d'origine chrétienne, est un progrès décisif, non seulement pour la civilisation occidentale, mais pour l'humanité tout entière », écrivait Jacques Julliard dans « Le Nouvel Observateur », celui de Claude Perdriel et  de Jean Daniel, au moment de l'affaire des foulards de Creil, en 1989.

JacquesJulliard n’a pas peur d’affirmer quelques pages plus loin : «Ne nous racontons pas d’histoire, l’année 2023 ne sera pas bonne.(…) Jamais les menaces de guerre n’ont été aussi grandes. Mon ami Luc Ferry s’est fait une sorte de spécialité de railler les chantres complaisants du déclin, et du malheur présent.(…)

(…) Pour autant la France est loin d’être une démocratie exemplaire. (Page 130) Du fait de la guerre d’Ukraine, la campagne électorale n’a pas eu lieu. (…) Jamais de mémoire d’historien, on n’avait vu défiler un tel ramassis de propositions où l’ineptie le dispute à la démagogie ». 

Et encore ceci : « Depuis que Macron s’est débarrassé des « Gilets jaunes » en ouvrant sa bourse et depuis qu’il a payé la crise du Covid à guichets ouverts, ce keynésianisme de crise a pris la forme du refus de toute rationalité comptable. » Puis ceci page 157, qui rappelle les polémiques sur l’absence du premier Français à la marche contre l’antisémitisme  : « Avec le respect que je dois au président de la République, je trouve- je le confesse- à cet homme au visage clair et ouvert quelque chose dans l’esprit  de versatile, de tortueux, de chimérique, qui ne laissera jamais de m’étonner »

A mille lieues de toute région habitée par le sectarisme et l’idéologie, Jacques Julliard  écrit « à la Montaigne » : il sait qu’il a beau savoir, il ignore l’essentiel, son beau souci : pourquoi la France des Lumières ce grand pays, est-il tombé si bas en  douze, quinze ans tout au plus ? Comment faire et par où commencer vite, et bien, pour que cesse cet effondrement sans bruit retentissant partout ?  « Je me sens toujours de gauche Mais je ne me sens plus représenté par ceux qui parlent en son nom. », confiait  récemment Jacques Julliard dans l’un de ses articles pour le Figaro. «Nous vivons aujourd'hui un véritable chiasme intellectuel : la gauche a abandonné toutes ses valeurs – la laïcité, la nation, l'universel, l'école républicaine, la sécurité – à la droite.

The French are more intellectual than most of us. Where else would you hear a weekly radio, essay dedicated to the work of the sixteenth century French thinkerMichel de Montaigne”? s’interrogeait récemment un journaliste du « New -York- Times ». Montaigne, encore et toujours, ce brillant symbole de l’esprit français.

 L’un des  maîtres de Jacques Julliard, qui puise dans la littérature sa liberté politique.Et, ainsi, ne nous quittera jamais.                      

Repères Jacques Julliard,

Éditorialiste au Nouvel Observateur de 1978 à 2010, à Marianne à partir de 2010 et chroniqueur au Figaro de 2017 à sa mort, Jacques Julliard a été, entre autres, membre de la direction de la CFDT, contributeur régulier de la revue Esprit, et directeur de collection aux Éditions du Seuil.

Jacques Julliard, ou Le « Julliardisme » selon la formule de Franz-Olivier Giesbert, écrivain et journaliste.« Pour cette liberté, ses contempteurs, qui ne comprenaient décidément rien à la dialectique et encore moins au « julliardisme », l'ont accusé d'avoir « dérivé », laquelle dérive s'entend toujours comme un mouvement de la gauche vers la droite. Du Nouvel Observateur, où il tenait une chronique de 1978 à 2010, à Marianne et au Figaro, il a été cohérent, montrant par l'orientation éditoriale de ses différents employeurs que le mur, dans le fond, ne compte pas, seule importe l'affiche qu'on y colle. L'affiche, c'étaient ses articles tant attendus par une jeunesse intellectuelle en mal de maîtres et en demande de transmission. Ils étaient, ces éditoriaux, écrits d'une plume érudite, de véritables lumières, qui, en quelques mots, remettaient Marianne à la place qu'elle n'aurait jamais dû quitter : au centre de tout. »( Franz-Olivier Giesbert, dit « FOG », /Le Point)

Jacques Julliard, à propos de Jean Daniel :

« En novembre 2010, j’ai accepté la proposition de rejoindre « Marianne », mais j’ai pleuré en quittant « le Nouvel Observateur ».Cela n’ôte rien à la gratitude et à l’admiration que j’éprouve pour Jean Daniel. Son charisme exceptionnel a fait de lui un meneur d’hommes, un chef d’équipe, un entraîneur de journalistes. Il aimait séduire et il était aimé. Nous écrivions pour lui. (…)Mais Jean Daniel avait aussi les réflexes d’un professionnel qui savait faire place à l’événement, quitte à bouleverser le journal au dernier moment... »

Jacque Julliard,  membre du comité de rédaction de la revue Esprit et proche de ses grandes plumes, parmi lesquelles Jean-Marie Domenach, Pierre Emmanuel et Paul Ricœur, Jacques Julliard défendait le droit des peuples à l'autodétermination. Il a refusé la torture, les brimades et les statuts de seconde zone, quand, comme il le rappelait, la majorité de la gauche socialo- communiste voulait seulement la paix en Algérie, et non l'indépendance.

Lire aussi, entre autres œuvres de Jacques Julliard :

Le Malheur français(Flammarion, coll. « Café Voltaire »), 2005La Reine du monde : essai sur la démocratie d'opinion( Flammarion, 2008) L'Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne( Flammarion, 2008)Que sont les grands hommes devenus ? : Essai sur la démocratie charismatique,( Éditions Perrin), Les Gauches françaises (Flammarion, 2012Prix Jean-Zay 2012 et Grand Prix Gobert 2013),Le Choc Simone Weil, (Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2014) L'école est finie, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2015) etc.

«Comme ses maitres spirituels Bernanos et Simone Weil, Jacques Julliard n'hésita pas à se détacher de son camp au nom de la vérité. Cela lui valut l'excommunication de certains cercles de pensée. L'historien Daniel Lindenberg l'avait rajouté à la liste des déviants « néo-réactionnaires » lors de la réédition de son pamphlet en 2016 ». (Eugénie Bastié/Le Figaro) Et encore ceci :  « Je ne dis jamais que je suis chrétien. Si je le suis, c'est aux autres de le dire ». La foi dans le Christ fut la colonne vertébrale de sa vie(Eugénie Bastié/Le Figaro)

Copyright Jacques Julliard : « Chronique du déclin français » 338 pages, 21,90 euros, toutes librairies et « la Boutique »

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