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Impressions, Pivot
©ROMAIN LAFABREGUE / AFP

Atlantico Litterati

Très ouvert à la confrérie des auteurs, éditeurs, libraires et lecteurs, sans oublier ses centaines de milliers de followers sur « Twitter », le pape des lettres, par pudeur et sens du devoir, verrouille tout le concernant. Quelques clefs en douce.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Dans le milieu littéraire, en particulier à l’automne, tout le monde rêve de rencontrer Bernard Pivot. Pas seulement parce qu’en tant que président du Goncourt, il fait la pluie et le beau temps sur les listes des romans « goncourables », mais parce qu’auteur lui-même (souvent primé), critique littéraire (le JDD), homme de télévision (créateur du mythique « Apostrophes »), journaliste (fondateur du mensuel « Lire »), Bernard Pivot est devenu le président de la République des Lettres. Il incarne si bien cette passion française, que l’approcher un tant soit peu, c’est voir de près - et mieux comprendre- le principe fondateur de notre République. « Je me suis toujours senti pauvre, lisse et sans mystère », note à son propos Bernard Pivot. La modestie étant son fort –une sorte d’armure aussi -, l’on ne trouvera pas, auprès de cet homme non seulement secret, mais qui sent à dix kilomètres le piège tendu par votre question, des explications techniques concernant le moteur de son hors -bord. Journaliste depuis toujours, et sans doute le meilleur d’entre nous, Pivot a compris avant que vous n’ouvriez la bouche, rien qu’avec votre badge- ou le titre qui vous envoie-, ce que vous attendez de l’interview.L’ auteure Irène Frain s’en est aperçue à la parution du livre :« Oui, mais quelle est la question ? » (Bernard Pivot/ Nils Editons), alors qu’elle réalisait une interview de Pivot pour « Paris- Match ». (« Quand je quitte Bernard Pivot, un quart d’heure plus tard, il en sait dix fois plus sur moi que moi sur lui ! », écrit-elle avec humour). Quand vient la saison des listes d’automne (« Le soutien que les grands prix apportent à la librairie et aux ventes de droits à l’étranger profite à la littérature dans son ensemble », rappelle Fabrice Piault, patron de « Livres-Hebdo »), langue de bois et devoir de réserve deviennent pesants. En lisant Bernard Pivot, et en étudiant son parcours, avec quelques souvenirs et un zeste d’intuition, cependant, l’on peu se faire une idée. Déchiffrer. Tenter de comprendre. Lyonnais d'origine modeste, dévoreur précoce du « Petit Larousse », fils d’une mère aimante et d’un père prisonnier de guerre, Bernard Pivot étudie le droit, puis « monte » à Paris pour s’imposer au CFJ. Depuis, il est cet « écrivain-journaliste » qui, au cours des quatre dernières décennies, a exercé la plus forte influence littéraire en France. Entré au « Figaro –Littéraire » en 1958 (il se voit décerné le « prix du meilleur critique », soit son poids en bouteilles de Champagne (passionné par l’œnologie, Bernard Pivot publiera plus tard son « Dictionnaire amoureux du vin » /Flammarion). En avril 73, l’ex -plumitif lance « Ouvrez les guillemets », grâce à Yves Berger (conseiller de Grasset), qui le recommande à Jacqueline Baudrier ; celle -ci cherchait l’animateur idéal pour l’émission qu’elle projetait de lancer sur la première chaîne. Mort de trac, préféré à Matthieu Galey (critique à « l’Express », aux « Nouvelles littéraires » et au « Masque et la plume », auquel on devra-post mortem- un « Journal »dénonçant la « cuisine » des prix), le jeune Pivot travaille sa diction. Lors du premier numéro, Pivot oublie tout et redevient ce qu’il est : un lecteur enthousiaste. Réaction des observateurs du PAF : « Ton côté spontané va plaire ». Baudrier l’appelle « Bernard ? Changez de costume, vous avez l’air d’un garçon de café ; pour le reste, bravo : ça va marcher ». L’audience du lundi soir double, en effet. En 1975, L’ORTF éclate. Pivot passe sur Antenne 2, où il fonde « Apostrophes ». Quelques écrivains autour d’un thème. Les pour ceci, les contre cela. Chaque vendredi soir, à vingt –et-une heure trente, au fil des 724 numéros, deux millions de téléspectateurs en moyenne se passionnent pour ce débat, à moins que Pivot n’organise un dialogue intimiste avec un seul auteur, mais quel auteur : Nabokov, Yourcenar, Simenon, Albert Cohen, Milan Kundera, Marguerite Duras, Alexandre Soljenitsyne, entre autres. Avec ses amis Pierre Assouline et Pierre Boncenne, Pivot fondera ensuite « Lire » au Groupe Expansion (cf. Jean-Louis Servan –Schreiber), titre qu’il propulsera plus tard au groupe Express. C’est ainsi que cet homme de culture apprit l’importance commerciale de décliner une marque à l’international, ce qu’il n’a cessé de faire avec la marque « Goncourt. (« Le choix Goncourt de la Slovénie », « Le choix Goncourt de l’Italie », « Le choix Goncourt de la Croatie » etc., décernés une fois l’an à divers auteurs « Sélectionnés Goncourt » mais n’ayant pas obtenu le Prix ; plus le –très- désirable Goncourt des Lycéens, le« Goncourt du Premier Roman », le « Goncourt de la biographie », etc.…). Le 7 septembre prochain, dans le cadre du Salon du Livre de Nancy, (« Le Livre sur la Place »), le jury de l'académie Goncourt fera connaître sa première sélection 2018. Un événement. Fondé en 1979, le « Livre sur la Place », (un « must » pour les auteurs de l’automne, sorte de Festival de Cannes du Livre), parrainé par l'académie Goncourt, accueillit l’an dernier près de deux -cent -mille visiteurs. Nancy étant aussi la ville natale d'Edmond de Goncourt, les archives de l'académie Goncourt y furent rassemblées en 1988 .On comprend la stratégie de Pivot : une manifestation pérenne, un succès littéraire ET public : « Le Livre sur la Place » (la place Stanislas) a tout pour lui plaire. Ce pourquoi la commissaire générale du « Livre sur La place »-Françoise Rossinot -fille de libraires, épouse de l’ancien maire et ministre André Rossinot -vient d’être promue « déléguée Générale de l’académie Goncourt », succédant à Marie Dabadie (seule salariée de l’académie Goncourt- 3000 euros mensuels)-, écartée « sans ménagements » (dixit Marie Dabadie), après « des années de bons et loyaux services » ; ce à quoi Pivot répond : « C’est une décision qui fut approuvée par l’ensemble du jury -(Pierre Assouline, Tahar Ben Jelloun, Françoise Chandernagor, Philippe Claudel, Paule Constant, Didier Decoin, Virginie Despentes, Patrick Rambaud, Eric-Emmanuel Schmitt), et nous n’avons rien à lui reprocher ». Existe-t-il d’ailleurs un juste moyen d’écarter ceux que l’on souhaite voir remplacés par d’autres ?Pour Bernard Pivot les deux qualités d’un juré sont « l’abnégation et la générosité ».Celles d’un « bon » secrétaire -ou délégué –général , poste stratégique s’il en est , exige sans doute une personnalité susceptible d’ apporter une sorte de dot aux célébrissimes jurés Goncourt. D’où Madame Rossinot, dont le « Livre sur la Place », fait florès. J’ai testé: Il s’agit en effet d’un Salon du Livre « cinq étoiles- Luxe ». Sans doute le mieux organisé et le plus agréable de France. Avec pour les auteurs invités, la garantie de signatures et de débats gratifiants. Sans oublier ces tentes déployées sur l'une des plus belles places du monde. On y attend cette année- entre autres invités-Salman Rushdie. N’essayez pas, à cette occasion, de faire parler Pivot de la première Sélection Goncourt. Le taulier des Lettres ne tombera pas dans le panneau. Pivot est un chat. Ilne mord ni ne griffe, mais n’en fait qu’à sa tête ; affable, souriant tel le « Cheshire Cat » de Lewis Carroll, il se moque de vos questions en son for intérieur. Sa méthode ? Vous abandonner son sourire pour mieux disparaître après avoir dilué sa réponse. Traumatisé jadis par un confesseur intrusif, Pivot comprit que le pouvoir résidait dans la question. Il décida de devenir journaliste. « Je répondis au prêtre en l’interrogeant à mon tour ».Depuis lors, l’ex-pensionnaire est devenu cet interviewer patelin aux questions faussement bonhommes, mais toujours limpides, auxquelles les grands esprits de ce temps ont répondu en direct- live. Pour ce qui est de Bernard Pivot lui-même, vous ne saurez rien de plus que ce qu’il veut bien laisser dire. Sur Internet, sa bio est tirée au cordeau ; tout y est, impeccable, vissé à double tour. Une prudence instinctive, et un minimum de méfiance, distinguent ceux qui se sont faits eux- mêmes des héritiers, en général assez désinvoltes. Pivot adore le mot « désinvolte «, au point de vouloir intituler son futur roman « La vie désinvolte » : beau titre pour un auteur qui est tout, sauf désinvolte.

Si vous insistez, il vous dira que le Goncourt est « le prix plus prestigieux de la francophonie, après le Nobel » (victime d’un scandale provoquant des démissions en série, le Nobel de littérature ne sera pas décerné cette année).L’ amateur de littérature ne sera pas dupe de ce « Nobel alternatif »qui, à l’aide de votes en ligne, vient d’établir sa sélection. Le « Nobel alternatif » oublie dans sa –vaste- liste d’auteurs dignes d’être distingués l’écrivain français Pascal Quignard, immense prosateur, inventeur de la tierce forme, qui publie chez Grasset. Par opposition à cette ambiance suédoise délétère, le « pape des lettres » adopte la posture du commandant sur la passerelle « France ».Réserve professionnelle et pudeur personnelle le caractérisent. « L’académie Nobel, avec ses cent ans d’âge, comme l’académie Goncourt, qui a cent ans elle aussi, sont des institutions plus fortes que leurs détracteurs », souligna le« Roi-Lire » à Stockholm, où il se rendit en l’honneur de Patrick Modiano. Durant le « Discours de Suède »prononcé par le lauréat (à se procurer d’urgence chez Gallimard), ce bruissement des pages que tournaient, sidérés par la beauté du texte, les académiciens Nobel, je ne l’oublierai pas).

En cette rentrée 2018(« l’inflation de nouveaux titres est l’une des causes du contraste entre le statut de l’écrivain et la réalité économique »rappelle Pascal Ory, président du « Conseil Permanent des Ecrivains »), le magazine « Livres- Hebdo » répertorie« 567 romans -381 français et 186étrangers publiés entre août et octobre » . De quoi donner le vertige aux jurés. Très attendus, Boualem Sansal, Christophe Boltanski, Serge Joncour, Olivier Adam, Maylis de Kerangal, Christophe Donner, Alain Mabanckou, Laurence Cossé, Christine Angot, Eric Fottorino, Yasmina Khadra, Amélie Nothomb – entre autres auteurs de la rentrée –sont goncourables, ou susceptibles d’obtenir le Renaudot, l’autre grand prix de l’automne. S’il a des préférences, Pivot en dit le moins possible. Il sait que s’il parle, même sous le sceau du secret, il risque de se retrouver tel le roi du conte d’Andersen : nu, CAD habillé pour l’hiver. Intarissable lorsqu’il s’agit du passé (les coffrets DVD d’ « Apostrophes », qui se vendent comme des petits pains), Pivot semble moins disert concernant le présent, c’est- à–dire lui, aujourd’hui, et le Goncourt, demain. Vous aurez beau visiter son appartement- et filmer, sur le palier, la reproduction du décor d’ « Apostrophes », ou interroger le maître de maison concernant François Busnel et sa « Grande Librairie » (diffusée désormais le mercredi soir en prime, reprise le 7 septembre) –vous n’aurez que des éloges, car Pivot est bon camarade, on s’en doutait .Si vous poursuivez l’interrogatoire, attendez-vous à ce que vous attendiez. Le roman étranger qu'il lit actuellement ? (aux essais, Pivot a toujours préféré la fiction).Le temps qu’il a passé dans sa maison de campagne cet été ? Les ouvrages qui alourdissaient son bagage, rendaient la canicule moins pesante? Ce qu’il a pensé de la coupe du monde (il a suivi la finale dans le Beaujolais) ? Sa réaction à la démission de Nicolas Hulot ? (comme son ex- compère d’ »Apostrophes », le toujours jeune Gilles Lapouge (« L’âne et l’abeille », Albin-Michel), Bernard Pivot a une passion pour les abeilles et se bat pour évoquer le déclin de la biodiversité. Pour en savoir un peu plus, vous pourrez caresser le matou dans le sens du poil, vous n’obtiendrez que des miettes. Concernant le foot, vous vous souviendrez cependant que Monique Dupuis -Pivot – mère des filles de Bernard Pivot, Agnès et Cécile- journaliste elle-aussi, a été une passionnée de foot avant que les femmes et les « beautiful people » ne s’emparent de ce sport. Défrayant la chronique, Monique Pivot publia un ouvrage sur la coupe du monde 1998. Après leur séparation, son mari note, avec gravité, qu’il a « tout »sacrifié à son métier. Bien des journalistes pourraient en dire autant. Pendant l’enfance de leurs filles, tel le chat noir dessiné par Sempé, l’animateur d’ « Apostrophes » devait se contenter devoir passer la vie par la fenêtre, car pour faire pétiller son « Apostrophes », il lisait« au moins dix heures par jour ». « Une vie monacale », précise-t-il, sans sourire. On imagine ce que dut être le quotidien des siens. Journaliste à « La Vie catholique », puis directrice du mensuel « Gault et Millau », Monique Pivot a rencontré le père de ses filles au « Centre de Formation des Journalistes ». (Je me souviens d’un dîner qu’organisa chez eux, avenue Niel, cette femme intelligente et bienveillante).Pas toujours avare de confidences, son mari élabora un entretien assez définitif avec l’historien Pierre Nora. « Je vais vous dire le secret tout bête de ce que certains ont appelé le « miracle d’ Apostrophes ». Je ne suis pas écrivain, j’ai du regret de ne pas l’être, mais de cette vieille blessure, profonde, camouflée, je n’ai tiré ni dépit, ni aigreur, mais une admiration (qui n’est pas pour autant béate) et une curiosité pour toute personne qui a convaincu Gallimard, Fayard, Actes Sud ou Bernard Barrault d’imprimer son nom à côté du leur, sur une couverture.(« Le métier de lire », par Bernard Pivot, réponses à Pierre Nora/ « Le Débat »et Folio).« Le plus dur dans la presse, coco, c’est de durer », rappelait Pierre Lazareff, le –mythique- patron de France-Soir aux jeunots grisés par leur propre gloire, en un temps si reculé que seuls s ‘en souviennent les diplodocus de la presse. Non seulement Pivot dura -et dure toujours- mais, changeant de medium, de braquet, passant de l’écrit aux écrans, et inversement, il inventa les « dicos d’or » qui devinrent « la dictée de Pivot », révélant aux Français leur passion pour l’orthographe. L’enfant dévoreur de livres des boutiques obscures est devenu l’icône des lettres. Un « trésor vivant », disent les japonais. Un créateur qui, dans son domaine, enrichit le patrimoine immatériel de son pays. Coopté en 2004 par le jury Goncourt, Pivot se voit proposer en 2014 de succéder à Edmonde Charles-Roux à la présidence du prix. Prix Goncourt 1966 avec son roman « Oublier Palerme », l’épouse de Gaston Deferre présida l’académie de 2002 à 2014, succédant à François Nourissier (« La crève », « A défaut de génie »/ Gallimard/Folio).Lors d’un déjeuner chez Drouant, à Paris, où les Goncourt ont leur couvert chaque premier mardi du mois, la bonne dame de Marseille annonça qu’elle souhaitait prendre sa retraite. Sa proposition d’installer Bernard Pivot dans son fauteuil fut saluée par une salve d’applaudissements. « Même dans mes rêves, je n’avais jamais imaginé devenir le président de l’académie Goncourt », déclara l’intéressé« En outre, poursuit Bernard Pivot, « Edmonde avait choisi un non- écrivain pour présider cette noble assemblée ». Un « non –écrivain » qui publie beaucoup de livres. Edmonde, chassée du mensuel « Vogue »- elle avait osé afficher en couverture un mannequin noir (!)- fut (entre parenthèses) ma bonne fée. Elle me reçut Place Beauvau (que dirigeait donc son mari), ravie de jouer un tour à son ex- employeur en m’aidant à lancer un magazine qui devait concurrencer « Vogue ». « Tenez, me dit-elle, en me tendant un bout de papier sur lequel était griffonné un numéro de téléphone. « Appelez Robert de ma part. Tout le monde l’a oublié et ses fins de mois sont difficiles. Robert et vous ferez un bon team».Ce fut ainsi que l’un des photographes du siècle, Robert Doisneau en personne, fonda le magazine « Femme » à mes côtés.

J’avais rencontré Pivot sur le plateau d’ « Apostrophes ». Auteure Grasset débutante et débarquant dans l’arène- ô combien désirable -de cette émission qui faisait et défaisait les auteurs (ceux qui en étaient, ceux qui n’y étaient pas), je me souviens d’un brun très humain, de son costume beige de bonne coupe, et de mocassins de cuir marron impeccablement cirés, qui semblaient aussi brillants et souples que leur propriétaire. Pivot en personne. Pas celui que je contemplais avec mon compagnon chaque vendredi soir, après le générique, mais ce brun en chair et en os dont les mocassins crissaient dans la vraie vie, et qui était –bizarrement- assis à cinq centimètres de moi. J’avais vu les vitrines envahies par les « livres de Pivot ». Chaque semaine, se reproduisait le même phénomène. Les « livres d’Apostrophes » avaient une sorte de monopole chez tous les libraires de France. Je me souviens de ce brun, si important, qui, dans la fournaise ambiante, le « Roi- Lire » en personne, m’interrogeait d’une voix douce. « Parce que selon –vous, l’amour n’existe pas ? », me demandait-il d’un air stupéfait, et je baissais les yeux comme dans une sorte de rêve car à force de trac, j’oubliais tout . Même sa question, ou le chagrin qu’elle impliquait, c’est –à- dire mes intentions, ces nuits blanches à écrire. Il y avait ce visage tout près du mien, mon livre qu’il tenait fort, avec des marque- pages, et cet homme si important pour ce livre qui était le premier, ou presque, exprimait une telle surprise, un tel étonnement, dans la douceur, évidemment, que j’ai répondu sans ciller : « Non, l’amour n’existe pas.» Il y eut un tel silence à cet instant que j’ai pensé avoir mal répondu, du moins à côté de la plaque. Ma réponse devait être sans doute surprenante, voire décevante, mais c’était la raison pour laquelle j’avais écrit ce roman, ce pourquoi j’avais aimé Sagan tout de suite, car elle pensait la même chose. « L’amour ? Une illusion. Trois ans tout au plus, Minou », m’avait-elle dit la première fois, dans sa chambre qui donnait rue des Artistes. Pivot lui, je le sentais à son air de curiosité, croyait en l’éternité de ce que Barthes eut le génie d’appeler « Le Petit Dieu », quand l’Autre devient notre « Petit Dieu ».Pivot respectait mon athéisme sentimental, mais cela n’atteindrait pas sa foi.Je me souviens de cet homme brun, si important, qui dans la fournaise ambiante des plateaux, m’interrogeait d’une voix douce. Mon attachée de presse, l’irremplaçable et jamais égalée Claude Dalla- Torre -« La rue des Saints Pères sans elle, c'est la Suisse sans neige », soupire Gilles Martin -Chauffier, rédacteur -en- chef de Match et romancier (il publie chez Grasset « L'ère des suspects », thriller littéraire qui lui permet de dénoncer les points de rupture de notre société. Un roman « goncourable », lui aussi). Celle que Pierre Combescot –romancier et prix Goncourt- avait surnommée « La Grande Dalla « CAD Claude Dalla- Torre, donc, avait eu beau me répéter « Sois- toi même, ne t’en fais pas, écoute et réponds », je n’étais que cette petite chose qu’on pouvait écraser au passage avec ce premier texte, et j’étais terrorisée. L’auteur invité par Pivot savait qu’il jouait en dix minutes plus que son livre, ce texte qu’il avait travaillé dans l’ombre, la solitude, le silence, au lieu de sortir, de se nourrir, de dormir, d’ aimer, de vivre enfin. Mais Pivot connaissait ce secret de fabrication. Lui -même sacrifiait sa famille, sa vie, à ses invités, mais personne ne le savait, sauf lui. J’entendais crisser ses chaussures chaque fois que l’animateur d’ « Apostrophes » croisait et décroisait les jambes, sous la lueur des projecteurs. Ce fut ainsi, les yeux baissés, que je ressentis la douceur et l’approbation muette de l’ogre dévoreur de réputations, celui qui avait droit de vie ou de mort sur moi, puisqu’un auteur digne de ce nom fait passer la littérature avant sa vie ; cet homme élégant, souple et crissant doucement, assis, bizarrement, à deux pas, me contemplait avec bienveillance, et un brin d’étonnement, tandis que l’interviewer le plus influent de France- du moins pour ceux qui se souciaient de littérature-, agitait ces lunettes à montures dorées, que mon interlocuteur ne cessait de mettre et d’enlever en lisant des passages de mon roman. On était comme sonné lorsqu’on arrivait sur le plateau d’ »Apostrophes » ; comme pétrifié, quand tout le monde, avant l’émission, se baladait sur le plateau avec ce petit air goguenard de ceux qui sont chez eux: les assistants de production, les photographes, les preneurs de son. Seul l’écrivain avait l’air perdu, fatalement un peu gauche, pas du tout droit dans ses bottes, et comme tous les auteurs qui avaient la chance d’avoir été convoqués par Pivot, je tremblais, tant il est difficile pour un romancier de parler un tant soit peu clairement de ses intentions ; ce pourquoi le grand critique est celui qui les a comprises en vous lisant. Et c’était le cas de Pivot. Mais bien sûr, fine mouche, ayant saisi avant la troisième pageces intentions qui étaient les vôtres, le ressort de votre fiction, les mécanismes les plus complexes et secrets de votre psyché, simplement, sans en faire un plat, comme il était et est toujours ce meilleur journaliste de France, Pivot mijotait sa question, sachant le bruit qu’elle allait faire en tombant, et le remue- ménage que cette question provoquerait dans vos méninges, vous dénudant complètement. « Avant, les écrivains devaient être bons à l’écrit, aujourd’hui, ils doivent aussi briller à l’oral (Bernard Frank, sorte de Saint-Simon moderne, révélé au grand public par Bernard Pivot lors de la parution de « Solde » / Flammarion et J’ai Lu).

De l’eau a coulé sous les ponts, et bien des années plus tard, (« La mémoire n’en fait qu’à sa tête » Bernard Pivot /Albin Michel), si vous voulez savoir ce que pense le patron du Goncourt d’Emmanuel Macron, Pivot vous renvoie aux tweets qu’il adresse chaque matin à son presque million de followers. Le patron du Goncourt rappelle qu’il ne faut pas « prendre ses tweets au sérieux ».Et ajoute : « Je me moque aussi de la gauche » (« Les tweets sont des chats » /Bernard Pivot/Albin- Michel).C’est sur son compte « twitter » que Pivot annonça la parution du livre de sa fille cadette, Cécile, intitulé « Comme d’habitude ».Mère d’un enfant autiste, Cécile Pivot, y révèle une force de caractère exemplaire, loin des clichés. « J’aurais été très malheureuse si je n’avais pu continuer à travailler. J’aime Antoine, mais il faut que j’aie ma vie à moi ».Journaliste indépendante, passée, elle aussi, par la case CFJ, Cécile Pivotest bénévole au « Papotin », dont les collaborateurs sont tous, tel Antoine, 22 ans, le petit- fils de Bernard Pivot, autistes.

Dans un ouvrage co-écrit avec Cécile, et publié chez Flammarion au printemps dernier, le brun au costume beige, devenu le littéraire le plus célèbre de France, fait le bilan de la maison Pivot, tout en nous donnant ses trucs et recettes de lecteur professionnel.

Cécile Pivot évoque en contrepoint ce qu’est la lecture de l'amateur. De la tendresse circule entre le père et la fille. Cécile Pivot nous dit simplement ce qu’elle est. Pas seulement cette mère éprouvée par l’amour qu’elle porte à son enfant, pas tout à fait comme les autres. Mais aussi cette lectrice passionnée, semblable à tous ceux qui ont des enfants, un métier, une vie remplie, et qui trouvent « cependant du temps pour s’abstraire de la vie, initiant ce dialogue entre "soi et soi" qu'est la lecture ».(« Lire » par Cécile et Bernard Pivot/ Flammarion 2018)

« Quand on vieillit on sacrifie tout au plaisir », affirmait récemment le Roi-Lire, qui perdit en janvier dernier son ami, Jean-Claude Lattès (éditeur et écrivain, dénicheur de talents, qui publia, entre autres succès aux éditions Lattès :« Un sac de billes » de Joseph Joffo, et « Louisiane » de Maurice Denuzière). Jean-Claude Lattès vendit sa maison d’édition, et devint le patron du Livre chez Hachette, puis se retira sur ses terres de Provence pour cultiver son jardin (sa vigne) et pour écrire, entre autres textes, une biographie érudite d’un roi de l’antiquité qui lui semblait son frère par le tempérament, Agrippa. Hédoniste et savant, d’une courtoisie et bonté exceptionnelles, le gentilhomme Lattès dispensait un bonheur de vivre si communicatif, un humanisme tel, que Bernard Pivot se retrouve forcément plus seul depuis sa disparition. » Mon vieux copain est parti. Chagrin dans le dur », déclara-t- il sobrement.

« Vieillir, c’est chiant », écrivit-il. Entre autres parce qu’on perd ceux que l’on a chéris. Reste Dieu merci, et qui ne meurt jamais, la littérature. Celle de Bernard Pivot devient de plus en plus moderne, mordante, avec cette liberté, ce ton qui sont l’apanage de ceux qui ont de la bouteille, mais ne seront jamais vieux. Mais les médiocres ne comprennent pas.

J’ai lu dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard. Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables. Sans m’en rendre compte, j ‘étais entré dans l’apartheid de l’âge. Le plus terrible est venu des dédicaces des écrivains, surtout des débutants. « Avec respect ». « En hommage respectueux ». « Avec mes sentiments très respectueux ». Les salauds ! Ils croyaient probablement me faire plaisir en décapuchonnant leur stylo plein de respect ? Les cons ! ».

Magnifique. Serait-ce un avant-goût de la « Vie désinvolte », que Pivot écrit en douce ? Un roman dont le narrateur devient de plus en plus libre, grâce à son trésor ? Cette passion pour la littérature qui l’animait enfant, et le tient toujours ? L’éternelle jeunesse des forts. Qui pourrait réussir ce qu’accomplit Bernard Pivot pour le Goncourt et la littérature ? Un jour (ce n’est pas demain, car l’auteur a trop à faire)-, « La vie désinvolte » sera un très bon livre. Son Goncourt ?

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